Le potentiel contentieux de la QPC (Julien Bonnet) [LA2]

12/12/2023

Le potentiel contentieux de la QPC

Julien Bonnet, professeur à l’Université de Montpellier, président de l’AFDC

Julien Bonnet, professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP,
président de l’Association française de droit constitutionnel

Le destin de la QPC repose principalement sur les avocats. Faute pour le juge du filtrage de pouvoir relever d'office la QPC ou de soulever de nouveaux griefs, l'avocat endosse la responsabilité de penser à la formuler et d'invoquer les griefs pertinents.

Sous-exploitation. Or, la culture constitutionnelle ne s'est pas totalement diffusée : au-delà de cabinets ayant développé une compétence particulière en la matière, l'écrasante majorité des avocats ne tentent ni n'envisagent de déposer une QPC. Le coût économique, l'aléa contentieux avec un taux d'échec important, la complexité du mécanisme de double filtrage, l'effectivité incertaine des décisions d'abrogation, expliquent en partie le fait que la QPC ne soit pas encore devenue un outil contentieux couramment envisagé, malgré les efforts de pédagogie de la part du Conseil constitutionnel, du Conseil national des barreaux et des Universités.

À l'évidence, la QPC ne tourne pas à plein régime et demeure sous-exploitée. Le nombre de QPC déposées devant les juridictions de certains ressorts est relativement bas et concentré sur une partie seulement des matières juridiques1. En outre, la comparaison statistique avec l'usage de mécanismes proches en droit comparé est riche d'enseignements. Par exemple, en Belgique où la population est six fois moins importante qu'en France et devrait susciter moins d'activité contentieuse, la Cour constitutionnelle a rendu, en 2022, 148 arrêts sur question préjudicielle2, quand le Conseil constitutionnel rendait, sur la même année, 67 décisions QPC. Par ailleurs, les analyses de terrain auprès des avocats, dans le cadre de formations dispensées dans plusieurs barreaux, ainsi que la consultation des programmes de formation continue des écoles d'avocats, permettent de tirer trois enseignements principaux qui prolongent une recherche menée en 20203: les formations proposées sont rares4 et le nombre d'avocats présents demeure relatif; alors que le volume global d'affaires en droit privé est globalement plus important qu'en droit public, les avocats en droit public sont généralement plus sensibles à l'intérêt de la QPC ; les avocats rencontrés confessent ne pas avoir intégré la QPC à leur routine professionnelle et ne sont tout simplement pas informés de la diversité et la richesse des effets contentieux possibles liés au dépôt d'une QPC.

Perspectives contentieuses. Bien que regrettables, ces constats ne doivent pas être compris comme une critique à l'adresse des avocats lancée du haut d'une tour d'ivoire universitaire ! Bien au contraire. Nul n'ignore que les avocats doivent affronter des contraintes importantes pesant sur leur activité : intégrer des aspects administratifs de plus en plus lourds, gérer l'urgence des délais, prospecter pour de nouveaux clients, investir la communication sur Internet et les réseaux, sans compter la mise à jour d'un droit positif foisonnant au regard des textes et des jurisprudences qui alimentent quotidiennement les domaines de spécialité. Pas de mise à l'index ou de jugement de valeur donc, simplement une démarche compréhensive et constructive qui consiste à tenter d'informer de l'intérêt pour les avocats de se saisir d'un instrument récent, correspondant à une culture juridique spécifique et dont les effets contentieux sont plus riches que la simple apparence laissée par la consultation des décisions de non-conformité prononcées par le Conseil constitutionnel. Ni inutile, ni solution miracle, la QPC est un élément indispensable de la boîte à outils contentieux de l'avocat qu'il est important de maîtriser. Pour s'en convaincre, il suffit de mettre en lumière certains aspects méconnus, mais stratégiquement utiles comme la transversalité des droits et libertés constitutionnels permettant d'invoquer des QPC dans toutes les matières (1), la possibilité d'invoquer de manière objective des griefs détachés du cas d'espèce (2), l'exploitation des décisions de non-renvoi comme moyens d'obtenir une interprétation inédite de la loi (3), ou les apports et plus-values des décisions du Conseil constitutionnel (4).

