Tribunal judiciaire de Paris

Ordonnance du 11 janvier 2023 n° 22/03383

11/01/2023

Renvoi

Extrait des minutes du greffe du tribunal judiciaire de Paris TRIBUNAL JUDICIAIRE DE PARIS ■ 9ème chambre 2ème section N° RG 22/03383 N° Portalis 352J~W-B7G-CWNV G N°MINUTE: 2 dépôt d'une QPC le 16 Mars 2022

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT rendue le 11 Janvier 2023

DEMANDERESSES

Madame [A] [B] [Adresse 1] [Localité 2]

Madame [C] [D] née [B] [Adresse 3] [Localité 4]

représentées par Me Laure GENITEAU, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #R0210

DEFENDEURS

La Direction Générale des Finances Publiques, poursuites et diligences de la Direction Régionale des Finances Publiques d'Ile de France et du Département de Paris - Pôle Fiscal Parisien 1 - Pôle Juridictionnel Judiciaire 11/13 Rue de la Banque 75014 PARIS CEDEX 02 représentée par son Inspecteur

Monsieur [E] [F] [B] [Adresse 5] [Localité 4] représenté par Me Florence FANNI, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #C02l8

Copies délivrées le 11/01/2023

M. PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE près le tribunal judiciaire de Paris

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Monsieur PARASTATIDIS, Juge assisté de Clarisse GUILLAUME, Greffier

DEBATS

A l'audience du 7 décembre 2022, avis a été donné que l'ordonnance serait rendue le 11 Janvier 2023 par mise à disposition du greffe.

ORDONNANCE

rendue publiquement par mise à disposition contradictoire non susceptible de recours

FAITS ET PROCEDURE

M. [G] [B] est décédé le [Date décès 6] 2012 en laissant pour lui succéder Mme [H] [B], sa seconde épouse, M. [E] [B], son fils né de son union avec cette dernière, et Mmes [A] [B] et [C] [D], ses filles issues d'un premier lit.

Par un testament olographe rédigé le 30 juillet 1986, le défunt a institué Mme [H] [B] en qualité de légataire universelle et précisé qu'au cas où la réduction du legs serait demandée par les héritiers réservataires, il porterait alors sur la quotité disponible entre époux la plus large permise par la loi au choix de la légataire.

Des divergences sont apparues entre Mme [H] [B] et les deux filles du défunt concernant la composition de la masse successorale et sa valeur dont dépendaient la détermination de la quotité disponible et le quantum des indemnités de réduction dues par la légataire universelle aux trois enfants réservataires.

Mmes [A] [B] et [C] [D] n'ont pas déposé de déclaration de succession dans le délai de six mois prévu à l'article 641 du code général des impôts ni acquitté les droits de succession correspondants.

Contestant la déclaration de succession faisant état d'un actif net successoral de 15.719.846 euros déposée le 31 octobre 2013 par Mme [H] [B], elles ont fait assigner cette dernière et M. [E] [B] devant le tribunal de grande instance de Paris afin de faire valoir leurs droits à réserve.

Aux termes d'un protocole transactionnel intervenu le 25 janvier 2017, l'actif net successoral a été fixé à une valeur de 19.528.603 euros. Les indemnités de réduction dues par Mme [H] [B] aux héritiers réservataires ont été fixées aux sommes de 3.800.000 euros pour Mme [A] [B], 4.275.000 euros pour Mme [C] [D] et 4.882.000 euros pour M. [E] [B].

Le 31 janvier 2017, Mmes [A] [B] et [C] [D] se sont acquittées auprès de l'administration fiscale (ci-après l'administration) des droits de succession correspondant au montant de leurs indemnités de réduction respectives pour une somme totale de 2.978.538 euros. La déclaration de succession correspondante a été souscrite le 15 février 2017.

Mme [H] [B] et M. [E] [B] ont souscrit une déclaration de succession le 6 mars 2017 et M. [E] [B] a réglé les droits y afférents correspondant au montant de son indemnité de réduction pour un montant de 1.035.534 euros.

Le 4 avril 2017, l'administration a notifié à M. [E] [B] et Mmes [A] [B] et [C] [D] une proposition de rectification sur le fondement des dispositions combinées des articles 1840 E et 1709 du code général des impôts, portant sur les intérêts de retard et la majoration de 10 % sanctionnant le dépôt hors délai de la déclaration dé succession de leur père.

La somme de 1.144.138 euros était mise en recouvrement par avis en date du 16 août 2017.

Les réclamations formulées le 7 septembre 2017 pour Mmes [A] [B] et [C] [D], et le 28 septembre 2017 pour [E] [B], ont fait l'objet d'un rejet implicite de l'administration.

C'est dans ces conditions que par exploit d'huissier de justice du 4 mars 2019, M. [E] [B] a fait assigner l'administration devant le tribunal de grande instance de Paris afin d'obtenir le remboursement des droits de succession qu'il avait acquittés ou, à défaut, le dégrèvement des pénalités. Par exploit d'huissier de justice du 29 septembre 2021, il a également fait assigner Mmes [A] [B] et [C] [D] en intervention forcée afin de les voir, le cas échéant, condamnées à payer leur part des pénalités dans l'hypothèse où le tribunal ne ferait pas droit à ses demandes initiales.

