Vers l'émergence d'un droit processuel constitutionnel ?

11/12/2022

Responsable scientifique

Agnès ROBLOT-TROIZIER
Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ISJPS (UMR 8103) –Centre Sorbonne Constitutions & Libertés Déontologue de l’Assemblée nationale
Marie-Caroline ARRETO
Docteur en droit public et Post-doc à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), UMR 8103

Auteurs

Marie-Caroline ARRETO
Docteur en droit public et Post-doc à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), UMR 8103
Claire BLOQUET
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), UMR 8209
Anne-Charlène BEZZINA
Maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen, membre de l’Étude des systèmes juridiques (ESJ) et membre associé de l'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), UMR 8103
Anaïs DECHAMBRE
Docteur en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), UMR 8103
Théo DUCHARME
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Marine FLEURY
Maître de conférences en droit public à l’Université de Picardie Jules Verne, Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, épistémologie et sciences sociales (CURAPP-ESS), UMR 7319
Marie GREN
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), UMR 8103
Thibaud MULIER
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 10 Nanterre, membre du Centre de théorie et analyse du droit (CTAD), associé au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN) et au Centre de recherche en droit public (CRDP) et membre associé
Benjamin POUCHOUX
Doctorant et Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS), UMR 8103
Agnès ROBLOT-TROIZIER
Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ISJPS (UMR 8103) –Centre Sorbonne Constitutions & Libertés Déontologue de l’Assemblée nationale

L'équipe de recherche de l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris 1 a souhaité, dix ans après l'instauration de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), étudier l'émergence d'un « droit processuel constitutionnel ». Il s'agit d'interroger les règles procédurales applicables, en tant qu'elles s'intègrent dans le droit processuel global, entendu comme la comparaison et l'analyse des procédures des différentes branches du droit (civile, pénale et administrative). L'objectif est d'évaluer l'intelligibilité des règles de la procédure de la QPC pour ses acteurs et de mesurer, ainsi, l'accessibilité aux juges de la QPC. Cette étude entend, sous l'angle de la procédure, apprécier les effets de l'irruption de la QPC dans le paysage processuel français.

1. Problématique et objectifs de la recherche

La recherche a pour thème l'émergence d'un « droit processuel constitutionnel » au bout de dix ans de pratique de la QPC. Dès l'origine, le projet a privilégié une approche élargie de la QPC, comprenant le litige à l'occasion duquel est ou aurait pu être déposé un mémoire QPC jusqu'à la réception des décisions QPC rendues par les juridictions administratives et judiciaires comme par le Conseil constitutionnel.

L'hypothèse d'une telle émergence a été étudiée sous deux angles.

Le premier porte sur l'évaluation de l'intelligibilité de la procédure de la QPC auprès des acteurs intervenant dans celle-ci. Plus précisément, il s'est agi d'apprécier l'intelligibilité de la procédure de la QPC dans la mesure où elle prend sa place dans le « répertoire d'actions possibles » des justiciables et de leurs conseils. Est ainsi interrogée l'évaluation stratégique du dépôt d'un mémoire QPC à l'occasion d'un litige. Cette intelligibilité est également mesurée à travers le regard que les acteurs de la QPC -- requérants potentiels, conseils juridiques et juridictions -- portent sur cette procédure.

Le second angle est celui de l'accessibilité aux juges de la QPC en fonction des règles procédurales elles-mêmes, telles qu'elles sont interprétées et appliquées, mais également, dans une conception large de l'accessibilité, en envisageant la proximité entre les acteurs de la QPC et le juge constitutionnel. La mesure d'une telle accessibilité consiste d'abord à identifier les obstacles ou les freins procéduraux à l'accès aux juges de la QPC : juges administratif, judiciaire et Conseil constitutionnel. Elle porte ensuite sur la place reconnue aux acteurs du procès constitutionnel - les justiciables et leurs conseils, comme les institutions - dans le déroulement de celui-ci.

Pour garantir la « faisabilité » de la recherche, quatre domaines contentieux ont été retenus : l'environnement, les étrangers - l'accent étant mis sur les demandeurs d'asile -, les personnes incarcérées et l'économie. Ces choix s'expliquent certes par les centres d'intérêt des membres du laboratoire de recherche, mais surtout par l'intérêt de la comparaison de ces contentieux au regard de la disparité des justiciables (demandeurs d'asile, détenus, associations et entreprises), d'une relative uniformité des conseils (présence fréquente du Cabinet Spinosi & Sureau dans certains contentieux) et de l'objectif que chacun entend poursuivre en soulevant une QPC. Le contraste entre, d'un côté, la fragilité et les difficultés d'accès à la justice de certains de ces justiciables, tels que les étrangers et les personnes incarcérées, alors que la protection de leurs droits est pour eux une question centrale et, d'un autre côté, les stratégies contentieuses de certaines associations et entreprises méritait en effet d'être questionné. La mobilisation ou non de la QPC, par les uns et par les autres, semblait devoir être analysée.

Le choix a été fait de ne pas centrer l'étude sur une catégorie d'acteurs de la QPC, mais au contraire de les envisager tous car le succès ou non de la QPC repose précisément sur les relations entre les différents acteurs amenés à intervenir dans la procédure. Parmi ces acteurs, il y a bien sûr les justiciables, requérants comme défendeurs, et leurs conseils juridiques, mais il y a aussi les juridictions intervenant aux différents stades de la procédure, le Secrétariat général du Gouvernement et même le Parlement.

Plutôt que de partir de la jurisprudence, sur laquelle il existe déjà des analyses juridiques, la démarche a consisté à partir de ces différents acteurs afin de questionner la perception qu'ils ont de la procédure de la QPC et la manière dont ils la mobilisent. Ainsi, l'étude tend à mieux connaître les requérants et leurs conseils juridiques dans les quatre domaines contentieux retenus. Il s'agit d'identifier le « requérant-type » de la QPC dans chaque domaine et d'interroger l'existence d'un « avocat-type » de la QPC. La recherche tente également de mesurer l'intégration de la QPC dans leurs stratégies contentieuses et d'apprécier les objectifs poursuivis par le dépôt de QPC. Par ce biais, peut être évaluée leur perception de la procédure comme l'éventuelle instrumentalisation de celle-ci. L'étude s'intéresse en outre à la perception qu'ont les juges de la QPC. À cet égard, l'étude a cherché à déterminer si le dépôt d'un mémoire QPC à l'occasion d'un procès pouvait être perçu comme un moyen dilatoire ou comme un moyen parmi d'autres de protection des droits du justiciable. Enfin, le regard que portent les institutions ayant à tirer les conséquences des décisions QPC sur sa propre procédure et sur son intégration dans le paysage juridique français méritait d'être interrogé.

