Conseil constitutionnel

Décision n° 2024-1089 QPC du 17 mai 2024

17/05/2024

Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire

( vidéo de l'audience du 7 mai 2024 )

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 19 février 2024 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 313 du 13 février 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Christophe M. par Me Tom Bonnifay, avocat au barreau de Marseille. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1089 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
  • la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations en intervention présentées pour M. Eddy A. par Mes Emmanuel Mercinier-Pantalacci, avocat au barreau de Paris, et François Saint-Pierre, avocat au barreau de Lyon, enregistrées le 6 mars 2024 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 8 mars 2024 ;
  • les observations en intervention présentées pour M. Franck M. par Me Didier Girard, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
  • les secondes observations en intervention présentées pour M. Franck M. par Me Girard, enregistrées le 18 mars 2024 ;
  • les secondes observations en intervention présentées pour M. Eddy A. par Mes Mercinier-Pantalacci et Saint-Pierre, enregistrées le 22 mars 2024 ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Bonnifay, pour le requérant, Me Mercinier-Pantalacci, pour M. Eddy A., Me Rémi-Pierre Drai, avocat au barreau de Paris, pour M. Franck M., et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 7 mai 2024 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction issue de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Par dérogation aux articles 80-1 et 116 du code de procédure pénale, le juge d’instruction qui envisage de mettre en examen une personne pour le délit de diffamation ou d’injure procède conformément aux dispositions du présent article.
« Il informe la personne de son intention de la mettre en examen par lettre recommandée avec demande d’avis de réception en précisant chacun des faits qui lui sont reprochés ainsi que leur qualification juridique et en l’avisant de son droit de faire connaître des observations écrites dans un délai d’un mois. Sous réserve des dispositions du troisième alinéa, il peut aussi, par le même avis, interroger la personne par écrit afin de solliciter, dans le même délai, sa réponse à différentes questions écrites. En ce cas, la personne est informée qu’elle peut choisir de répondre auxdites questions directement en demandant à être entendue par le juge d’instruction.
« Le juge d’instruction ne peut instruire sur les preuves éventuelles de la vérité des faits diffamatoires, ni sur celles de la bonne foi en matière de diffamation, ni non plus instruire sur l’éventuelle excuse de provocation en matière d’injure.
« Lors de l’envoi de l’avis prévu au deuxième alinéa du présent article, la personne est informée de son droit de désigner un avocat. En ce cas, la procédure est mise à la disposition de l’avocat désigné durant les jours ouvrables, sous réserve des exigences du bon fonctionnement du cabinet d’instruction. Les avocats peuvent également se faire délivrer copie de tout ou partie des pièces et actes du dossier dans les conditions mentionnées à l’article 114 du code de procédure pénale.
« À l’issue d’un délai d’un mois à compter de la réception de l’avis mentionné au deuxième alinéa du présent article, le juge d’instruction peut procéder à la mise en examen en adressant à la personne et à son avocat une lettre recommandée avec demande d’avis de réception selon les modalités prévues aux deuxième et troisième alinéas de l’article 113-8 du code de procédure pénale. Il informe à cette occasion la personne que, si elle demande à être entendue par le juge d’instruction, celui-ci est tenu de procéder à son interrogatoire ».

 

2. Le requérant, rejoint par l’une des parties intervenantes, reproche à ces dispositions de ne pas prévoir que la personne dont la mise en examen est envisagée par le juge d’instruction pour un délit de diffamation ou d’injure publiques est informée de son droit de se taire lorsque ce dernier l’avise, par lettre recommandée, qu’elle peut produire des observations ou qu’il l’invite à répondre à des questions écrites. Il en résulterait, selon eux, une méconnaissance des exigences de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « et en l’avisant de son droit de faire connaître des observations écrites dans un délai d’un mois » figurant à la première phrase du deuxième alinéa de l’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que sur la deuxième phrase de ce même alinéa.

4. M. Franck M. est fondé à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où son intervention porte sur ces mêmes mots. Il soutient également que les dispositions contestées méconnaîtraient les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Il estime en outre qu’elles méconnaîtraient les droits de la défense.

- Sur le fond :

5. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire.

6. L’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit les règles dérogatoires applicables à l’instruction des délits de diffamation ou d’injure. Il résulte de son deuxième alinéa que, lorsque le juge d’instruction a l’intention de mettre en examen une personne pour l’un de ces délits, il l’en informe par lettre recommandée avec demande d’avis de réception en précisant chacun des faits qui lui sont reprochés ainsi que leur qualification juridique.

7. Selon les dispositions contestées, le juge d’instruction avise également cette personne de son droit de faire connaître des observations écrites dans un délai d’un mois et peut, par le même avis, l’interroger afin de solliciter, dans le même délai, sa réponse à différentes questions écrites.

8. D’une part, lorsqu’il est saisi en matière de diffamation ou d’injure publiques, le juge d’instruction doit notamment établir l’imputabilité des propos à la personne pouvant être poursuivie et, si nécessaire, instruire sur leur tenue effective, sur leur caractère public ainsi que sur l’identité et l’adresse de cette personne. Pour procéder à sa mise en examen, il lui revient de s’assurer qu’il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi. Ainsi, l’office confié au juge d’instruction peut le conduire à porter une appréciation sur les faits retenus à titre de charges contre la personne dont il envisage la mise en examen.

9. D’autre part, lorsqu’elle est invitée à faire connaître ses observations ou à répondre à des questions, la personne dont la mise en examen est envisagée peut être amenée à reconnaître les faits qui lui sont reprochés. En outre, le fait même que le juge d’instruction l’invite à présenter des observations et, le cas échéant, à répondre à ses questions, peut être de nature à lui laisser croire qu’elle ne dispose pas du droit de se taire.

10. Or, les observations ou les réponses de la personne dont la mise en examen est envisagée sont susceptibles d’être portées à la connaissance de la juridiction de jugement.

11. Dès lors, en ne prévoyant pas que cette personne doit être informée de son droit de se taire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre grief, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :

12. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.

13. En l’espèce, d’une part, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de priver le juge d’instruction de la faculté de poser des questions écrites aux personnes dont la mise en examen est envisagée et ces dernières de la possibilité de lui faire connaître leurs observations et réponses. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er juin 2025 la date de l’abrogation de ces dispositions.

14. D’autre part, les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.

15. En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, le juge d’instruction, lorsqu’il informe la personne de son intention de la mettre en examen en application de l’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881, doit lui notifier son droit de se taire.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - Les mots « et en l’avisant de son droit de faire connaître des observations écrites dans un délai d’un mois » figurant à la première phrase du deuxième alinéa de l’article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, et la deuxième phrase de ce même alinéa, sont contraires à la Constitution.
 
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 13 à 15 de cette décision.
 
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 17 mai 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
 
Rendu public le 17 mai 2024.
 

ECLI : FR : CC : 2024 : 2024.1089.QPC

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