Conférence à l’École nationale de la magistrature (ENM)
promotion 2022
Lundi 20 février 2023 - Bordeaux
Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel
seul le prononcé fait foi
Madame la directrice,
Madame la Première présidente,
Madame la Bâtonnière,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs les auditrices et les auditeurs de justice,
Mesdames et Messieurs auxquels j’ai le plaisir de m’adresser puisque le public de cette conférence est large,
D’abord, merci à Madame la directrice de l’École nationale de la magistrature, Nathalie Roret, de m’avoir invité à m’exprimer devant vous tous. J’en suis d’autant plus heureux que c’est, je crois, une première pour le Président du Conseil constitutionnel.
En 2019, j’ai décidé de tenir avec mes collègues du Conseil constitutionnel des audiences QPC en région, parce que l’ouverture de notre institution au citoyen est pour moi une priorité. Nous n’avons en effet pas vocation à rester dans une tour d’ivoire, fût-elle magnifique comme c’est le cas de nos locaux au Palais Royal à Paris. Après Metz, Nantes, Pau, Lyon, Bourges, Marseille et Montpellier, nous tiendrons donc demain en région une audience publique avec mes 8 collègues dans les locaux de la Cour d’appel de Bordeaux. Je remercie Madame la Première présidente, Monsieur le Procureur général, Madame la Bâtonnière, Mesdames et Messieurs les professeurs, et vous, toutes et tous, pour votre accueil. A la veille de cette audience, il me paraissait naturel de venir vous rencontrer dans votre École, car le Conseil constitutionnel et les magistrats que vous êtes ou serez demain avons notamment en partage cette mission fondamentale : la défense des libertés.
Cette mission, le Conseil constitutionnel l’a acquise, en réalité, graduellement. A l’origine, en 1958, il n’était pas vraiment une juridiction, et malgré la qualité de ses membres – reconnaissons-le – pas exemplairement indépendant. Il avait notamment pour rôle, outre le contrôle des élections nationales, de contrer les éventuels empiètements du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif. Composé de personnalités exclusivement masculines, il était assez éloigné alors dans son fonctionnement du risque de surmenage (il prenait 5 décisions par an ; aujourd’hui une centaine) et du risque de mutinerie, si bien qu’on l’a parfois qualifié à l’époque de "chien de garde de l’exécutif", ce qui n’était ni flatteur ni totalement… inexact. L’évolution, considérable, du rôle du Conseil s’est déroulée, comme les bons manuels de droit l’indiquent, en trois étapes principales. La première, jurisprudentielle, a été la décision du 16 juillet 1971 dite Liberté d’association, par laquelle le Conseil constitutionnel, en s’affirmant lui-même comme juge des lois au regard de l’ensemble du "bloc de constitutionnalité" et non plus seulement des dispositions essentiellement institutionnelles énoncées dans les articles de la Constitution de 1958, le Conseil donc est devenu un protecteur de l’ensemble des droits fondamentaux contenus dans ce bloc de constitutionnalité. La deuxième étape, en 1974, est due à la révision de la Constitution initiée par le Président Giscard d’Estaing, par laquelle a été ouverte la saisine du Conseil à soixante députés ou soixante sénateurs, c’est-à-dire en pratique à l’opposition. La troisième étape date de 2008-2010, avec l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité, qui permet à tout justiciable de mettre en cause, à l’occasion d’un litige, la conformité d’une disposition dont le Conseil n’a pas déjà été saisi avec les "droits et libertés que la Constitution garantit". Cette "question citoyenne", qui a ouvert largement notre prétoire – on a d’ailleurs dû créer une salle d’audience dédiée à ce contentieux – a approfondi la juridictionnalisation du Conseil et contribue à la protection des droits fondamentaux et des libertés publiques. Cette procédure a fortement accru notre activité. Elle représente désormais environ 80 % de nos décisions, à un rythme de deux décisions par semaine en moyenne. Plus de la moitié des saisines proviennent de la Cour de cassation. L’an dernier, le Conseil a enregistré sa 1 000e QPC, ce qui confirme en un peu plus de 10 ans - ce qui est court - le succès de cette procédure. C’est à elle que j’ai choisi de consacrer mon propos introductif, réservant à notre dialogue ensuite toutes les questions que vous souhaiterez me poser sur divers sujets de ma compétence.