Par conclusions du 15 mars 2021, Mmes [A] [B] et [C] [D] ont saisi le juge de la mise en état d'une demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité. Aux termes de leurs dernières écritures communiquées par voie électronique le 13 septembre 2022, aux visas des articles 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 dans sa rédaction actuellement en vigueur, 23-1 et suivants de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel, 126-1 et suivants du code de procédure civile, 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, 724 du code civil, 641 et 1701 du code général des impôts, elles demandent au juge de la mise en état de transmettre au Conseil constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité (ci--après QPC) suivante :

« Les dispositions de l'alinéa 1er de l'article 724 du code civil combinées à celles des articles 641 et 1701 du code général des impôts, en ce qu'elles imposent le règlement des droits de succession avant l’enregistrement de la déclaration de succession, soit dans un délai de six mois à compter du décès, et conduisent à ce qu'en présence d'un légataire universel cumulant cette qualîté avec celle d'héritier, les héritiers réservataires soient tenus de verser des droits de succession au titre de biens qui ne leur sont pas transmis et dont ils n'auraient pas reçu la contre valeur imposable indépendamment de leur volonté, méconnaissent-elles les dispositions de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 selon lesquelles chaque citoyen contribue aux charges publiques à raison de ses facultés ? ».

Au soutien de leur demande, elles exposent tout d'abord que les conditions de transmission de la QPC relatives à sa présentation dans un écrit distinct et motivé, à l'applicabilité des dispositions discutées au litige et à l'absence de déclaration antérieure de conformité de ces dernières à la Constitution. Elles soutiennent ensuite le caractère sérieux de la QPC en ce que depuis la réforme intervenue en matière de succession en 2006, laquelle a substitué au principe d'une réduction en nature des libéralités excédant la quotité disponible le principe d'une réduction en valeur, les dispositions du premier alinéa de l'article 724 du code civil, combinées avec les articles 641 et 1701 du code général des impôts, méconnaissent le principe de participation des citoyens aux dépenses publiques en fonction de "leurs facultés" édicté à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (ci-après la DDHC), dans la mesure où elles conduisent les héritiers réservataires, en présence d'un légataire universel qui est seul investi, dès le décès, de l'ensemble de l'actif successoral, à devoir verser des droits dans le délai fixe de six mois suivant le décès, alors même qu'ils ne disposent pas des facultés financières leur permettant de le faire, faute de tout droit sur les biens du défunt dont la propriété est transmise au légataire universel, à charge pour ce dernier d'indemniser selon son bon vouloir en valeur les héritiers réservataires qui, en cas de désaccord, sont alors tenus de saisir la justice sans maîtrise de la durée de la procédure. En réponse aux arguments de l'administration, elles répliquent qu'au-delà du caractère confiscatoire de l'imposition qu'elles n'invoquent pas, la présente QPC porte sur la conformité du dispositif légal discuté à l'article 13 de la DDHC s'agissant du moment auquel le contribuable dispose du revenu lui permettant d'acquitter l'impôt. Ensuite, elles relèvent que contrairement à ce que soutient l'administration, leur situation n'est.pas un cas exceptionnel, ce que démontre la jurisprudence de la Cour de cassation, mais est révélateur des difficultés posées pas ce dispositif. Enfin, elles exposent l'impossibilité qui était la leur de déposer une déclaration de succession provisoire et d'assortir son dépôt d'une demande de paiement fractionné qui les aurait conduites à devoir verser ensemble une somme annuelle de 300.000 euros pour conserver le bénéfice de l'échéancier, montant sans aucune mesure avec leur moyens financiers de l'époque, étant toutes deux à la retraite.

Aux termes de ses conclusions signifiées le 13juin 2022, l'administration demande au juge de la mise en état de dire qu'il n'y a pas lieu de transmettre à la Cour de cassation la QPC.

A l'appui de sa position, l'administration conteste le caractère sérieux de la QPC en faisant valoir tout d'abord que l'article 13 de la DDHC protège uniquement les contribuables contre une différence trop importante de traitement et, notamment, contre une imposition confiscatoire qui, en l'espèce, n'est pas démontrée, les requérantes ayant perçu une indemnité de réduction bien supérieure au montant des droits et pénalités réclamés. Elle soutient également que la situation des contribuables tient uniquement à un litige d'ordre privé qui a donné lieu à un blocage pendant une durée exceptionnelle, la réduction s'opérant la plupart du temps de manière amiable dans le délai permettant à l'héritier réservataire de régler les droits avant l'application de la majoration de 10 % prévue par l'article 1728 du code général des impôts dans le délai de treize mois qui court à cornpter du jour dù décès.

La présente affaire a été communiquée le 16 mars 2022 au ministère public qui a fait connaître le 28 mars 2022 son avis, daté du 21 mars 2022, aux termes duquel il indique s'en rapporter à la sagesse du tribunal.