La place des justiciables dans la procédure, de leurs conseils, comme du Secrétariat général du Gouvernement, qui défend quasi systématiquement la constitutionnalité de la loi, et la procédure suivie devant les juges qui ont à connaître de la QPC, participent également de l'intelligibilité globale de la procédure de la QPC et de l'accessibilité aux juges de la QPC. Dans les quatre contentieux retenus, la recherche s'est donnée pour objectif de mesurer les possibles défauts de la procédure de la QPC au regard des attentes de ces différents acteurs du système juridictionnel.

2. Méthodologie de la recherche

Pour répondre à ces objectifs, une approche sociologique est apparue indispensable. La sociologie du droit permet en effet de soutenir l'analyse juridique pour évaluer la perception des règles de droit, en l'occurrence de la procédure de la QPC, et leurs mises en œuvre. Grâce à cette approche de sociologie juridique, il s'agit d'obtenir un retour d'expérience des justiciables qui ont ou qui sont susceptibles d'utiliser le moyen de droit qu'est la QPC.

La jurisprudence ne devait pas être négligée pour autant. L'interprétation des conditions de transmission ou de renvoi des QPC par les juridictions administratives et judiciaires, comme les effets des décisions du Conseil constitutionnel, déterminent une part de l'attrait de la QPC pour les justiciables.

Conformément à la démarche retenue, l'équipe est constituée de représentants de diverses disciplines. Composée essentiellement de juristes, l'équipe de recherche a pu bénéficier du concours de sociologues qui ont été sollicités, en amont, pour affiner la démarche et identifier les difficultés d'accès aux informations, puis, au cours de l'étude, pour aider à la réalisation de questionnaires et de guides d'entretien. Parmi les juristes, la plupart sont des « publicistes », même si des « privatistes » ont été sollicités ponctuellement. L'équipe compte des spécialistes des différentes disciplines qui constituent les axes de recherche retenus : spécialistes de droit de l'environnement, de droit des étrangers, spécialistes de la procédure contentieuse etc.

Après quelques réunions préparatoires qui ont permis de préciser la démarche et les axes de recherche, les travaux ont été menés le plus souvent en binômes permettant, dans la mesure du possible, un éclairage sociologique. Sept axes ont ainsi été identifiés : environnement, étrangers, détenus, contentieux économique (à l'exclusion du contentieux fiscal en raison de son caractère pléthorique), avocats, juridictions administratives et judiciaires, Conseil constitutionnel.

3. Supports de la recherche

Au sein de chaque axe, la recherche a eu pour objectif de combiner analyses de terrain et analyses juridiques.

Les analyses de terrain ont consisté soit à réaliser des entretiens avec des associations de défense d'intérêts collectifs ou avec des représentants d'institutions ayant à traiter de QPC, soit à envoyer des questionnaires à des professionnels susceptibles d'utiliser la QPC dans les domaines contentieux envisagés. L'équipe de recherche a pu bénéficier de l'aide d'acteurs de terrain permettant de cibler plus efficacement les destinataires de questionnaires ou de relayer leur envoi.

Au total et tout domaine confondu, huit entretiens ont été réalisés auprès d'associations (protection de l'environnement(1), défense des droits des étrangers(2), défense des droits des détenus(3)). Par ailleurs, neuf entretiens ont permis d'apprécier la perception que les acteurs privés ou institutionnels de la QPC pouvaient avoir de celle-ci(4) (avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, membres de la juridiction administrative, administrateurs parlementaires, représentant du Secrétariat général du Gouvernement(5), Secrétaire général du Conseil constitutionnel).

Ces enquêtes de terrain devaient être accompagnées de données quantitatives, recueillies à l'aide de questionnaires. Deux questionnaires ont ainsi fait l'objet d'une élaboration et d'une mise en ligne sur Google form : l'un à l'attention des acteurs en droit économique susceptibles d'utiliser la QPC (entreprises, associations professionnelles)(6), l'autre visant plus précisément les avocats à la Cour ou aux Conseils et sans précision de leur domaine de spécialisation(7). Ces questionnaires avaient pour ambition d'évaluer quantitativement l'appropriation de la QPC par ces acteurs. Malgré les différents canaux de diffusion, ces questionnaires ont toutefois peiné à faire l'objet de réponses, de sorte que les résultats obtenus sont peu représentatifs. Un approfondissement de la recherche grâce aux instruments existants peut être envisagé.

L'analyse juridique a consisté, à partir des décisions juridictionnelles portant sur une QPC - décisions de transmission ou de non-transmission et de renvoi ou de non-renvoi(8) -, à identifier la qualité des requérants et de leurs avocats(9). Cette démarche avait pour but d'apprécier trois aspects de la procédure de la QPC : certaines juridictions sont-elles plus enclines à transmettre la QPC à la juridiction suprême dont elle dépend ? Quels sont les griefs les plus récurrents par matière ? Quels sont généralement les motifs de la non-transmission ou du non-renvoi ? Il n'a toutefois pas été possible de disposer des données brutes, et notamment d'accéder aux décisions des juridictions judiciaires de première instance et d'appel. Seul un accès à la base de données de la Cour de cassation aurait permis d'identifier les décisions relatives aux QPC. La recherche s'est par conséquent concentrée, selon les domaines contentieux, sur les décisions de renvoi et de non-renvoi du Conseil d'État, disponibles dans la base de données Ariane qui a pu être consultée sur place. Pour affiner cette analyse juridique, les membres de l'équipe de recherche se sont en outre appuyés sur la doctrine à titre subsidiaire.

4. Conclusions de la recherche

La recherche menée pour mieux connaître les auteurs de la QPC et leurs attentes permet de formuler des conclusions tenant à la qualité des justiciables, à leurs stratégies contentieuses et à leur maîtrise du droit processuel constitutionnel.