Pour beaucoup d’entre vous, j’imagine, la QPC est plutôt un sujet théorique et marginal. J’aimerais ce soir, en vous donnant quelques indications concrètes, montrer en quoi il s’agit d’une procédure-clef de notre État de droit, et dans quelle mesure, devenus magistrats, vous en serez vous-même un maillon central.
1. Quelques mots, d’abord, sur la genèse de la QPC et sa portée.
L’avènement de la QPC est le fruit d’un processus né sous l’impulsion de Robert Badinter, mon ami et prédécesseur à la Présidence du Conseil, alors Garde des sceaux. C’est en 1989, à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que Robert Badinter convainc le Président Mitterrand de l’intérêt de porter cette réforme constitutionnelle : conférer une voie de droit nouvelle au citoyen pour que celui-ci puisse contester une loi déjà en vigueur qu’il estime contraire à ses droits fondamentaux. Cette idée constitue une importante novation dans l’ordre juridique français, longtemps marqué par le légicentrisme hérité de la période révolutionnaire, c’est-à-dire la toute-puissance de la loi et l’absence de bornes fixées à elle. Mais, compte tenu de diverses oppositions, 20 ans s’écoulèrent avant qu’elle puisse être adoptée.
Jusqu’en 2008, la France était en effet l’une des dernières démocraties européennes où la loi pouvait certes être contestée par les justiciables au regard des conventions internationales, mais pas au regard du catalogue national des droits fondamentaux. De plus, il était choquant qu’on puisse contester les lois "futures", c’est-à-dire votées et pas encore promulguées, par une saisine parlementaire du Conseil constitutionnel dite "a priori", mais pas toutes les lois déjà existantes par une saisine citoyenne. Or, la préservation et le renforcement de l’État de droit, en France comme dans le monde, représentent un enjeu considérable pour les sociétés qui entendent devenir ou demeurer des démocraties avancées. Cela n’a rien d’abstrait et est au contraire très actuel. Ainsi, dans l’affrontement qui se déroule à quelques frontières de nous sur le sol européen, l’agression russe contre l’Ukraine, chacun constate la volonté de certaines forces de contester l’État international de droit. Un autre type de violences, celles-là internes aux démocraties et destinées à les détruire, a frappé, en ce début d’année, les institutions clés du Brésil, comme elles avaient vandalisé deux ans plus tôt le Congrès des États-Unis.
Dans ce contexte d’agression contre l’État de droit, les juges sont les premiers menacés. On le constate par exemple à l’Est de l’Europe ou en Israël. Face au brutalisme sous toutes ses formes, il revient au juge constitutionnel, et plus largement à tous les juges, de veiller à ce que la protection des droits fondamentaux ne connaisse pas d’éclipse. Chez nous, alors que l’on s’apprête à célébrer le 4 octobre prochain les 65 ans de la Constitution de la Ve République qui deviendra ainsi la Constitution à la plus grande longévité de notre histoire, le juge doit, avec détermination et sans relâche, endosser son rôle de gardien des libertés.
Un exemple ? L’article 66 de notre Constitution dispose : "Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Auditrices et auditeurs de la promotion 2022, vous avez déjà pu mesurer l’importance concrète de ce principe lors de vos premiers stages et spécialement lors du stage pénitentiaire en milieu fermé. Prochainement, vous découvrirez les fonctions du juge de la liberté et de la détention (le JLD). S’agissant de la procédure QPC, le droit pénal et la procédure pénale représentent près de 25 % des dossiers QPC que nous traitons. Sur ces questions qui intéressent particulièrement la pratique des magistrats judiciaires, le Conseil constitutionnel a notamment confirmé l’application de l’article 66 que je viens de citer à différentes mesures restrictives ou privatives de liberté : l’hospitalisation d’office, les mesures d’isolement ou de contention en hôpital psychiatrique… qui requièrent désormais l’intervention du juge judiciaire.
