Les pratiques de la QPC par les avocats

05/03/2025

Les pratiques de la QPC par les avocats 


Mathieu DISANT 

Agrégé des Facultés de droit 

Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne 

Directeur du Master Systèmes de justice et droit du procès


Le rôle des avocats et l’évolution de leurs pratiques sont l’une des dimensions les moins visibles et les moins étudiées du contentieux constitutionnel. 

Il est vrai que les avocats ne sont pas impliqués dans le contrôle préalable a priori de constitutionnalité de la loi, seul contrôle jusqu’en 2010. Les avocats français, en même temps que les justiciables, ont été connectés avec la Constitution à partir de la QPC. L’évolution est visible. Les portes du Conseil constitutionnel leur ont été ouvertes, ils y produisent des observations, ils y plaident chaque semaine lors d’audiences publiques. Ils sont devenus des acteurs essentiels de la constitutionnalisation du droit, et permettent, souvent avec profit, de faire « remonter le terrain » dans le débat constitutionnel.

Il est d’autant plus important d’observer les pratiques des professionnels impliqués dans la procédure QPC, de comprendre les raisons qui incitent les avocats à en faire usage ou à préférer s’en tenir à distance, de connaître les différentes utilisations qu’ils font de la QPC et les éléments qui favorisent le recours à cette procédure ou au contraire en détournent les praticiens. Qui sont-ils ? Quelle est leur perception de la QPC ? Comment se sont-ils emparés (ou pas) de la QPC ? Quels sont les obstacles rencontrés ? Quelles sont les stratégies à l’œuvre ? Existe-t-il des spécificités disciplinaires ? Sur quel dialogue avec le client le recours à la QPC est-il décidé ? En somme, quelles relations les avocats entretiennent-ils avec la QPC ?

Les avocats méritent d’être considérés comme des « auxiliaires de justice constitutionnelle », ainsi que j’ai pu les qualifier[1]. Ce sont eux qui s’en saisissent, la font « vivre ». Sans leur mobilisation, la diffusion du prétendu « réflexe constitutionnel » n’est qu’un slogan aux effets réduits. Il faut rappeler qu’ils en sont les seuls initiateurs car un juge ne peut se saisir d’office d’une QPC. Dresser une cartographie des usages et pratiques de la QPC auprès des avocats permet d’évaluer la manière dont ces acteurs se sont approprié la procédure, comprendre les modalités de sa réception. A partir d’une analyse empirique de ces pratiques menée en 2020[2], inédite et source d’intérêt auprès d’observateurs étrangers plus habitués à ces approches[3], il a été possible de mettre à jour les perceptions, usages et stratégies d’utilisation de la QPC déployées par les avocats. 

Les avocats sont tout bonnement incontournables. La représentation par avocat n’est certes pas obligatoire en QPC. Mais, de fait, les avocats sont présents dans la très grande majorité, voire la quasi-totalité des procédures (plus de 95 % des affaires QPC devant le Conseil constitutionnel sont concernées). Ils sont les seuls, au surplus, à pouvoir présenter des observations orales lors des audiences publiques qui ont lieu devant le Conseil constitutionnel pour chaque QPC. De surcroît, si la fonction de défense de la loi est exercée par le Gouvernement, représenté par son Secrétariat général, celui-ci est régulièrement rejoint par la partie qui revendique le bénéfice de la loi contestée. 

Alors que dire des usages de la QPC par les avocats, après 15 ans d’application ?

D’abord un constat général s’impose. Pour l’immense majorité des 77 000 avocats, et c’est parfaitement compréhensible, la QPC reste, au regard du volume des affaires, un recours marginal au sein de leur cabinet. Mais il domine chez les avocats, qu’ils aient ou non utilisé ce recours, une opinion favorable de la QPC. La procédure est d’appropriation assez facile. Le succès d’opinion et d’image est évident, ce qui n’est pas si fréquent pour être souligné. C’est en partie le résultat d’une campagne active de diffusion voire de promotion auprès des avocats, initiée avec énergie par le Président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré lors de l’instauration de la procédure en 2010, reprise ensuite par le président Laurent Fabius par une communication très active et des initiatives telles que le portail « QPC 360° ». 

J’exposerai ici quatre principales conclusions. 

Premièrement, il existe une forte disparité des perceptions et mobilisations selon les professionnels et le type de clientèle concerné. La différence principale distingue les deux types d’avocats en France, avocats aux Conseils et avocats à la Cour.  