La recherche a permis, tout d'abord, de mieux identifier les raisons susceptibles d'expliciter le choix fait par les justifiables et leurs conseils juridiques de ne pas mobiliser la QPC. Parmi ces raisons, sont fréquemment mentionnés le coût de la procédure, le risque d'échec et l'allongement de la procédure qu'elle implique. À cet égard, le constat fait par certains responsables d'associations est corroboré par les résultats obtenus par le questionnaire envoyé aux avocats, même si le faible taux de réponses à ce questionnaire ne permet pas de formuler des conclusions définitives(10). En effet, des renoncements à explorer la piste de la QPC, dans des contextes où elle aurait pu l'être, sont assez fréquemment rapportés : dans ce cas, les manques de temps et d'argent à accorder à cette procédure sont de loin les obstacles les plus fréquemment rapportés(11), le défaut d'effet utile de la procédure pour le cas d'espèce et la jurisprudence stricte du Conseil constitutionnel arrivant ensuite(12). De manière générale, il semble que le rapport coût-avantage de la procédure puisse fréquemment apparaître aux répondants comme défavorable(13). C'est d'autant plus le cas que les clients sont des personnes physiques aux moyens financiers limités, a fortiori s'ils bénéficient de l'aide juridictionnelle. Pour des personnes placées en situation de faiblesse, faisant appel à l'aide juridictionnelle et pour lesquelles il convient d'apporter une réponse juridictionnelle rapide(14), la QPC paraît peu attractive. À cet égard, il faut relever que la QPC ne répond qu'imparfaitement à sa finalité de protection des droits fondamentaux, précisément à l'égard de personnes les plus fragiles.

De fait, la QPC paraît accessible et bénéficier prioritairement aux personnes morales et acteurs institutionnels. Ainsi, dans les domaines contentieux retenus que sont l'environnement, les personnes incarcérées et les demandeurs d'asile, ont pu être mis en évidence le rôle central joué par les associations et les stratégies contentieuses que celles-ci développent.

Si certaines associations semblent délaisser la QPC, d'autres l'utilisent comme un outil stratégique d'évolution du droit, dans la mesure où l'issue de la QPC pourrait pousser le législateur à intervenir.

Du côté des associations qui délaissent la QPC, le manque d'intérêt pour cette procédure semble pouvoir s'expliquer de deux manières qui varient selon les associations et selon les disciplines juridiques dans lesquelles elles interviennent.

En premier lieu, une association peut ne pas avoir encore perçu l'utilité que pourrait présenter la QPC à la sauvegarde des intérêts qu'elle défend. Cela peut tenir à une méconnaissance de la jurisprudence constitutionnelle en général et de la procédure de la QPC en particulier(15), mais également à l'échec de quelques tentatives de dépôt de mémoires QPC qui n'ont pu aboutir(16). Ces deux éléments peuvent au demeurant être liés dès lors qu'une mauvaise compréhension de la procédure de la QPC peut expliquer que celle-ci n'ait pas abouti(17). Citons par exemple l'exigence d'un mémoire distinct ou l'exigence de l'applicabilité au litige de la disposition législative contestée ou encore le délai pour présenter une intervention devant le Conseil constitutionnel.

En second lieu, une association peut estimer que l'utilisation de la QPC n'est pas de nature à aboutir au regard des caractéristiques du champ disciplinaire dans lequel elle intervient. Cette appréciation peut résulter, d'abord, de ce que, pour l'essentiel, le droit applicable à la discipline juridique dans laquelle l'association évolue ait déjà passé le test de constitutionnalité dans le cadre d'un contrôle a priori. À cet égard, le droit des étrangers constitue une bonne illustration dès lors que la plupart des lois votées en la matière font l'objet d'une saisine du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle préventif(18). À cette limitation de l'intérêt du dépôt d'une QPC, s'ajoute la circonstance qu'une partie non négligeable du droit applicable aux étrangers est définie au niveau européen, les dispositions du CESEDA se contentant pour nombre d'entre elles de reprendre des exigences européennes(19). L'appréciation de l'absence d'intérêt de la QPC peut résulter, en second lieu, de la nature essentiellement réglementaire du droit applicable à la matière juridique considérée. Ainsi en est-il du droit pénitentiaire qui donne peu prise à la QPC, sauf à contester la carence du législateur(20).

C'est ce qui explique que certaines associations développent des stratégies contentieuses autour de la QPC. Ainsi, la Section française de l'Observatoire international des prisons (OIP), cherche à obtenir l'intervention du législateur dans une discipline juridique largement régie par le pouvoir réglementaire et, pour ce faire, construit « artificiellement » des litiges supports de la QPC(21) : une décision administrative individuelle ou règlementaire, souvent une décision implicite de rejet d'une demande de l'association tendant à la modification de la réglementation applicable, fait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir à l'occasion duquel est déposé un mémoire QPC invoquant l'incompétence négative du législateur(22). Une autre stratégie contentieuse visant la modification d'un dispositif législatif consiste à faire un « recours direct » ou « quasi-direct » contre la loi(23). Il s'agit ici de contester, devant les juridictions administratives, les actes d'interprétation ou d'explicitation de la loi qu'offre fréquemment l'administration : les circulaires et instructions administratives font ainsi l'objet de recours à l'occasion desquels une QPC, se présentant parfois comme moyen unique à l'appui du recours, est posée. Ces « recours directs contre la loi » sont permis grâce à la permissivité des juges assurant le filtrage des QPC quant à la condition de l'applicabilité au litige de la disposition législative contestée au moyen d'une QPC(24). Là encore, le recours pour excès de pouvoir constitue le support contentieux d'un litige construit pour contester la constitutionnalité de la loi.

Ces stratégies contentieuses expliquent en outre que, dans les domaines contentieux étudiés, le Conseil d'État soit moins souvent saisi de QPC par transmission de la part des tribunaux administratifs ou des cours administratives d'appel -- ou même à la suite d'un refus de transmission de ces juridictions --, qu'il n'est saisi directement(25). Sa compétence en premier et dernier ressort pour connaître des actes règlementaires des ministres, ainsi que de leurs circulaires et instructions de portée générale, en font la juridiction la plus affectée par les stratégies contentieuses de certaines associations(26).