Autre exemple, tout récemment, le 10 février 2023, nous avons eu à nous prononcer sur deux dispositifs issus d’une loi du 24 janvier 2022 sur la responsabilité pénale et la sécurité intérieure, ayant fait l’objet d’une QPC soulevée, entre autres, par le Syndicat de la magistrature. Les dispositions contestées concernaient spécifiquement les mineurs. Le Conseil constitutionnel a décidé de soumettre la décision de placement ou de maintien en détention provisoire d’un mineur, présenté par erreur devant une juridiction jusqu’à sa comparution devant une juridiction pour mineurs, à plusieurs exigences spécifiques, notamment de nécessité. En outre, nous avons encadré strictement le recours à la prise d’empreintes ou de photographies sans le consentement d’un mineur d’au moins 13 ans dans le cadre d’une garde à vue. Nous avons censuré le recours à ces techniques dans le cadre d’une audition libre, dès lors que, dans ce contexte, le respect des droits de la défense exige que "la personne intéressée soit entendue sans contrainte et en droit de quitter à tout moment les locaux où elle est entendue". La QPC montre ainsi concrètement son potentiel au service des principes fondamentaux du droit.
2. La procédure
Quand je discute avec des magistrats en marge de nos audiences en région, je perçois que pour certains, la QPC est plus ressentie comme un "incident de procédure" que comme un outil au service de la protection des libertés fondamentales. De fait, la QPC peut être soulevée sans autre délai à l’audience, concerner des dossiers que les magistrats ont préparés minutieusement et qu’ils vont potentiellement devoir reporter et soumettre à d’autres juges… bref, la QPC vient parfois jouer les trouble-fête et même - je l’entends ici et là - créer un vent d’inquiétude pour le juge qui doit décider vite à propos d’une procédure qu’il découvre parfois. Je veux rappeler que, au-delà du souci légitime d’efficacité que requiert le traitement des stocks de dossiers, la QPC vous place au cœur de votre mission constitutionnelle de gardiens des libertés. La QPC enrichit le dialogue des citoyens avec les juges judiciaires et administratifs, elle révèle la fonction du juge comme "vigie de la constitutionnalité de la loi"; à charge ensuite, pour le juge constitutionnel qu’est le Conseil constitutionnel, en cas de transmission de cette QPC, de trancher.
Vous connaissez sans doute les grands principes applicables à la QPC. J’aimerais cependant rappeler brièvement comment la QPC peut cheminer en pratique jusqu’au Conseil constitutionnel. Je serai précis, peut-être un peu complexe, mais je souhaite que mes propos puissent vous être utiles dans votre prochaine activité de juge.
Recevabilité.
La QPC n’est pas une voie d’action autonome, mais une procédure "incidente" qui intervient à l’occasion d’un litige déjà en cours. En pratique, cela implique que, dès qu’une partie dépose une QPC, l’examen du litige soit suspendu, le temps de statuer sur la question soulevée. En premier lieu, il revient au juge – du fond ou de cassation – d’en apprécier la recevabilité.
Pour les conditions de recevabilité externes, c’est-à-dire celles qui entourent la façon dont la QPC est posée, il en existe deux :
La QPC doit être posée devant une juridiction. Cela signifie que tout juge est concerné par la QPC : juge judiciaire ou juge administratif ; juge unique ou formation collégiale ; magistrat ou juge professionnel ; en urgence, en référé, en appel, en cassation …
D’autre part, la QPC doit être posée par une partie au litige, quelle qu’elle soit.
Les conditions de recevabilité internes, c’est-à-dire celles qui sont propres à la QPC elle-même, quelles sont-elles ?
Une condition de forme : la QPC doit faire l’objet d’un écrit distinct et motivé. Le caractère distinct ne pose pas de difficulté particulière ; s’agissant de la motivation, en pratique, la jurisprudence exige a minima que les écritures exposent les dispositions législatives contestées et les fondements constitutionnels précis invoqués.
Une condition de fond : la QPC doit concerner des "dispositions législatives ", prévoit l’article 61-1 de la Constitution.
