François Séners devant le TA de Marseille

04/04/2023


Le procès administratif et la question prioritaire de constitutionnalité : les racines du ciel

Discours de François Séners, membre du Conseil constitutionnel
lors de la Rentrée solennelle du tribunal administratif de Marseille (31 mars 2023)

 

François Séners à l'audience solennelle du Tribunal administratif de Marseille
Discours de François Séners devant le Tribunal administratif de Marseille

Il y a trente ans, j’étais juge au sein d’un tribunal administratif ; pas à Marseille, mais un peu plus à l’Est, sur les rives de la Méditerranée.

C’est en raison de ce parcours juridictionnel, qui m’a conduit de la fonction de juge de 1er ressort à celle de juge constitutionnel, que j’ai souhaité évoquer devant vous l’un des fils qui relient ces deux fonctions : le procès administratif de 1ère instance comme porte d’entrée – je n’ose dire sésame - du contrôle de constitutionnalité des lois.

Je m’empresse de préciser que mon propos pourrait tout aussi bien s’appliquer au procès judiciaire de 1ère instance, mais nous sommes à l’audience solennelle de rentrée du tribunal administratif. C’est donc au juge administratif que s’adresse aujourd’hui cet hommage, car il s’agit bien d’un hommage.

En cette année où nous célébrons le 70ème anniversaire de la création des tribunaux administratifs, je crois utile de souligner que la grandeur du juge de 1ère instance et de son office, c’est justement d’être le 1er ; je veux dire le 1er à qui s’adressent le justiciable et son conseil, le 1er à devoir rendre la justice, le 1er à être confronté aux difficultés qui peuvent résulter de situations douloureuses ou inextricables, ou de règles juridiques imparfaites ou peu claires. Il faut à la fois juger aussi vite et aussi bien que possible et, la pente de la société étant ce qu’elle est, il faut instruire un nombre sans cesse croissant de litiges. Un nombre qui finit pas être vertigineux. Vous avez indiqué, madame la présidente, ce que sont les statistiques du ressort de Marseille. Si l’on élargit le spectre, les tribunaux administratifs français jugeaient 130 000 affaires il y a 20 ans ; ils en jugent aujourd’hui 100 000 de plus.

Les magistrats sont plongés dans un maelstrom d’affaires qui les confrontent à l’immense hétérogénéité du socle de base de la hiérarchie des normes, qu’il faut savoir dompter : le contentieux de 1ère instance est bien celui de cette multitude de normes ponctuelles, souvent techniques, qui régulent, de façon nécessaire et souvent pertinente, la vie quotidienne des citoyens, des entreprises, des acteurs sociaux : le droit au logement, l’accès aux titres de séjour, la régulation de la circulation, l’octroi d’un permis de construire modificatif, la règlementation des marchés publics, la contestation des bases d’imposition… C’est un travail exigeant, dans tous les sens du terme.

Il arrive que vous ayez, mesdames et messieurs les juges du tribunal, dans les moments de fatigue ou de surchauffe, je le sais, le sentiment de souquer sous le pont principal et de ne pas respirer l’air des cimes, cimes normatives, celles où l’on appréhende les normes supérieures de la hiérarchie juridique, les principes constitutionnels, les libertés fondamentales… Ces cimes juridiques sont le plus souvent réservées au juge d’appel ou de cassation, ou, plus encore, au Conseil constitutionnel qui juge une centaine d’affaires par an et dispose, de ce fait d’un confort de travail légitimement envié.

Pourtant, depuis l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le contentieux constitutionnel puise ses racines – nous y voilà - dans les procès de la vie quotidienne et donc dans l’office des juges de 1ère instance. C’est cette réalité qui m’a inspiré l’intitulé, un brin littéraire, j’en conviens, de mon propos (Le procès administratif et la question prioritaire de constitutionnalité : les racines du ciel), le ciel dont il s’agit n’ayant aucune connotation divine et ne symbolisant que le firmament de la pyramide des normes. C’est aussi une petite révérence à Romain Gary, qui n’a jamais été juge, mais qui avait commencé ses études de droit à Aix en Provence en 1933, avant de suivre bien d’autres chemins pour le grand bonheur de la littérature à défaut de celui de la science juridique.