Ce constat entraîne une autre conséquence : la forte présence des avocats aux conseils dans les domaines contentieux examinés, particulièrement en droit de l'environnement, en droit des étrangers et en droit pénitentiaire, avec pour ce dernier une concentration par un cabinet d'avocats aux conseils particulier(27). Alors que l'inconstitutionnalité de la disposition législative peut être plaidée par tout avocat devant le Conseil constitutionnel, il n'est pas rare qu'elle le soit par un avocat aux conseils. La fréquence des dépôts de QPC pour la première fois devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation est de nature à expliquer en partie la place des cabinets d'avocats aux conseils dans la procédure de la QPC.

Le rôle central des associations dans les contentieux étudiés conduit à formuler une hypothèse : celle d'une certaine inadéquation de la procédure de la QPC à sa finalité de protection des droits subjectifs des individus. Il semble plus difficile, dans certains contentieux étudiés, d'obtenir le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel lorsqu'elle est dirigée contre une décision individuelle qu'à l'occasion d'un litige artificiellement construit par une association dans le but d'obtenir ce renvoi.

À travers les stratégies contentieuses identifiées, la QPC apparaît comme un instrument de réforme du droit : l'objectif poursuivi par la présentation d'une QPC n'est pas tant de défendre les intérêts d'un justiciable particulier dont, au regard de sa situation subjective, les droits fondamentaux auraient été méconnus, mais d'obtenir une modification du droit applicable(28). Sous cet angle, peut être relevé le décalage entre le discours général sur la QPC comme moyen de droit permettant la protection des droits fondamentaux de citoyens se réappropriant la Constitution et une certaine réalité d'appropriation de la QPC par des personnes morales, notamment des associations, qui développent des stratégies contentieuses tendant à l'évolution du droit applicable, tant sur le fond que quant à la valeur de la norme juridique qui en est le support. À cet égard, la QPC répond à une logique propre par rapport à l'invocation contentieuse des instruments internationaux et européens de protection des droits. Alors que la protection des droits du justiciable paraît être la finalité première d'une telle invocation devant le juge interne de la conventionnalité, comme devant la Cour européenne des droits de l'homme, la question de constitutionnalité peut, plus aisément, poursuivre un objectif de réforme du droit en vigueur et d'intervention des autorités normatives compétentes, y compris du juge grâce à son pouvoir d'interprétation.

Néanmoins, il faut reconnaître que ces stratégies contentieuses ne sont pas généralisées, chaque association faisant, en fonction de ses objectifs, un usage qui lui est propre de la QPC. Si certaines associations semblent attendre le cas particulier, la situation individuelle, qui leur donnera les meilleures chances d'obtenir le renvoi d'une QPC au Conseil constitutionnel et, in fine, l'abrogation de la disposition législative contestée, d'autres créent leur propre litige a quo, dans le respect de règles procédurales parfaitement maîtrisées, pour obtenir in fine l'intervention du législateur et ainsi l'évolution du droit applicable(29). Bien entendu, les objectifs des associations peuvent converger ; c'est la raison pour laquelle celles-ci forment des réseaux afin de mutualiser leurs recours.

Par ailleurs, la recherche menée auprès des acteurs économiques et des avocats a permis de mettre en évidence un faible taux d'attractivité de la QPC. Bien que cette conclusion mériterait d'être confirmée par une étude plus approfondie, il semble que la QPC n'ait pas été pleinement intégrée dans la panoplie des moyens de droit possibles. Trois explications non exclusives les unes des autres peuvent être avancées : d'une part, le fait que la QPC soit un moyen de droit parmi d'autres et non une voie de recours à part entière ; d'autre part, le caractère encore relativement récent de la QPC par rapport au contrôle de conventionnalité auquel les acteurs de la justice sont plus habitués ; et, enfin, un certain manque de lisibilité du contentieux constitutionnel qui pourrait apparaître moins protecteur et moins efficace que le contrôle de conventionnalité, tel qu'il s'exerce sur le fondement notamment de la Convention européenne des droits de l'homme. Sur ce dernier point, la pratique de l'effet différé de l'abrogation de la loi inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel favorise le désintérêt pour la QPC(30).

À ces raisons s'ajoute un certain déficit de connaissance de la QPC. Bien que la procédure soit encore relativement récente, l'acculturation à ce nouveau moyen de droit, comme à la jurisprudence constitutionnelle susceptible d'être mobilisée de manière pertinente, ne semble pas aboutie(31). Il est remarquable en effet que nombre des personnes interrogées semblaient ignorer ou mal maîtriser les conditions de dépôt, de transmission et de renvoi d'une QPC, ainsi que les droits et libertés constitutionnellement garantis de nature à défendre leurs intérêts. Ainsi, la moitié de l'échantillon des avocats ayant répondu au questionnaire déclare ne pas connaître suffisamment la procédure de la QPC(32). La grande majorité des répondants n'ont jamais reçu de formation, ni initiale, ni continue sur le sujet. Toutefois, les résultats du questionnaire envoyé aux avocats n'ont pas permis de prendre en considération l'âge des avocats interrogés afin de déterminer si la procédure de la QPC a été intégrée dans leur cursus de formation. Reste que la procédure de la QPC étant encore récente, il est évident que la grande majorité des avocats n'ont pas été formés à cette procédure dans leur formation initiale.

Ce déficit de maîtrise du droit processuel constitutionnel et de la jurisprudence constitutionnelle est également de nature à expliquer une certaine monopolisation de la QPC, à tout le moins dans les domaines contentieux étudiés, par certains cabinets d'avocats aux conseils. En revanche, l'importance numérique et qualitative de quelques cabinets d'avocats aux conseils, en particulier du Cabinet Spinosi & Sureau, dans les affaires accédant au prétoire du Conseil constitutionnel a plutôt tendance à se vérifier. Cette concentration du contentieux QPC entre les mains de cabinets d'avocats aux conseils pourrait avoir deux conséquences intrinsèquement liées : d'une part, l'exclusion progressive du prétoire du Conseil constitutionnel pour d'autres avocats et, d'autre part, l'uniformisation du contentieux QPC conformément à la vision que les membres de ces cabinets peuvent avoir du droit en général(33). Cette configuration n'est sans doute pas de nature à favoriser la familiarisation à la procédure de la QPC par tous les avocats.