Qu’est-ce que cela signifie ? Ce peuvent être des lois dites "ordinaires", celles qu’adopte le Parlement, mais pas des lois de programmation ni des résolutions, puisqu’elles sont dépourvues d’effet normatif. Sont également exclues les dispositions constitutionnelles, les dispositions référendaires et les dispositions des lois de transposition des directives – sauf, dans ce dernier cas, si la disposition s’écarte de la directive, ou si elle est contraire à un principe inhérent à l’"identité constitutionnelle" de la France. Dans le cas particulier des dispositions issues des ordonnances de l’article 38 de la Constitution – lequel, vous le savez, permet au Gouvernement de prendre par ordonnance, dans un délai limité, des mesures dans des matières relevant du domaine de la loi –, elles peuvent faire l’objet d’une QPC si, passé le délai d’habilitation, l’ordonnance n’a pas été ratifiée par le Parlement. Enfin, dernière subtilité, certaines dispositions pourtant non-législatives peuvent être visées par une QPC : celles qu’on appelle les lois du pays de Nouvelle-Calédonie, les ordonnances de l’article 92 de la Constitution, et, plus méconnu encore, les interprétations jurisprudentielles s’incorporant à la loi elle-même. Dans ce dernier cas, l’interprétation ne doit pas être une règle purement jurisprudentielle mais bien une lecture jurisprudentielle d’une disposition législative, qui doit être constante et émaner du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. La pratique du Conseil constitutionnel s’inscrit ainsi dans le cadre de ce que l’on appelle la théorie du droit vivant.
Pour les dispositions constitutionnelles sur lesquelles s’appuie la QPC, elles doivent faire partie des "droits et libertés que la Constitution garantit". Le but de la QPC, en effet, n’est pas de protéger la Constitution dans toutes les règles de procédure ou de partage de compétence qu’elle établit, mais de protéger les libertés et droits fondamentaux contenus dans le bloc de constitutionnalité, les grands principes constitutionnels. Le champ d’application des dispositions constitutionnelles invocables ne s’étend donc pas à ce que nous appelons les objectifs à valeur constitutionnelle (OVC), à moins qu’ils ne soient associés à un droit ou à une liberté "de fond" que la Constitution garantit. En revanche, le justiciable peut invoquer ce qu’on appelle une " incompétence négative", dans le cas où celle-ci, c’est-à-dire l’inaction du législateur, a porté atteinte à un droit ou une liberté que la Constitution garantit.
Conditions de transmission au juge du filtre ou au Conseil constitutionnel.
Admettons que vous soyez saisis d’une QPC et que vous estimiez que les conditions internes et externes de recevabilité soient remplies. Quels sont les critères de transmission qui doivent être réunis ? Il y en a trois. Premièrement, la disposition contestée doit être applicable au litige. Le lien entre la disposition et le litige ne doit pas nécessairement être direct, mais une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité – si elle était prononcée – doit avoir une incidence sur la solution de l’affaire. En matière pénale, toute disposition "qui constitue le fondement des poursuites" est applicable au litige. Ce lien peut concerner indistinctement le fond du litige ou la procédure. C’est souvent le cas en matière de procédure pénale. Deuxièmement, une condition juridique et de bon sens est requise : la disposition législative invoquée ne doit pas avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel. Une exception existe en cas de changement de fait, ou de droit, par exemple un changement constitutionnel, législatif ou jurisprudentiel. Troisièmement, la QPC posée devant les juges du fond ne doit pas être "dépourvue de caractère sérieux", et, devant la Cour de cassation, juge du filtre, elle doit "présenter un caractère sérieux" ou être "nouvelle". C’est ce dernier critère qui vous invitera à donner, en tant que magistrat, une appréciation fine et motivée. Il ne s’agit pas de votre part d’un "préjugement" de la QPC, mais il faut néanmoins être attentif, en tant que juge du fond, à ce que la QPC ne présente pas de caractère fantaisiste, dilatoire ou manifestement infondé. Le juge du filtre, pour sa part, vérifiera qu’il existe un doute sérieux sur la constitutionnalité des dispositions visées.
Décision de transmission.
Selon l’appréciation des conditions par le juge, il décide de prendre une décision de transmission ou de non-transmission de la QPC.
Devant le juge du fond. Lorsque la QPC est déposée devant une juridiction autre que la Cour de cassation ou le Conseil d’État, cette juridiction doit se prononcer "sans délai", c’est-à-dire rapidement, en motivant sa décision.
*Si les conditions de transmission ne sont pas remplies, elle refusera de transmettre la QPC. L’instance reprend alors son cours normal et la disposition visée peut être appliquée. Le refus de transmettre peut être contesté, mais il faut attendre que le juge ait statué sur le litige préexistant et déposer un recours contre sa décision.
*Si les conditions de transmission sont remplies, la juridiction prendra une décision de transmission, qu’elle adresse à la Cour de cassation dans les 8 jours, accompagnée d’un dossier constitué des mémoires ou conclusions des parties. La juridiction sursoit alors à statuer : concrètement, le procès est suspendu – sauf quelques exceptions. La décision de transmettre n’est jamais susceptible de recours.