Les parties ont été convoquées pour plaidoiries à l'audience du 7 décembre 2022.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution par les articles 724 du code civil et 641 et 1701 du code général des impôts

Le moyen tiré d'une question prioritaire de constitutionnalité est recevable en la forme pour avoir été présenté dans un écrit distinct et motivé conformément aux dispositions de l'article 126-2 du code de procédure civile.

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation

L'article 61-1 de la Constitution dispose que lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'état ou de la Cour de cassation, qui se prononce dans un délai déterminé.

L'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel précise que la juridiction saisie d'un tel moyen statue sans délai par décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation et qu'il est procédé à cette transmission si la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites, si elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances, et si la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l'espèce, il n'est pas contesté que les articles 724 du code civil et 641 et 1701 du code général des impôts sont applicables au présent litige et qu'ils n'ont pas été déclarés conformes à la Constitution.

En application des articles 724 et 912, dans leur rédaction actuelle issue de la loi du 23 juin 2006, et des articles 1004 et 1005 du code civil, en présence d'héritiers réservataires, le légataire universel qui est également héritier, réservataire ou non, est investi, dès le décès, de l'ensemble de l'actif successoral sans être contraint de demander la délivrance de son legs à ses cohéritiers. Il est seul propriétaire des biens du de cujus, dès lors que les héritiers ne peuvent plus exercer à son encontre d'action en réduction en nature. Les héritiers réservataires ne disposent plus d'aucun droit réel, même indivis, sur les biens du défunt qui ne leur ont pas été transmis. Ils deviennent uniquement créanciers d'une indemnité de réduction à l'égard du légataire universel à hauteur de la fraction du legs portant atteinte à leur réserve.

De plus, conformément aux articles 641 et 1701 du code général des impôts, les héritiers réservataires restent soumis à un délai de six mois pour souscrire la déclaration de succession et verser les droits de succession étant considérés, dès le décès, comme saisis de plein droit de la succession conformément aux dispositions de l'article 724 du code civil.

Nonobstant le caractère minoritaire, mais non exceptionnel, du cas exposé par Mmes [A] [B] et [C] [D] eux, la question posée par ces dernières n'est pas dépourvue de caractère sérieux en ce que l'application cumulée des articles 724 du code civil et 641 et 1701 du code général des impôts impose, sous peine de sanctions financières consistant en des pénalités et majorations, aux héritiers légaux d'enregistrer la déclaration de succession auprès des services fiscaux dans un délai de six mois à compter du décès et de verser les droits de succession avant l'exécution de l'enregistrement, c'est-à-dire à l'intérieur du délai précité, sur la base de biens qui ne leur sont pas transmis, dont ils peuvent ne pas connaître la valeur réelle, et sans prise en considération, à la date d'exigibilité de cet impôt, de leurs facultés financières réelles qui peuvent être disproportionnées au regard de l'impôt réclamé, en ce qu'elles dépendent du versement effectif de la réduction du legs par le légataire universel qui est leur débiteur et contre lequel, en cas de litige, ils peuvent être amenés à engager une action judiciaire dont la durée imprévisible excédera vraisemblablement les délais édictés en matière fiscale.

Il convient dès lors d'ordonner la transmission à la Cour de cassation aux fins d'examen de la conformité de ce dispositif législatif au principe de participation des citoyens aux dépenses publiques en fonction de « leurs facultés » édicté à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Sur les autres demandes des parties et'les dépens

En application des dispositions de l'article 23-3 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

En l'espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires ou conservatoires, ni que des points du litige soient immédiatement tranchés.

Il sera donc sursis à statuer sur l'ensemble des demandes des parties.

PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise en état, statuant publiquement par ordonnance mise à disposition au greffe, contradictoire et susceptible de recours dans les conditions de l'article 23-2 alinéa 3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel,

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante:

« Les dispositions de l’alinéa 1er de l'article 724 du code civil combinées à celles des articles 641 et 1701 du code général des impôts, en ce qu'elles imposent le règlement des droits de succession avant l'enregistrement de la déclaration de succession, soit dans un délai de six mois à compter du décès, et conduisent à ce qu'en présence d'un légataire universel cumulant cette qualité avec celle d'héritier, les héritiers réservataires soient tenus de verser des droits de succession au titre de biens qui ne leur sont pas transmis et dont ils n’auraient pas reçu la contre valeur imposable indépendamment de leur volonté, portent-elles atteinte aux droits et libertés garantis par les dispositions de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 selon lesquelles chaque citoyen contribue aux charges publiques à raison de ses facultés ?».

DIT que la présente ordonnance sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité ;

DIT que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties ;

DIT que l'affaire, enrôlée au fond sous le numéro de répertoire général 19/03348 sera rappelée à l’audience de mise en état du 6 septembre 2023 à 13 heures 30 si la question prioritaire de constitutionnalité est transmise au Conseil constitutionnel, ou à l'audience de mise en état du 17 mai 2023 à 13 heures 30 dans le cas contraire ;

Faite et rendue à Paris le 11 Janvier 2023 ·

Le Greffier Le Juge de la mise en état

Copie certifiée conforme à ia minute Le greffier