Les entretiens réalisés dans le cadre de l'étude font apparaître en outre des divergences de perception autour de la QPC. D'un côté, les hautes juridictions -- juridictions suprêmes et Conseil constitutionnel --, semblent majoritairement considérer que la QPC est une procédure simple et ouverte, facile à mobiliser qui s'intègre aisément au contentieux ordinaire devant la juridiction saisie. De l'autre, les justiciables -- associations, entreprises --, et peut-être certains magistrats des juridictions inférieures, perçoivent la QPC comme une procédure complexe, en particulier en raison du filtrage des QPC. Certains justiciables souhaiteraient un accès plus direct au Conseil constitutionnel. La satisfaction d'un tel souhait nécessiterait une réforme profonde du droit processuel constitutionnel comme de l'organisation et du fonctionnement du Conseil constitutionnel. Quant aux avocats questionnés, ils mettent également en cause le filtre des juridictions du fond et suprêmes et rapportent, pour nombre d'entre eux, l'agacement des magistrats face à la QPC perçue parfois comme dilatoire(34).

En contrepoint, quelques représentants de juridictions interrogés ont semblé privilégier une réforme du droit processuel constitutionnel qui conduirait à reconnaître la pleine compétence des juridictions administratives et judiciaires pour contrôler la constitutionnalité de la loi, comme elles contrôlent sa conventionnalité. Une telle réforme pourrait en effet simplifier le régime contentieux de la protection des droits et de la contestation de la loi.

Malgré l'évocation de telles évolutions du droit processuel constitutionnel, il n'en demeure pas moins que le déroulement de la procédure de la QPC est, dans l'ensemble, perçu comme satisfaisant par les acteurs institutionnels et juridictionnels de la QPC.

Hormis quelques divergences entre le Conseil d'État et la Cour de cassation s'agissant des conditions de contestation du refus de transmettre une QPC, les deux hautes juridictions ont une pratique commune du filtre du point de vue de son organisation interne à la juridiction(35).

Sur le fond, le juge administratif opte pour une conception souple de l'applicabilité de la disposition législative au litige. Cette souplesse permet que se développent les litiges dits « artificiels » qui sont créés pour permettre de poser une QPC dans le cadre de recours pour excès de pouvoir(36). Cette tolérance peut être analysée comme un moyen pour le Conseil d'État de contourner les limites de la QPC. Le succès de cette pratique montre l'ouverture de la QPC, correspondant à sa dimension objective, proche de la légalité objective du recours pour excès de pouvoir(37). Toutefois, apparaît ici une asymétrie entre Conseil d'État et Cour de cassation, cette dernière étant moins en mesure de révéler la nature objective de la QPC, compte tenu de la nature des contentieux qu'elle a à connaître(38). C'est ce qui explique l'existence de décisions de non-renvoi dans lesquelles la Cour de cassation fait dépendre l'applicabilité de la loi au litige de l'intérêt à soulever la QPC de son auteur au regard de sa situation subjective(39).

Quant à la condition du changement de circonstances permettant de contester, au moyen d'une QPC, une disposition législative dont le Conseil constitutionnel a préalablement constaté la conformité à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une précédente décision, l'appréciation qui en est faite s'est assouplie au cours des dernières années. Avec l'aval du Conseil constitutionnel lui-même, on constate une démultiplication des situations qualifiées de changement de circonstances, lesquelles couvrent les évolutions jurisprudentielles -- internes, y compris du Conseil constitutionnel, ou européennes -- ou plus largement l'évolution d'un contexte normatif(40). De la sorte, « le changement de circonstances [...] est devenu très facile, très souple » et bouleverse la « conception initiale » du mécanisme de la QPC(41).

La troisième condition de renvoi des QPC est duale : elle repose soit sur le caractère nouveau, soit sur le caractère sérieux de la question de constitutionnalité. De l'aveu d'avocats interrogés, comme du Secrétaire général du Conseil constitutionnel, le caractère nouveau est rarement invoqué et rarement reconnu(42). D'autres bilans de la mise en œuvre de la QPC en font également état(43).

L'exigence de sérieux de la QPC est le critère qui retient le plus l'attention. Elle explique plus de 82 % des cas de non-transmission par les premiers juges saisis et est la condition la plus discutée(44). En somme, les deux premières conditions de transmission sont considérées comme « préalables », presque formelles, lorsque la condition du caractère sérieux est, quant à elle, isolée pour faire l'objet d'une étude de fond. C'est seulement en cas de « vrai doute » que la QPC sera transmise(45). Dans le même sens, le Conseil d'État cherche s'il est nécessaire d'obtenir l'arbitrage du Conseil constitutionnel et n'hésitera pas à régler lui-même la question de constitutionnalité, notamment grâce à l'interprétation conforme de la disposition législative(46). Cette conception du caractère sérieux de la QPC, assimilé au « doute sérieux », voire à la « difficulté sérieuse », conduit à envisager qu'il y ait un contentieux de constitutionnalité ordinaire qui serait susceptible d'être traité par les juges a quo, sans avoir à en « appeler » au Conseil constitutionnel, et un contentieux constitutionnel dont seul le Conseil constitutionnel pourrait connaître.

En l'état, il apparaît que les conditions du filtrage des QPC échappent pour une large part au Conseil constitutionnel. Derrière le terme « filtrage », c'est en réalité principalement l'autorisation reconnue au Conseil d'État et à la Cour de cassation d'apprécier en opportunité le renvoi ou le non-renvoi de la question au Conseil constitutionnel.

S'agissant des délais de jugement des QPC, appréciés depuis le dépôt du mémoire jusqu'au moment où la décision du juge constitutionnel sera susceptible de sanctionner l'éventuelle inconstitutionnalité, ils permettent à la procédure de satisfaire les exigences du délai raisonnable de jugement. En effet, la QPC ne semble pas déstabiliser les délais de jugement des litiges et peut au contraire conduire à les accélérer en tranchant la question du droit applicable au litige de manière préalable et opportune. Si des avocats interrogés ont pu regretter le caractère contraignant des délais lorsque la QPC porte sur un contentieux particulièrement technique, ces contraintes temporelles apparaissent raisonnables et semblent plutôt bien acceptées par les acteurs juridictionnels de la QPC(47). Elles permettent de ne pas déstabiliser l'ensemble procédural dans lequel s'insère la QPC et, de manière générale, les procédures n'ont pas souffert de l'ajout de la procédure de QPC à l'intérieur des délais ordinaires de jugement(48). Le délai de trois mois devant le Conseil constitutionnel peut également être perçu par les plaideurs comme une contrainte. La dématérialisation des échanges facilite grandement la procédure et a été saluée comme un moteur de la contradiction ; toutefois, certains avocats regrettent que l'échange des pièces se fasse « en parallèle » et non sous la forme d'un mémoire ampliatif suivi d'un mémoire en défense permettant de croiser les réponses aux moyens soulevés(49).