1) La transversalité des droits et libertés constitutionnels

Il est erroné de croire que certaines matières échappent à la possibilité de déposer une QPC. La plupart des droits et libertés ne connaissent aucune frontière de code ou de découpage disciplinaire, ils traversent le droit et s'implémentent dans les différentes législations. Par exemple, le principe d'égalité devant la loi, l'incompétence négative, les droits procéduraux et les garanties en matière de sécurité juridique découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789, sont applicables à toutes les branches du droit. De même, en présence d'une sanction punitive, quelle que soit la nature de la mesure ou l'autorité qui la prononce, le Conseil constitutionnel applique les garanties qui découlent de l'article 8 de la DDHC à toutes les branches du droit et rehausse le niveau d'exigence des garanties procédurales. Il est vrai que certains droits et libertés sont spécifiques à un champ précis, à l'image des droits syndicaux ou de la liberté du mariage, mais ce sont là des exceptions. Même en absence de fondement spécifique à une matière donnée, les droits et libertés constitutionnels demeurent utilement invocables. Par exemple, en droit de la concurrence, l'absence de consécration d'une liberté constitutionnelle de la concurrence est compensée par la possibilité d'invoquer, notamment, le principe d'égalité, la liberté d'entreprendre, l'incompétence négative, les garanties en matière de sécurité juridique et la possibilité d'agir sur les sanctions prononcées (article 8 DDHC) ou la procédure applicable (article 16 DDHC).

2) L'exploitation du caractère objectif du contentieux QPC

La QPC est un contentieux objectif permettant, à partir d'un litige donné, de déclencher un procès global et abstrait de la disposition législative applicable au litige. En conséquence, devant les juges du filtrage comme devant le Conseil constitutionnel, l'avocat peut tout à fait invoquer la violation de droits et libertés constitutionnels dont le justiciable n'est pas victime ou même titulaire. Les illustrations sont innombrables et imposent un réflexe différent de la culture classique du procès et de l'intérêt à agir envisagés sous un angle subjectif. Ainsi, en QPC, une personne morale de droit privé est recevable à invoquer la violation de la liberté personnelle et la protection de la santé pour contester l'interdiction pour la femme de conserver le sang de cordon ombilical5. Saisi récemment de textes organisant la récupération ou la cession des métaux issus de la crémation des cercueils, le Conseil d'État admet qu'une société privée faisant commerce du métal puisse contester la loi sur le fondement du droit de propriété et de la dignité de la personne humaine du défunt6. La consécration récente du droit constitutionnel des générations futures7 confirme la redéfinition de la titularité des droits et libertés et devrait donner lieu à plusieurs dépôts de QPC en matière environnementale. Afin d'optimiser les chances de succès de la QPC, l'avocat ne doit donc pas seulement traduire en griefs constitutionnels les intérêts subjectifs de son client, il peut également exploiter les applications passées et à venir de la disposition législative applicable au litige, dans toutes ses configurations normatives, et invoquer la violation de droits et libertés constitutionnels qui en découlent.

3) Solliciter rapidement le Conseil d'État ou la Cour de cassation

À défaut d'obtenir un renvoi devant le Conseil constitutionnel, déposer une QPC peut tout de même s'avérer utile lorsque le Conseil d'État et la Cour de cassation motivent la décision de non-renvoi en fournissant des précisions inédites sur la portée de la loi. Dotée d'une autorité jurisprudentielle pleine et entière, la décision de non-renvoi permet à l'avocat de solliciter, directement et sous 3 mois, le Conseil d'État ou la Cour de cassation afin qu'ils se prononcent pour la première fois sur une disposition législative8, qu'ils confirment ou non la jurisprudence antérieure voire qu'ils paralysent la tentative pour les autorités d'application de développer une certaine interprétation de la loi. Le tout sous la pression d'une demande de renvoi au Conseil constitutionnel. Ainsi, en estimant qu'il n'existe pas de jurisprudence permettant d'appliquer le délit de recel à certains agissements, une décision de non-renvoi de la chambre criminelle neutralise l'application qu'un parquet souhaitait faire de la loi pénale9. De même, plusieurs revirements de jurisprudence ont été obtenus grâce au dépôt d'une QPC, spécialement devant la Cour de cassation10.

Les résultats en la matière sont donc réels et, bien qu'on puisse regretter que certaines questions ne remontent pas jusqu'au Conseil constitutionnel et que le juge du filtrage dépasse parfois les limites de son office, l'intérêt du justiciable peut être défendu efficacement par ce type de non-renvoi grâce à l'interprétation favorable des normes susceptible d'en découler. Un tel usage stratégique de la QPC illustre la richesse contentieuse et la diversité des effets possibles que l'avocat peut espérer obtenir.

4) Les apports et plus-values de la décision QPC du Conseil constitutionnel

Devant le Conseil constitutionnel, l'avocat pourra obtenir l'abrogation immédiate ou différée de la loi, ainsi qu'une réserve d'interprétation. Au moment du renvoi de la QPC par le Conseil d'État ou la Cour de cassation, l'avocat peut également conseiller à son client d'intervenir directement devant le Conseil constitutionnel afin d'enrichir les débats d'une nouvelle perspective. Sans revenir sur ces aspects ou sur la difficulté bien connue de l'effectivité relative de certaines décisions de non-conformité, trois points méritent une mise en lumière particulière.

