Conformité
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 11 mars 2022 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 387 du 8 mars 2022), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Lotfi H. par Me Raphaël Chiche, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-993 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 60-1 et 60-2 du code de procédure pénale, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le code de procédure pénale ;
– la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour le requérant par Me Bertrand Périer, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et Me Chiche, enregistrées le 30 mars 2022 ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
– les observations en intervention présentées pour M. Ibrahim K. par Mes Périer et Chiche, enregistrées le même jour ;
– les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Chiche, pour le requérant et la partie intervenante, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 10 mai 2022 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article 60-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Le procureur de la République ou l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de ce dernier, l’agent de police judiciaire peut, par tout moyen, requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des informations intéressant l’enquête, y compris celles issues d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives, de lui remettre ces informations, notamment sous forme numérique, le cas échéant selon des normes fixées par voie réglementaire, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l’obligation au secret professionnel. Lorsque les réquisitions concernent des personnes mentionnées aux articles 56-1 à 56-5, la remise des informations ne peut intervenir qu’avec leur accord.
« À l’exception des personnes mentionnées aux articles 56-1 à 56–5, le fait de s’abstenir de répondre à cette réquisition dans les meilleurs délais et s’il y a lieu selon les normes exigées est puni d’une amende de 3 750 euros.
« À peine de nullité, ne peuvent être versés au dossier les éléments obtenus par une réquisition prise en violation de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ».
2. L’article 60-2 du même code, dans sa rédaction résultant de la même loi, prévoit :
« Sur demande de l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de ce dernier, de l’agent de police judiciaire, intervenant par voie télématique ou informatique, les organismes publics ou les personnes morales de droit privé, à l’exception de ceux visés au deuxième alinéa du 3° du II de l’article 8 et au 2° de l’article 67 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, mettent à sa disposition les informations utiles à la manifestation de la vérité, à l’exception de celles protégées par un secret prévu par la loi, contenues dans le ou les systèmes informatiques ou traitements de données nominatives qu’ils administrent.
« L’officier de police judiciaire, ou, sous le contrôle de ce dernier, l’agent de police judiciaire intervenant sur réquisition du procureur de la République préalablement autorisé par ordonnance du juge des libertés et de la détention, peut requérir des opérateurs de télécommunications, et notamment de ceux mentionnés au 1 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, de prendre, sans délai, toutes mesures propres à assurer la préservation, pour une durée ne pouvant excéder un an, du contenu des informations consultées par les personnes utilisatrices des services fournis par les opérateurs.
« Les organismes ou personnes visés au présent article mettent à disposition les informations requises par voie télématique ou informatique dans les meilleurs délais.
« Le fait de refuser de répondre sans motif légitime à ces réquisitions est puni d’une amende de 3 750 euros.
« Un décret en Conseil d’État, pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, détermine les catégories d’organismes visés au premier alinéa ainsi que les modalités d’interrogation, de transmission et de traitement des informations requises ».
3. Le requérant, rejoint par la partie intervenante, reproche à ces dispositions de permettre au procureur de la République ou à l’officier de police judiciaire, dans le cadre d’une enquête de flagrance, de requérir la communication de données de connexion sans le contrôle préalable d’une juridiction indépendante. Il en résulterait une méconnaissance du droit au respect de la vie privée.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « , y compris celles issues d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives, » figurant à la première phrase du premier alinéa de l’article 60-1 du code de procédure pénale et sur les mots « contenues dans le ou les systèmes informatiques ou traitements de données nominatives qu’ils administrent » figurant au premier alinéa de l’article 60–2 du même code.
5. Aux termes de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». La liberté proclamée par cet article implique le droit au respect de la vie privée.
6. En vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques. Il lui incombe d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infraction et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée.
7. L’article 60-1 du code de procédure pénale permet au procureur de la République, à un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de ce dernier, à un agent de police judiciaire, dans le cadre d’une enquête de flagrance, de requérir par tout moyen des informations intéressant l’enquête détenues par toute personne publique ou privée, y compris celles issues d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l’obligation au secret professionnel.
8. L’article 60-2 du même code prévoit notamment que l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de ce dernier, l’agent de police judiciaire peut requérir d’un organisme public ou de certaines personnes morales de droit privé, par voie télématique ou informatique, la mise à disposition d’informations utiles à la manifestation de la vérité non protégées par un secret prévu par la loi, contenues dans un système informatique ou un traitement de données nominatives.
9. En permettant de requérir des informations issues d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives, les dispositions contestées de ces articles autorisent le procureur de la République ainsi que les officiers et agents de police judiciaire à se faire communiquer des données de connexion ou à y avoir accès.
10. Les données de connexion comportent notamment les données relatives à l’identification des personnes, à leur localisation et à leurs contacts téléphoniques et numériques ainsi qu’aux services de communication au public en ligne qu’elles consultent. Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l’objet, les données de connexion fournissent sur les personnes en cause ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée.