Du côté du Parlement, il faut relever que les Présidents des assemblées parlementaires ne recourent pas, ou si peu, au mécanisme, qui leur est pourtant ouvert par le Règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité(50), de produire des observations à la suite de la notification d'une saisine QPC faite par le Conseil. Quant à l'intégration du « risque QPC » dans le débat parlementaire, il semble que, à part l'évocation d'un doute de constitutionnalité ou la prise en compte d'un effet différé, cet argument reste plutôt travaillé en amont de la discussion et il n'y a pas grande influence de la QPC par rapport à ce qu'offrait le contentieux a priori.

5. Pistes de réflexion ouvertes par la recherche

Les conclusions de la recherche menée par l'équipe de l'École de droit de la Sorbonne permettent d'envisager plusieurs pistes de réflexion tendant à améliorer l'attractivité de la QPC.

Il pourrait tout d'abord être envisagé de valoriser la dimension subjective de la QPC. En effet, la recherche a mis en évidence, d'une part, que, dans une certaine mesure, la QPC ne parvient pas à assurer la protection des droits des personnes les plus fragiles et, d'autre part, que, par le biais d'une forme de détournement de la procédure par les justiciables et leur conseil, la QPC ne vise pas tant à préserver les droits d'une personne dans une situation subjective particulière, mais à obtenir une évolution du droit plus protectrice des droits fondamentaux. La dimension objective de la QPC semble ainsi exacerbée par rapport à sa dimension subjective dans certains domaines. Parallèlement, dans d'autres domaines, il apparaît que l'intérêt de la QPC ne soit pas pleinement perçu et que, par conséquent, elle soit sans doute sous-mobilisée. Dans les domaines contentieux étudiés, les requérants individuels ne sont pas suffisamment enclins à soulever une QPC, laissant ainsi la procédure entre les mains des groupements d'intérêt.

Dans le but de valoriser la dimension subjective de la QPC, le Conseil constitutionnel pourrait ainsi accorder plus d'importance, dans l'exercice de son contrôle comme dans la définition des effets de ses décisions, à la prise en compte des situations individuelles et subjectives révélées par le litige. Si le fait a naturellement sa place dans le contrôle de constitutionnalité de la loi a posteriori, l'accent pourrait être mis dans le jugement de constitutionnalité sur cet aspect par un examen plus concret de la constitutionnalité de la loi, y compris en adoptant des mesures provisoires permettant aux parties au litige a quo de bénéficier d'une éventuelle inconstitutionnalité ou d'une déclaration d'inconstitutionnalité avec effet différé. Toutefois, si cette piste devait être retenue, il faudrait prendre en considération l'ensemble des conséquences qu'une telle proposition implique : le juge ordinaire risquerait d'être dessaisi de l'appréciation des faits qui relève pourtant uniquement de sa compétence.

Une autre piste proposée consisterait à permettre aux juridictions saisies des litiges d'apprécier elles-mêmes la constitutionnalité de la loi comme elles apprécient sa conventionnalité, à charge pour elles de ne pas faire application au litige d'une disposition législative qui apparaît contraire aux droits constitutionnellement et/ou conventionnellement garantis. Il s'agirait donc, en poursuivant le mouvement induit par dix ans de pratique de la QPC devant les juridictions, de permettre aux juges ordinaires de réaliser un contrôle de la constitutionnalité de la loi applicable au litige, tout en renvoyant au Conseil constitutionnel les questions les plus délicates(51). Par le biais d'un renvoi préjudiciel, le Conseil constitutionnel resterait en effet saisi des questions de principe et soulevant des difficultés sérieuses d'interprétation et d'application des droits et libertés constitutionnellement garantis et conserverait le monopole de l'abrogation de la loi à raison de son inconstitutionnalité. Son intervention pourrait être ainsi nécessitée lorsque l'abrogation de la disposition législative apparaît la solution la plus satisfaisante du point de vue de la garantie des droits ou lorsqu'il existe un risque de contradiction de jurisprudences entre les juridictions internes ou avec les juridictions européennes, ou encore lorsqu'il importe que le Conseil constitutionnel précise la portée de sa jurisprudence. Une telle évolution du droit processuel constitutionnel suppose une révision de la loi organique mettant en œuvre l'article 61-1 de la Constitution ; mais elle peut être préparée en amont afin d'acclimater les juridictions à une telle évolution.

Une impulsion en ce sens pourrait en effet être donnée par le Conseil constitutionnel à travers sa jurisprudence. Les outils d'une telle impulsion peuvent être trouvés, d'une part, dans la jurisprudence relative aux effets des déclarations d'inconstitutionnalité s'étendant aux dispositions législatives ayant un objet analogue, d'autre part, dans l'autorité de ses réserves d'interprétation et, enfin, dans une incitation des juridictions suprêmes à user de leur pouvoir d'interprétation de la loi et à analyser le caractère nouveau et sérieux de la QPC en fonction de l'intérêt qu'il y a à la soumettre au Conseil constitutionnel. Ainsi ce dernier pourrait inciter les juridictions suprêmes à renvoyer les questions dignes d'intérêt et mener une politique d'extension des effets de ses décisions et de ses réserves d'interprétation au-delà de la seule disposition législative sur laquelle il s'est prononcé. De même, les juridictions suprêmes pourraient être encouragées à retenir une interprétation plus large de la « nouveauté » de la question afin de permettre au Conseil constitutionnel de se prononcer sur toutes les questions de principe portant sur l'application et l'interprétation des droits et libertés que la Constitution garantit(52). Les conditions de renvoi d'un avis consultatif à la Cour européenne des droits de l'homme pourrait sur ce point constituer une source d'inspiration.

