Le Conseil constitutionnel vient de rendre deux décisions relatives à la possibilité pour un justiciable de contester, par une question prioritaire de constitutionnalité, la constitutionnalité de la loi telle qu'interprétée par le juge administratif ou le juge judiciaire. Ces deux décisions ont été rendues sur renvoi de la Cour de cassation (n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 relative à l'article 365 du code civil) et du Conseil d'État (n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010 relative à une loi de 1941).
Rappelons que l'article 61-1 de la Constitution permet, à l'occasion d'une instance, de contester la conformité d'une « disposition législative » aux droits et libertés que la Constitution garantit. Les articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 précisent les conditions dans lesquelles une QPC doit être transmise par la juridiction saisie au Conseil d'État ou à la Cour de cassation et renvoyée au Conseil constitutionnel. Parmi ces conditions, l'une spécifie que la disposition contestée doit être « applicable au litige ou à la procédure ».
D'une part, ces choix du Parlement interdisent qu'une QPC puisse être posée sur une jurisprudence qui ne se serait pas développée sur le fondement initial d'une « disposition législative ». Il en va par exemple ainsi, en droit administratif, de la théorie du fait du prince.
D'autre part, ces mêmes choix du Parlement imposent qu'un justiciable puisse contester la disposition législative qui est « applicable » à son litige. Or, cette disposition ne trouve sa pleine portée que compte tenu de la jurisprudence qu'a développée à son sujet le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Dès lors, en posant une QPC, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition. C'est ce que le Conseil constitutionnel vient de juger par ses deux décisions des 6 et 14 octobre.
Toute autre solution aurait porté atteinte au rôle des cours suprêmes de l'ordre judiciaire ou administratif et vidé de son sens la réforme de la QPC. Si le Conseil constitutionnel n'avait pas considéré qu'il ne peut examiner une disposition législative qu'à la lumière de l'interprétation donnée par le Conseil d'État ou la Cour de cassation, il aurait méconnu le rôle régulateur de ces derniers. Il revient en effet à ces deux cours d'interpréter la loi pour en assurer une application uniforme dans le pays. Pour autant, le justiciable peut alors contester la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de la disposition législative ainsi interprétée. Le contraire conférerait une impunité constitutionnelle à l'interprétation de la loi, privant la réforme de la QPC d'une partie de sa portée.
La décision 2010-52 QPC du 14 octobre 2010 souligne que cette solution s'imposait. Était en cause une loi de 1941 approuvant une convention qui mettait à la charge d'une société un versement à l'Etat de 25 % de son bénéfice. Par une décision devenue définitive, le Conseil d'État avait jugé que ce prélèvement n'était pas de nature contractuelle mais avait un caractère fiscal. La QPC portait sur la conformité à la Constitution de cette loi de 1941. Si le Conseil constitutionnel n'avait pas pris en compte la jurisprudence du Conseil d'État, il aurait d'abord dû déterminer si le prélèvement était contractuel ou fiscal puis en juger la conformité à la Constitution. Il a considéré que la loi devait être jugée telle que l'interprète le Conseil d'État, c'est-à-dire avec un caractère fiscal. Il l'a alors censurée pour rupture de l'égalité devant les charges publiques.