Premier point, en cas d'abrogation différée, le Conseil constitutionnel peut neutraliser immédiatement la violation de la Constitution en produisant une norme transitoire. Cette norme transitoire s'impose aux autorités d'application de la loi et permet, jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi nouvelle ou la prise d'effet de l'abrogation, de préserver l'effectivité des droits et libertés constitutionnels dont la violation est constatée. Face à une disposition dont l'abrogation immédiate n'est pas envisageable en raison du risque de vide juridique, l'avocat ne doit donc pas s'autolimiter dans le maniement de la QPC11, par crainte d'un défaut d'effectivité au fond, la technique de la norme transitoire peut lui permettre d'obtenir gain de cause dans le litige principal à l'origine de la QPC, même en cas d'abrogation différée.

Deuxième point, la responsabilité du fait des lois déclarées contraires à la Constitution semble au point mort, depuis sa consécration en 2019 par le Conseil d'État et sa reprise par le Conseil constitutionnel12. Certes les conditions d'engagement de cette responsabilité sont restrictives, mais il semble que les juridictions administratives n'aient pas été sérieusement saisies sur ce fondement qui demeure donc largement inexploité.

Troisième point, contrairement à une idée reçue, les normes internationales et européennes invocables dans le cadre du contrôle de conventionnalité des lois ne sont pas matériellement identiques aux droits et libertés constitutionnels invocables en QPC. C'est régulièrement le cas, mais les traités comme la Constitution comportent aussi une part inévitable de spécificité. Dès lors, l'utilité d'invoquer une QPC ne se dissout pas au contact du contrôle de conventionnalité, en raison de la plus-value constitutionnelle en matière de droits et libertés, qui se manifeste soit par la présence de fondements sans équivalents d'effet direct au niveau international ou européen (libre administration des collectivités territoriales, la plupart des exigences de la charte de l'environnement, la liberté de mettre fin aux liens du mariage…), soit par un niveau d'exigence plus important de la part du Conseil constitutionnel à l'image du principe d'égalité devant les charges publiques,des droits procéduraux13, ou du droit de propriété14.

Le potentiel inexploité de la QPC n'est pas une fatalité. Malgré des contraintes et des limites, car il ne s'agit évidemment pas d'une solution miracle, la QPC est devenue au fil du temps un outil contentieux offrant une diversité stratégique ainsi que des gains significatifs et spécifiques. Grâce au développement de la formation et la diffusion d'informations pratiques et adaptées, les avocats devraient à n'en pas douter intégrer davantage cet outil à leur pratique professionnelle. L'enjeu est de taille pour la défense des intérêts de leurs clients et, plus largement, pour l'effectivité des droits et libertés constitutionnels au sein de notre État de droit.


1 Cf. bilans statistiques disponibles sur https://qpc360.conseil-constitutionnel.fr/statistiques-sur-qpc

2 Rapport 2022 de la Cour constitutionnelle, disponible sur https://www.const-court.be/public/jvra/f/jvra-2022f.pdf, voir notamment p.

3 M. Disant et alii, "La QPC en actions. Usages et stratégies des avocats", Titre VII, 2020, Hors-série, p. 131.

4 Fin novembre 2023, la consultation en ligne de l'ensemble des programmes de formation continue des écoles d'avocats faisait état de seulement…deux formations sur la QPC proposées dans les prochains mois.

5 CC, n° 2012-249 QPC du 16 mai 2012, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2012/2012249QPC.htm

6 CE, 11 octobre 2023, n°472830.

7 CC, n° n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023 Association Meuse nature environnement et autres [Stockage en couche géologique profonde des déchets radioactifs], https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2023/20231066QPC.htm

8 Cf. par ex. CE, 27 juin 2018, n°419595.

9 Sur cet usage préventif de la QPC, cf. Cass., crim., 8 mars 2022, n°90.045.

10 Cf. notamment Cass. com., 5 sept. 2013, nº 13-40034 ; Cass. 2e civ. 10 juill. 2014, nº 13-25985 ; Cass. crim., 26 juin 2018, nº 18-83801 ; Cass. 2e civ., 25 juin 2020, nº 19-23219.

11 De même que les magistrats chargés de filtrer la question ne doivent pas craindre d'être à l'origine d'un vide juridique ou d'une situation législative problématique.

12 CE, Ass., 23 décembre 2019, n° 425981, 425983, 428162 ; CC, n° 2019-828/829 QPC du 28 février 2020, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2019828_829QPC.htm

13 CC, 23 juill. 2010, nº 2010-15/23 QPC, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2010/201015_23QPC.htm Comp. Cass. crim. 23 nov. 1999, nº 99-80794 ; CEDH, 3 déc. 2002, nº 48221/99, Berger c/ France.

14 CC, 22 sept. 2010, nº 2010-33 QPC, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2010/201033QPC.htm Comp. CE, 11 févr. 2004, nº 211510, Schiocchet.

Mis à jour le 10/01/2024