D'autres propositions moins radicales pourraient également permettre de corriger çà et là les difficultés d'accès au Conseil constitutionnel. D'un point de vue strictement procédural, une réflexion pourrait être menée autour du débat contradictoire tel qu'il se déroule devant le Conseil constitutionnel pour favoriser l'interactivité entre les parties, le Secrétariat général du Gouvernement et les membres du Conseil constitutionnel, tout en conservant la célérité de la procédure qui apparaît être un atout de celle-ci. Le recours à des questions à l'audience est salué par les personnes interrogées qui y voient une « juridicisation » de l'institution et une amélioration de l'image du Conseil constitutionnel. Ce développement de l'oralité pourrait être préparé avant l'audience et s'accompagner d'un développement du recours à des notes en délibérés permettant de poursuivre et d'approfondir le débat contradictoire.

En outre, le délai de trois mois constitue une contrainte forte pour le Conseil constitutionnel compte tenu des autres contentieux, également insérés dans des délais, qu'il a à connaître (contentieux électoraux, contrôle de constitutionnalité a priori). À cet égard, si le constituant décidait de perfectionner le système de la QPC, il pourrait permettre au Conseil constitutionnel, dans certaines affaires complexes, de dépasser le délai de principe. La possibilité d'étendre le délai de jugement irait ainsi dans le sens d'un meilleur échange des arguments devant le Conseil constitutionnel lorsque cela apparaît nécessaire et de favoriser l'usage de mesures d'instruction dans le procès constitutionnel.

Il peut aussi être proposé que la procédure des observations soit ouverte aux parlementaires, ou au rapporteur en Commission du projet de loi, de manière à ce que se diffuse la prise en compte de la QPC au Parlement. De façon plus générale, la question de la représentation des parlementaires dans le contentieux constitutionnel mériterait aussi d'être repensée. Tous ces éléments posent irrémédiablement la question, déjà identifiée par la doctrine, de la codification de ces règles processuelles applicables dans le cadre du contentieux QPC(53).

En dernier lieu, dans le but d'augmenter l'attractivité de la QPC pour les individus, il conviendrait que les décisions du Conseil constitutionnel constatant l'inconstitutionnalité de la loi soient davantage accompagnées de mesures transitoires afin de garantir l'effet utile à l'égard du requérant ayant soulevé la question. Cela permettrait d'assurer un meilleur rapport coût-avantage, et ainsi de rendre l'usage de la QPC plus fréquent.

L'attractivité de la QPC pourrait également être favorisée par une plus grande diffusion de la jurisprudence constitutionnelle et du droit processuel constitutionnel. L'accent semble devoir être mis sur la formation des juristes à la procédure QPC et à la jurisprudence constitutionnelle dont l'intérêt est parfois méconnu. Cette formation des juristes au contentieux constitutionnel pourrait notamment se faire par la mise en place de formations continues(54). Elle serait susceptible d'homogénéiser la diffusion de la culture de droit constitutionnel ainsi que de favoriser la « diversification » des avocats présentant des QPC, et cela, afin de remédier à la relative « monopolisation » de celle-ci par les avocats aux conseils.

La diffusion du droit processuel constitutionnel et de la jurisprudence constitutionnelle pourrait être également plus développée. En effet, une réflexion pourrait être menée autour de l'élaboration d'une base de données ouverte permettant d'accéder à l'ensemble du contentieux de la QPC. Cette base de données pourrait répertorier l'ensemble des QPC déposées afin d'être en mesure de savoir combien de QPC sont pendantes et sur quelles dispositions législatives elles portent. Elle permettrait également de recenser l'ensemble des décisions de non-transmission et de non-renvoi de QPC. Il pourrait même être envisagé que cette base de données répertorie l'ensemble des litiges en cours concernés par une disposition législative faisant l'objet d'une QPC renvoyée au Conseil constitutionnel. Un tel outil, qui pourrait être centralisé par le Conseil constitutionnel, faciliterait aussi la prise en compte de l'impact de ses décisions pour mieux aménager les effets de celles-ci. Il permettrait également d'améliorer l'information entre les ordres juridictionnels quant aux QPC soulevées et offrirait un référentiel utile pour apprécier l'évolution du contentieux de la QPC ainsi que son intégration dans le paysage juridictionnel.

6. Applications envisageables

Au regard des conclusions et pistes de réflexion proposées, deux applications concrètes pourraient voir le jour à brève échéance.

Tout d'abord, la mise en place de formations. Les universités, éventuellement avec le soutien du Conseil constitutionnel, devraient mettre en place des cycles de formation sur la QPC. À disposition des avocats comme des juristes d'entreprises et d'associations, celles-ci pourraient certes présenter la procédure de la QPC, mais surtout l'apport de la jurisprudence du Conseil constitutionnel dans les différentes branches du droit et les particularités procédurales résultant de l'intégration de la QPC dans les procédures contentieuses.

Ensuite, il conviendrait que le Conseil constitutionnel mette en place une base de données recensant les décisions de non-transmission et de non-renvoi, les dispositions législatives faisant l'objet de QPC, voire l'ensemble des litiges en cours dans lesquels une disposition législative qui est soumise au Conseil constitutionnel devrait être appliquée.

Enfin, une révision du règlement intérieur du Conseil constitutionnel portant sur la procédure de la QPC pourrait être effectuée afin de permettre à l'instance de gagner en efficacité. Il pourrait ainsi être envisagé un développement des outils d'instruction du juge constitutionnel, en adéquation avec la pratique actuelle, à savoir l'inscription des questions pouvant être posées aux acteurs du débat contradictoire, celle des notes en délibéré, ou encore la demande écrite d'observations complémentaires à ces mêmes acteurs. Ces mesures d'instruction pourraient par ailleurs, sous réserve d'une modification de la loi organique relative à la QPC, justifier une éventuelle prolongation des délais de jugement devant le Conseil constitutionnel : ceci permettrait à la fois au Conseil constitutionnel de bénéficier d'un temps d'instruction plus long et de garantir un débat contradictoire plus effectif pour les différents acteurs du procès constitutionnel.

(1): Cf. le résumé de ces entretiens en Annexe VIII du Rapport final.

(2): Cf. Annexe X du Rapport final.

(3): Cf. Annexe X du Rapport final.

(4): Cf. Annexe XIII du Rapport final.

(5): Cf. Annexes VI et XII, XIII du Rapport final.

(6): Cf. Annexe III du Rapport final.

(7): Cf. Annexes IV et XIV du Rapport final.

(8): Cf. Annexes VIII et IX du Rapport final.

(9): Cf. Annexe III du Rapport final.

(10): Cf. p. 38-42 et l'Annexe XIV du Rapport final.