11. En premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions.
12. En deuxième lieu, d’une part, ces dispositions ne permettent les réquisitions de données que dans le cadre d’une enquête de police portant sur un crime flagrant ou un délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement. D’autre part, la durée de cette enquête est limitée à huit jours. Elle ne peut être prolongée, pour une nouvelle durée maximale de huit jours, sur décision du procureur de la République, que si l’enquête porte sur un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement égale ou supérieure à cinq ans et si les investigations ne peuvent être différées.
13. En dernier lieu, ces réquisitions ne peuvent intervenir qu’à l’initiative du procureur de la République, d’un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de ce dernier, d’un agent de police judiciaire. Ces officiers et agents étant placés sous la direction du procureur de la République, les réquisitions sont mises en œuvre sous le contrôle d’un magistrat de l’ordre judiciaire auquel il revient, en application de l’article 39–3 du code de procédure pénale, de contrôler la proportionnalité des actes d’investigation au regard de la nature et de la gravité des faits.
14. Dès lors, les dispositions contestées opèrent une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée.
15. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Les mots « , y compris celles issues d’un système informatique ou d’un traitement de données nominatives, » figurant à la première phrase du premier alinéa de l’article 60-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, et les mots « contenues dans le ou les systèmes informatiques ou traitements de données nominatives qu’ils administrent » figurant au premier alinéa de l’article 60–2 du même code, dans sa rédaction résultant de la même loi, sont conformes à la Constitution.
Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 19 mai 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et François SÉNERS.
Rendu public le 20 mai 2022.
Abstracts
4.5.12.1
Accès aux données de connexion
Dans le cadre d'une enquête de flagrance, les dispositions contestées autorisent le procureur de la République ainsi que les officiers et agents de police judiciaire à se faire communiquer des données de connexion ou à y avoir accès. Les données de connexion comportent notamment les données relatives à l'identification des personnes, à leur localisation et à leurs contacts téléphoniques et numériques ainsi qu'aux services de communication au public en ligne qu'elles consultent. Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l'objet, les données de connexion fournissent sur les personnes en cause ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée. En premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions. En deuxième lieu, d'une part, ces dispositions ne permettent les réquisitions de données que dans le cadre d'une enquête de police portant sur un crime flagrant ou un délit flagrant puni d'une peine d'emprisonnement. D'autre part, la durée de cette enquête est limitée à huit jours. Elle ne peut être prolongée, pour une nouvelle durée maximale de huit jours, sur décision du procureur de la République, que si l'enquête porte sur un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement égale ou supérieure à cinq ans et si les investigations ne peuvent être différées. En dernier lieu, ces réquisitions ne peuvent intervenir qu'à l'initiative du procureur de la République, d'un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de ce dernier, d'un agent de police judiciaire. Ces officiers et agents étant placés sous la direction du procureur de la République, les réquisitions sont mises en œuvre sous le contrôle d'un magistrat de l'ordre judiciaire auquel il revient, en application de l'article 39–3 du code de procédure pénale, de contrôler la proportionnalité des actes d'investigation au regard de la nature et de la gravité des faits. Dès lors, les dispositions contestées opèrent une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et le droit au respect de la vie privée.
2022-993 QPC, 20 mai 2022, paragr. 9 10 11 12 13 14
11.6.3.5.1
Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que la disposition renvoyée.
2022-993 QPC, 20 mai 2022, paragr. 4
Références doctrinales
- Richaud, Coralie, Données de connexion dans le cadre d'une enquête de flagrance : c'est donné !, La Gazette du Palais, 6 décembre 2022, n°40, p. 3.
- Botton, Antoine, Autorité de contrôle des réquisitions de données informatiques : suite et fin, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, octobre-décembre 2022, n°4, p. 895.
- Bonis, Evelyne, ENQUÊTE et INSTRUCTION. Réquisitions de données informatiques. Cons. const., déc. n° 2021-974 QPC du 25 févr. 2022, M. Youcef Z. ; Cons. const., déc. n° 2022- 993 QPC du 20 mai 2022, M. Lotfi H. ; Cons. const., déc. n° 2022-1000 QPC du 17 juin 2022, M. Ibrahim K. In : Chronique de droit pénal et de procédure pénale (janvier à juin 2022), Titre VII [En ligne], octobre 2022, n°9, p. 114-130.
- Collet, Philippe, La constitutionnalité sans éclat des réquisitions de données informatiques en enquête de flagrance, La Gazette du Palais, 19 juillet 2022, n°24, p. 16-18.
- Lebreton, Thomas, Constitutionnalité des réquisitions de métadonnées en flagrance, Actualité juridique. Pénal, juillet-août 2022, n°7-8, p. 379-380.
- Botton, Antoine, Pouvoirs du procureur de la République en matière de réquisitions de données informatiques. L'heure du dénouement, La Semaine juridique. Édition générale, 20 juin 2022, n°24, p. 3.