Les premiers ont rapidement affiché une expertise en matière de QPC, inhérente à leur activité traditionnelle de contrôle de légalité devant le juge du droit et à l’attention portée à « développer le droit » en leur qualité d’officiers ministériels délégataires de l’État. Dans la précédente Lettre d’information sur la QPC, parue en septembre 2024, le président de l’Ordre des avocats aux conseils, Me Thomas Lyon-Caen, soulignait que « les avocats aux Conseils ont toujours joué un rôle moteur dans le développement de la QPC », dont ils étaient dès le début « un public conquis ». A quoi s’ajoute qu’une QPC peut être posée pour la première fois à hauteur de cassation. Il n’est pas rare que l’arrêt de cour d’appel déféré révèle ou permette de mieux situer le « questionnement » sur la constitutionnalité de telle ou telle disposition applicable au litige. C’est notamment le cas lorsqu’une cour d’appel n'a fait que se conformer à l’interprétation d’un texte résultant d’une jurisprudence constante des juridictions supérieures - cette jurisprudence constante pouvant être contestée dans le cadre d’une QPC.

A l’inverse, le sentiment plus courant chez les avocats à la cour est d’être profane en matière constitutionnelle. Il y a des évolutions notables, du côté du CNB ou de la part du Conseil constitutionnel lui-même, pour favoriser une attention accrue et une plus grande confiance. Elles portent leurs fruits dans la mesure où, depuis les cinq dernières années (2020-2024), les avocats à la cour constituent en moyenne les deux tiers des avocats plaidants au Conseil constitutionnel, là où ils étaient à peine la moitié sur la première décennie. Parmi eux, une constante demeure la sur-proportion du barreau de Paris, qui compte 45 % de l’effectif des avocats en France mais en moyenne 60 % des avocats plaidants devant le Conseil constitutionnel. Sur ce point, les efforts communicationnels du Conseil constitutionnel, et singulièrement le déploiement des audiences délocalisées en régions, ne suffisent pas et mériteraient sans doute d’être relayés davantage par la profession. 

Pour autant, si l’on considère l’ensemble de la communauté des avocats à la cour – multiple et relativement désunie au demeurant – la grande majorité reste éloignée de la QPC. Dans l’enquête qualitative menée en 2020, 80 % considéraient la QPC comme n’étant pas un recours efficace pour leur pratique, grosso modo les mêmes que ceux qui n’en avaient jamais déposé. Nombre de ceux qui se positionnent ainsi enregistrent, sans véritablement le contester, un sentiment de défaut d’expertise. Cela renchérit le coût symbolique pour exploiter un recours encore largement perçu comme exceptionnel, au sens de non banal, et pour l’engagement duquel il est utile d’être accompagné. Chaque paramètre est à prendre en compte, qu’il s’agisse du moment de « faire » la QPC, du « choix » du litige principal, de l’évaluation des effets attendus et utiles du recours, ou des risques en termes de prévisibilité. Tout cela est à évaluer pour chaque dossier. A cela s’ajoute la nature du client : le recours à la QPC sera plus facilement perçu, par un client institutionnel, comme un moyen efficace de peser sur la législation, là où le choix de faire une QPC dépend, pour un client particulier, des questions juridiques posées par le dossier et des incidences sur celui-ci. Les configurations sont ainsi beaucoup plus variées. 

Deuxièmement, la puissance abrogative de la QPC est un avantage considérable. La QPC n’est pas un recours juridique comme un autre. Il peut produire de puissants effets, en particulier l’abrogation d’une disposition législative, avec effet erga omnes. C’est une arme exceptionnelle. Les avocats en ont parfaitement conscience. Comme ils ont conscience que, couplée à la publicité de l’audience, la QPC présente une résonnance médiatique et sociétale inégalée. 

La pratique contentieuse apporte deux enseignements à l’égard de cet effet abrogatif.

D’une part, l’initiative d’une QPC, particulièrement pour les demandeurs non institutionnels, ne tient pas, en tant que tel, à l’effet particulier de cette abrogation. Les avocats recherchent avant tout l’effet que peut avoir la QPC pour leur client, sans que ne soit déterminant le fait que l’issue puisse satisfaire aussi un intérêt plus général. L’effet abrogatif est plus notablement recherché par les requérants institutionnels ou associatifs. 

D’autre part, la puissance de l’effet abrogatif conduit une partie significative des avocats à développer ce que j’appellerais une éthique de la QPC. Je désigne par cette expression l’attention portée non seulement sur l’incidence de la disparition du texte au regard du contentieux à l’occasion duquel la QPC est soulevée, mais plus largement aux effets non souhaitables pour la collectivité et sur l’ensemble du droit. 