Devant la Cour de cassation
Lorsque la QPC est transmise à la Cour de cassation – ou soulevée devant elle –, la Cour doit se prononcer dans un délai de 3 mois à compter de la réception de la question, en motivant sa décision. Même délai si le dossier est transmis au Conseil d’État.
* Si les conditions de transmission au Conseil constitutionnel ne sont pas remplies, la Cour de cassation prononce l’irrecevabilité et la décision de refus est insusceptible de recours. Le procès reprend alors son cours – devant le juge du fond si la QPC a été déposée devant lui, devant la Cour de cassation si la QPC a été soulevée devant elle.
* Si les conditions sont remplies, la QPC est transmise au Conseil constitutionnel, et la Cour de cassation sursoit à statuer – sauf là-aussi exceptions.
3. Le jugement de la QPC par le Conseil constitutionnel
Lorsque le dossier arrive entre nos mains, nous l’instruisons. Comme Président, je désigne un rapporteur parmi mes huit collègues, et une audience, publique et retransmise sur Internet, est tenue au Palais Royal ou en région, en présence du requérant, d’éventuelles parties intervenantes et du Secrétariat général du gouvernement qui par principe défend la loi. Le dossier est instruit. L’équipe juridique du Conseil rassemble les éléments, le rapporteur y travaille activement, il prépare un projet de décision, parfois deux si des arguments forts existent dans des directions contraires, et il nous le présente dans un délibéré, lui secret, sous ma présidence. Le Conseil délibère, et nous rendons notre décision.
La portée de nos décisions. Puisque nous jugeons la loi, nos décisions s’appliquent erga omnes. Dans environ un cas sur trois, non par esprit de système mais parce que c’est un constat, nous procédons à une annulation partielle ou totale des dispositions contestées. Lorsqu’une disposition est déclarée contraire à la Constitution, elle est en principe immédiatement abrogée. Mais nous sommes également attentifs aux conséquences pratiques de nos décisions. Il nous arrive donc de moduler les effets dans le temps d’une déclaration d’inconstitutionnalité s’ils risquent d’être manifestement excessifs. Par exemple, récemment – je prends cet exemple à dessein car il a été commenté et souvent à tort – saisis par QPC, nous avons annulé l’article 60 du Code des douanes qui conférait des pouvoirs généraux et larges aux douaniers dans des conditions qui ne permettaient pas, avons-nous jugé, "une conciliation équilibrée entre, d’une part, la recherche des auteurs d’infractions et, d’autre part, la liberté d’aller et venir et le droit au respect de la vie privée". L’abrogation immédiate de cet article 60 aurait eu des conséquences inconsidérées en remettant en cause les procédures en cours. C’est pourquoi nous l’avons différée au 1er septembre 2023, le temps pour le Parlement de revoir les conditions de contrôle par les douanes en tenant compte de notre décision. Nous avons, dans notre décision, précisé – nous ne sommes ni aveugles ni naïfs – que les mesures prises avant la publication de cette décision ne pouvaient pas être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité. Tout est donc juridiquement clair. Cela n’a pas empêché certains commentaires, en méconnaissance même de la lettre de notre décision, d’y voir un risque d’effet d’aubaine pour la délinquance. C’est d’ailleurs une difficulté plus générale que vous rencontrerez peut-être : l’inexacte interprétation, de bonne foi ou de moins bonne foi, de certaines décisions de justice. Pour éviter ce risque, les plus importantes de nos décisions sont accompagnées d’un commentaire qui n’a pas de force juridique propre mais qui éclaire pour les juristes certains aspects de notre décision qui pourraient paraître obscurs. S’agissant des décisions du Conseil constitutionnel, qui s’imposent en tous points aux autorités juridictionnelles, il appartient au ministère public de faire appel de jugements qui en feraient une mauvaise application. Il revient aux cours d’appel et à la Cour de cassation de veiller à leur correcte application.
Les délais : la procédure QPC fait intervenir plusieurs juges qui jouent un rôle de filtre pour s’assurer qu’il y a bien lieu de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel. Pour que cela ne retarde pas excessivement le cours du procès à l’occasion duquel la QPC a été posée, il a été prévu avec sagesse que des délais courts s’imposent à chacun des juges qui en sont saisis.