Bien sûr, le juge administratif n’a pas attendu la QPC pour confronter les règles de droit qu’il doit appliquer à celles qui se situent aux étages supérieurs de la hiérarchie des normes, lois, principes généraux du droit et parfois même règles ou principes constitutionnels. Mais, jusqu’à la QPC, cette confrontation ne pouvait concerner que les normes réglementaires et jamais les lois votées par le Parlement.

C’est ici qu’est intervenue la petite révolution qu’est la QPC : révolution pour les justiciables, qui peuvent, à l’occasion de leur procès, avec l’appui de leurs défenseurs, contester une loi aussi ancienne soit-elle, mais aussi révolution pour les juges du fond et, tout particulièrement, les juges de 1ère instance, puisque la procédure est susceptible d’être entre leurs mains à son point de départ. Il est possible que les parlementaires eux-mêmes y voient quelque chose de révolutionnaire.

Il a été écrit énormément de choses sur la QPC depuis son entrée en vigueur en 2010 (on dénombrait, en 2020, près de 2300 articles lui ayant été consacrés) et elle suscite un réel engouement. Mais on n’a pas assez souligné cet aspect-là : le rôle déterminant que peuvent - que doivent - jouer les juges de 1ère instance.

Ce rôle a été voulu par le législateur et je sais bien qu’il est parfois perçu comme une complication, à la fois parce qu’il est susceptible de retarder la procédure juridictionnelle et parce qu’il constitue une responsabilité supplémentaire et qu’il exige un investissement additionnel. Mais ce dispositif, inspiré par le modèle autrichien, le plus ancien en Europe, a été pensé pour garantir le meilleur ancrage de la contestation constitutionnelle dans le procès où elle est soulevée. Notre système repose sur deux fondements conceptuels : le 1er est en effet la pertinence juridictionnelle de la question de constitutionnalité. Je veux dire par là que la procédure ne doit pas être engagée de façon abstraite, pour la beauté du droit ou pour l’édification des juristes. Elle n’est légitime que si le questionnement naît du procès, c’est-à-dire de la confrontation directe d’un justiciable à une norme législative contestée.

Le second fondement conceptuel est la priorité absolue qui doit être accordée à la levée de doute sur l’éventuelle inconstitutionnalité d’une loi qui va s’appliquer à ce justiciable.

Or, qui mieux que le juge du fond peut apprécier si la disposition contestée est applicable au litige dont il est saisi ? Et qui, mieux que le juge de 1ère instance, peut contribuer à faire rapidement lever un doute de constitutionnalité ?

C’est sur ces fondements que les juges du filtre, et tout particulièrement les premiers juges saisis d’un litige, sont devenus ce que certains auteurs qualifient de juge de constitutionnalité de droit commun et qu’on peut qualifier plus justement de juges de constitutionnalité de première ligne.

Pour utiliser une autre terminologie, le contrôle de constitutionnalité, mis en mouvement par les justiciables et leurs conseils, est une co-construction entre le juge du fond et le juge constitutionnel.

A l’occasion des travaux qui ont marqué en 2020 les 10 ans de la QPC1, à l’initiative du Conseil constitutionnel, plusieurs universitaires avaient relevé des "freins culturels" pour le juge du fond lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la loi, "alors que cela ne relève ni de sa culture, ni de sa formation". Il s’agit assurément d’une responsabilité nouvelle, mais quelle belle responsabilité ! Elle relie tout d’abord le travail quotidien du juge administratif aux fameuses "sources constitutionnelles du droit administratif" qui ne doivent pas rester un simple sujet de cours magistral. La QPC, exclusivement centrée sur les "droits et libertés que la Constitution garantit", donne l’occasion au juge du filtre, souvent cantonné à l’examen de normes ponctuelles, d’élever son office au plus haut niveau des enjeux de l’État de droit. Et, comme le soulignait le professeur Denys de Béchillon dans les Mélanges Favoreu2, la QPC donne aux juges du fond une nouvelle légitimité au plan du droit national, alors qu’ils sont de plus en plus souvent perçus comme les gardiens du droit international, européen en particulier. On peut être, selon la sensibilité de chacun au processus d’internalisation du droit, plus ou moins attaché à cet aspect du sujet, mais il est indéniable que si la question de constitutionnalité a été qualifiée de "prioritaire", c’est bien parce que ses concepteurs, le Constituant et le législateur organique, ont entendu rappeler la primauté impérieuse et absolue de la norme constitutionnelle sur toute autre, y compris celle qui émane d’un ordre institutionnel européen auquel nous avons adhéré.