Troisièmement, on observe que les avocats ont rapidement affiné leurs usages de la QPC en favorisant de nouvelles stratégies d’interprétation de la loi. Les effets recherchés par les avocats via une QPC ont sensiblement gagné en subtilité. En particulier, la technique des réserves d’interprétation permet au Conseil constitutionnel de déclarer une disposition conforme à la Constitution à condition qu’elle soit interprétée ou appliquée de la façon qu’il indique. Cette technique est courante en QPC, elle permet de valider une disposition qui, sans cette réserve, pourrait ou devrait être censurée. La stratégie consiste alors à solliciter une interprétation de la loi, laquelle s’imposera à l’ensemble des autorités administratives et juridictionnelles. C’est une stratégie particulièrement investie par les clients institutionnels. Dans l’enquête menée il y a cinq ans, 41 % des avocats ayant posé une QPC déclaraient avoir poursuivi l’objectif d’obtenir une réserve d’interprétation de la loi. Cet élément, à l’évidence non démenti depuis, invite à relativiser le basculement grandiloquent entre « culture de la loi » et « culture de la Constitution » si souvent répété. La culture constitutionnelle est aussi, et peut-être d’abord, une culture de la loi. 

Enfin, quatrièmement, la QPC peut être considérée comme un recours attractif, car les avantages de cette procédure sont généralement supérieurs aux différents freins que rencontrent les avocats pour engager une QPC. Les avocats procèdent ici à un bilan coût-avantages en fonction de paramètres perçus, tantôt comme des conditions favorables, tantôt comme des freins au dépôt d’une QPC. La méthode n’apparaît pas profondément distincte du bilan d’opportunité relevant des usages habituels et déontologiquement admis au sein de la profession. Elle est liée à l’environnement du dossier et à l’appréciation de résultats espérés ou raisonnablement envisageables. Les différents paramètres pris en compte pour ce recours sont de nature diverse. Ils sont soit procéduraux (procédure de filtrage, temps pour réaliser le mémoire distinct, influence de la QPC sur la durée de la procédure), soit matériels (coût de la QPC, temps de travail nécessité par la procédure), soit liés au résultat du recours (estimation des chances de succès, possibilité d’obtenir le résultat souhaité).

Aussi, est-il besoin de le préciser, ne pas actionner la QPC ne signifie pas être pris en défaut de « culture constitutionnelle ». Cela peut résulter de différents paramètres extérieurs à la question constitutionnelle, parfois liés au contexte du dossier. Tout comme cela peut, au contraire, en être l’ultime expression, lorsque le renoncement repose sur une analyse fine du questionnement constitutionnel ou de son traitement prévisible. 

A cet égard, je voudrais conclure sur un élément crucial à mes yeux. La procédure QPC a une grande force : elle est très rapide. Mérite en revient aux délais préfixes au stade du filtre par le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation, comme au stade du jugement imposé au Conseil constitutionnel. Ce n’est certes pas sans contraintes pour l’institution, ni pour les différents acteurs du procès constitutionnel. Dans l’hypothèse la plus longue, c’est-à-dire celle où la QPC est déposée devant une juridiction du fond, le système français permet de trancher le recours constitutionnel, avec effet général et définitif, dans un délai généralement inférieur à 9 mois. C’est le premier atout d’attractivité pour les avocats. Et c’est, en soi, une qualité qu’ils lui reconnaissent à raison. Sous l’angle de la culture professionnelle, et pour tous ceux qui l’ont empruntée, la QPC est fortement associée au souci de la maîtrise du temps et de l’efficacité.

Ces éléments concrets et empiriques peuvent expliquer pourquoi, dans un pays à si forte tradition légicentriste comme la France, la QPC a été bien installée dans le paysage juridique, quoique diversement intégrée dans la culture professionnelle des avocats. Qu’on prête un peu plus attention à cette dimension empirique, comme nous nous y employons, tant elle est un paramètre essentiel à la connaissance des usages du droit en général, à ceux du droit constitutionnel en particulier, ainsi qu’à l’utilisation des recours contentieux.


[1] Mathieu Disant, « Les auxiliaires de justice constitutionnelle », in Libertés, (l)égalité, humanité, Mélanges offerts au Président Jean Spreutels, Bruylant, Belgique, 2018, p. 381.

[2] M. Disant et P. Deumier (dir.), La QPC en actions. Usages et stratégies des avocats, Rapport de recherche remis au Conseil constitutionnel, contrat « QPC 2020 », janvier 2020 ; M. Disant, Note de synthèse in QPC 2020. Les 10 ans de la question citoyenne, Titre VII, hors-série, octobre 2020, pp. 218-242.

[3] Mathieu Disant, « Lawyers and the Constitution. A Study of the Uses of Constitutional Remedy in France », Tulane European & Civil Law Forum, University of New Orleans (Etats-Unis) 2021, vol. 36.

Mis à jour le 06/03/2025