(11): Ces éléments concordent avec les résultats des divers entretiens menés en droit de l'environnement (p. 14-22 du Rapport final) ou en droit des étrangers (p. 22-25 du Rapport final).

(12): Ibid.

(13): Cf. p. 39 du Rapport final.

(14): C'est principalement le cas en droit des étrangers et en droit pénitentiaire, quand le litige n'est pas pris en charge par l'Observatoire international des prisons (OIP).

(15): Ce phénomène semble être la tendance majoritaire résultant des entretiens menés en droit de l'environnement. Cf. p. 15 -19 du Rapport final.

(16): Cf. p. 17 et p. 22-28 du Rapport final.

(17): Cf. entretiens réalisés auprès d'associations de protection de l'environnement, notamment l'association Sortir du nucléaire, cf. p. 16-18 du Rapport final.

(18): Ce point a été particulièrement souligné par M. Beaufaÿs, lors de notre entretien à la CNDA. Cf. Annexe X du Rapport final.

(19): Ibid. Cf. également C. Lantero, « Le non-renvoi des QPC en droit des étrangers », in Le non-renvoi des QPC : unité ou diversité des pratiques de la Cour de cassation et du Conseil d'État, Bayonne, Institut Universitaire Varenne, Colloques & Essais 66, 2018, p. 259-271.

(20): Ceci est principalement le cas des litiges pris en charge par l'OIP. Cf. p. 28-31 du Rapport final.

(21): Cf. le résumé de l'entretien avec N. Ferran, in Annexe X du Rapport final.

(22): Cf. p. 30-31 et p. 75-77 du Rapport final.

(23): Cf. p. 77-78 du Rapport final.

(24): Cf. p. 58-59 du Rapport final.

(25): Les statistiques du Conseil d'État tendent à confirmer ce constat, cf. Conseil d'État, Rapport annuel 2019, p. 34-35.

(26): Article R. 311-1 du Code de justice administrative définissant la compétence du Conseil d'État en premier et dernier ressort.

(27): Cabinet Spinosi & Sureau, cf. entretien réalisé avec N. Ferran de l'OIP. Ceci est aussi explicitement mais rapidement évoqué dans le rapport rendu par le Groupe de travail commun au Conseil d'État et à la Cour de cassation sur la QPC, p. 17.

(28): Cf. notamment p. 30-31 du Rapport final.

(29): Cf. p. 24 du Rapport final.

(30): Cf. Annexe IX du Rapport final.

(31): J. Bonnet, « Le point de vue du constitutionnaliste sur le non-renvoi des QPC par les cours suprêmes », in N. Droin et A. Fautré-Robin (dir.), Le non-renvoi des QPC..., op. cit., p. 17-32.

(32): Cf. Annexe XIV du Rapport final.

(33): Cf. p. 41-42 du Rapport final.

(34): Cf. p. 77 et Annexe XIV du Rapport final.

(35): Cf. p. 55-58 du Rapport final. Cf. également le Rapport du Groupe de travail commun au Conseil d'État et à la Cour de cassation sur la QPC, en vue d'établir le bilan des cinq ans de pratique QPC, cf. en particulier p. 10-17.

(36): Cf. p. 58-59 du Rapport final.

(37): Contra M.-É. Baudoin, « Le point de vue comparatiste sur le filtre opéré par les cours suprêmes », in N. Droin et A. Fautré-Robin (dir.), Le non-renvoi des QPC..., op. cit., p. 33-49.

(38): Asymétrie qui tient à la nature des règles procédurales applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation. Cette asymétrie avait déjà été pointée par le Rapport du Groupe de travail commun au Conseil d'État et à la Cour de cassation sur la QPC*, cf.* p. 10-17. Cf. également A. Roblot-Troizier, « Les disparités de filtrage des QPC entre le Conseil d'État et la Cour de cassation », in J. Bonnet et P.-Y. Gahdoun, La QPC, une révolution inachevée ?, Institut Varenne, 2016, p. 67-87.

(39): Notamment Cour de cassation, 3e chambre civile, 11 février 2016, n° 15-21.949 ; Cour de cassation, 2e chambre civile, 2 avril 2015, n° 14-24.941 ; Cour de cassation, chambre criminelle, 9 mai 2012, n° 12-81.242 ; Cour de cassation, 1ère chambre civile, 14 septembre 2010, n° 10-13.616.

(40): Cf. p. 59-60 du Rapport final.

(41): En ce sens, cf. entretien réalisé avec B. Genevois.

(42): Cf. p. 61-67 et Annexe XIII du Rapport final. Cf. également B. Stirn, « Libre propos sur le non-renvoi des QPC », in N. Droin et A. Fautré-Robin (dir.), Le non-renvoi des QPC..., op. cit., p. 242.

(43): Rapport du Groupe de travail commun au Conseil d'État et à la Cour de cassation, p. 6-10.

(44): Cf. p. 62 du Rapport final.

(45): Cf. entretien réalisé avec T. Olson, p. 61 et Annexe XIII du Rapport final.

(46): En ce sens, cf. entretien avec les directeurs du CRDJ du Conseil d'État et avec L. Domingo, cf. Annexe XIII du Rapport final.

(47): C'est ainsi le regret exprimé par Maître G. Lecuyer, cf. Annexe XIII du Rapport final.

(48): Ce point de vue résulte d'entretiens réalisés auprès de membres de la juridiction administrative, cf. Annexe XIII du Rapport final.

(49): Cf. p. 79-82 du Rapport final.

(50): Article 1er al. 3.

(51): Cf. p. 61 et s. et Annexe XIII du Rapport final.

(52): En ce sens, cf. entretien réalisé avec J. Maïa.

(53): Cf. notamment A. Ciaudo, « Un acteur spécifique du procès constitutionnel : le secrétaire général du Conseil constitutionnel », Revue française de droit constitutionnel, 2008/1, n°73, p. 17-26.

(54): Ce type de formation a pu être mise en place sur la base d'initiatives locales. Cf. P. Esplugas-Labatut, « Synthèse. Le non-renvoi des QPC : l'office du juge au service de la stratégie », in N. Droin et A. Fautré-Robin (dir.), Le non-renvoi des QPC..., op. cit., p. 287-296. La formation pourrait être pensée à l'échelle nationale et être institutionnalisée.

Mis à jour le 28/12/2022