J’ajoute que puisque le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation ont admis que le filtrage effectué par les juges puisse, sous certaines conditions, appréhender une disposition telle qu’elle est appliquée par la jurisprudence, le juge dispose, avec la QPC, de la faculté de s’interroger sur la propre articulation de son travail normatif avec la loi qu’il fait appliquer. Le Conseil constitutionnel n’hésite pas, vous l’avez certainement relevé, à examiner explicitement, dans les motifs de ses décisions, la disposition législative qui lui est soumise au regard de la portée que lui confère la jurisprudence du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Le filtrage qui incombe aux juges saisis d’une QPC leur impose, dès lors, le même examen global, portant à la fois sur le texte de la loi contestée et sur l’interprétation qu’en fait la jurisprudence. C’est exigeant, bien sûr, peut-être même un peu vertigineux pour les juges de 1ère instance qui portent rarement, a fortiori dans les juridictions administratives, ce regard critique sur les jurisprudences qui les guident. Mais quel bel exercice d’introspection juridique !

Si j’étais taquin, j’ajouterais, pour faire bonne mesure, que la décision de transmettre une QPC à son juge de cassation est une des très rares décisions d’un juge de 1ère instance qui n’est susceptible d’aucun recours. Plus sérieusement, le dispositif, qui comporte un double degré de filtrage, a été conçu pour ne pas imposer au 1er juge du fond un examen excessivement rigoureux : dès lors que les conditions de recevabilité sont réunies, c’est-à-dire que le texte contesté est applicable au litige et qu’il n’a pas déjà été déclaré conforme à la Constitution, il ne s’agit pas de juger si la question est sérieuse, ce qui pourrait impliquer des analyses approfondies, mais seulement si elle n’est "pas dépourvue de caractère sérieux", ce qui est plus extensif. Ce sera au Conseil d’État, destinataire de la question, d’analyser plus avant et de juger s’il y a vraiment lieu de saisir le Conseil constitutionnel. Ne perdons jamais de vue que le dispositif de filtrage a été conçu pour éviter des saisines fantaisistes, synonymes de pertes de temps pour les juges et les parties, mais en aucune façon pour faire barrage à un questionnement pertinent. Si, dans l’instance pénale, le doute profite à l’accusé, il doit au contraire, dans la QPC dont la vocation est tout autre, profiter à l’accusation, jusqu’à la saisine éventuelle du Conseil constitutionnel auquel il incombe alors de dire le droit.

Je ne minimise pas, pour autant, l’exigence nouvelle que comporte cette procédure pour les juges de 1ère instance déjà soumis à une charge très lourde, d’autant plus que la QPC leur impose de statuer "sans délai", ce qui signifie le plus rapidement possible. C’est notamment pour les aider dans ce travail que le Conseil constitutionnel a créé au début de cette année un portail internet dédié à la QPC, "QPC 360", destiné à mettre à leur disposition, comme à celle de tous les praticiens du droit, le plus grand nombre de références utiles, textes, jurisprudences, fiches pratiques, identification thématique précise des dispositions déjà contestées, décisions de transmission ou de refus de transmission rendues par l’ensemble des juridictions françaises. La montée en puissance du site est progressive – et repose, je le rappelle au passage, sur la transmission des données dont dispose chaque juridiction – mais il a vocation à devenir un outil de référence indispensable et précieux.

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Je vous livre, en contrepoint de ces réflexions et avant de conclure mon propos, quelques éléments chiffrés. Selon les statistiques de la juridiction administrative, les tribunaux administratifs ont été saisis, de 2010 à 2021, de 5.453 QPC, soit une moyenne annuelle d’environ 450. Cela représente une fraction de 2 à 3 pour mille des affaires enregistrées par ces tribunaux. Les mêmes tribunaux administratifs, chargés de se prononcer sur la recevabilité et le bien-fondé de ces questions et, notamment, de juger si elles ne sont "pas dépourvues de caractère sérieux", n’en ont transmis au Conseil d’État, sur la même période, que 419, soit un peu moins de 8%. Une étude réalisée sur la période 201O/2020, sur les ressorts de la cour administrative d’appel de Bordeaux et des cours d’appel de Bordeaux et Agen, révélait que les irrecevabilités constituaient les motifs les plus nombreux de rejet de QPC et qu’en revanche, une fois arrivé au stade de l’examen de la question du sérieux, le taux de transmission était de l’ordre de 50%, ce qui est considérable et illustre l’importance de la contribution des juges du fond au contrôle de constitutionnalité.

Les avocats sont nombreux dans la salle et je tiens à souligner devant eux l’importance en la matière de leur rôle, puisqu’ils sont à l’origine de la quasi-totalité des QPC. Seules 3% d’entre elles, en effet, sont soulevées sans défenseur (statistiques de 2014 à 2020). On peut cependant noter qu’une proportion importante de ces QPC n’est soulevée qu’au stade de la cassation, par des avocats aux Conseils. On connait, bien sûr, les raisons qui font que les avocats des requérants en 1ère instance ne se saisissent pas plus fréquemment de cette voie d’action. Elles tiennent à la préoccupation, légitime, de ne pas retarder les procédures, dans l’intérêt des clients, à l’incertitude, plus grande qu’en d’autres domaines, de l’issue qui peut être espérée. Peut-être aussi aux habitudes qui ont été prises, depuis plusieurs décennies, de contester les normes de droit interne prioritairement au regard des règles européennes.

Je crois utile de verser au débat deux réflexions concernant plus particulièrement le travail des avocats.

La 1ère pour tordre le cou à une idée, assez répandue je crois, selon laquelle il y aurait des matières contentieuses qui, sans être maudites en matière de QPC, seraient particulièrement peu propices au succès. On le dit souvent, en particulier, du contentieux fiscal. Or c’est tout à fait inexact. Les statistiques révèlent que le taux de décisions de non-conformité à la Constitution ou de conformité avec réserves d’interprétation est très similaire en matière fiscale à ce qu’il est dans les différents domaines du droit public. Il est même très supérieur à ce qu’il est dans le domaine du droit civil par exemple.

La seconde réflexion tient à l’utilité du portail sur la QPC pour apprécier l’opportunité de soulever un débat de constitutionnalité en cours d’instance. Ce n’est, je le répète, ni un outil interne aux juridictions, ni un outil destiné aux seules recherches universitaires. Le portail a vocation à éclairer tout autant les avocats, et le Conseil constitutionnel aura à cœur, au fil du temps, de l’enrichir selon les retours qui lui seront faits par les barreaux.

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Il est temps de conclure.

Joseph Joubert, auteur injustement méconnu, ami de Diderot et Chateaubriand, a écrit de très beaux aphorismes, réunis dans le recueil de ses Pensées. J’aime notamment celui-ci, particulièrement à sa place dans un tribunal : "La justice est le droit du plus faible". Mais c’est un autre que je vous livre aujourd’hui : "Le ciel est à ceux qui y pensent". Alors, pensons à la QPC !

 


 
 
 

1 Revue "Titre VII", octobre 2020, n° spécial, "Les 10 ans de la question citoyenne"


 
 
 

2  Plaidoyer pour l’attribution aux juges ordinaires du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois, Dalloz 2007 p109.

Mis à jour le 25/09/2023