Tous délais confondus, pas beaucoup plus de 6 mois vont s’écouler entre le dépôt de la QPC et la décision du Conseil constitutionnel. Le Conseil lui-même a au maximum 3 mois pour trancher. En moyenne, depuis l’entrée en vigueur de la QPC, le Conseil s’est prononcé dans un délai de 74 jours. Ces délais sont courts comparés à ceux des cours constitutionnelles étrangères, le tout pour un enjeu fondamental de mise en conformité de la loi à la Constitution. Il nous oblige à un système d’organisation et à des méthodes de travail très efficaces. Je pense que cette rapidité – qui n’enlève rien à la qualité de l’examen – est une excellente chose.
Un mot enfin sur le rôle du ministère public en tant que partie au procès. En cette qualité, le parquet est systématiquement avisé du dépôt d’une QPC. Il est chargé de requérir l’application de la loi, mais, si on réfléchit bien, rien ne lui interdirait pour autant de prendre du recul sur la qualité de cette loi au regard de la Constitution. De la même manière que, lorsqu’un dossier ne "tient" pas, le parquet doit requérir la relaxe, lorsqu’une loi est manifestement contraire à la Constitution ne serait-il pas de son devoir de soutenir, voire de soulever une QPC ? Jusqu’ici, cela n’a jamais été le cas, mais la question mérite d’être posée.
4. Quel bilan de la QPC ?
Il se mesure notamment par la somme des avancées permises par cette procédure nouvelle. Cette "question citoyenne" a tout d’abord permis de corriger certaines imperfections de notre arsenal législatif, comme par exemple l’absence d’avocat en garde à vue qui était, jusqu’en 2010, une spécificité française. La QPC a en revanche conforté des dispositions législatives comme certains articles de la fameuse loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ou le dispositif législatif relatif à la fin de vie, et aux directives anticipées. De manière plus générale, la QPC a contribué au perfectionnement de la protection des droits fondamentaux. Elle est également à l’origine d’une accélération du mouvement de constitutionnalisation des différentes branches du droit qui sont toutes concernées, par-delà la distinction public-privé (droit pénal, droit de l’urbanisme, droit commercial, droit social, droit fiscal …).
Prenons deux domaines parmi d’autres.
L’environnement.
Face à la crise écologique, le juge est de plus en plus saisi. Cette tendance est d’ailleurs mondiale. Dans le seul domaine climatique, on recense près de 1 200 contentieux depuis 2015, dont plus de 475 entre 2020 et 2022. Le phénomène va prendre de l’ampleur, ce que me confirment mes homologues étrangers. En 2020, dans une décision importante QPC-UIPP, nous nous sommes fondés sur le préambule de la Charte de l’environnement de 2004 qui fait partie du "bloc de constitutionnalité" pour consacrer "la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains" comme objectif à valeur constitutionnelle. A l’avenir, il n’est pas impossible que d’autres QPC soient posées sur le fondement de la prise en compte des intérêts des "générations futures" dont nous avons reconnu la valeur constitutionnelle dans une autre décision importante du 12 août 2022, celle-là par une décision sur saisine a priori et non sur QPC.
Autre domaine, le numérique.
Les opportunités offertes par les outils numériques et technologiques sont évidentes. Notre rôle est notamment de garantir que la défense des droits et libertés est utilement assurée en conciliant les différents impératifs en présence : droits de la défense, indépendance et impartialité des magistrats, droit au respect de la vie privée des parties, liberté d’expression et de communication du public. Un exemple ? La pratique des "fadettes", ou "factures détaillées", qui impliquent des enjeux pratiques importants puisque selon les chiffres du ministère de la justice, en 2021, plus d’1,5 million de fadettes ont fait l’objet d’une demande de réquisition judiciaire. Par plusieurs décisions récentes, nous avons fixé les bornes constitutionnelles de la réquisition par l’autorité judiciaire de ces données de connexion à différentes phases de la procédure pénale, enquête préliminaire, enquête de flagrance, information judiciaire.
A l’occasion des 10 ans de la QPC en 2020, nous avons fait réaliser un sondage dont il ressort que 80 % des Français en ont une perception positive car ils y voient une avancée au profit des citoyens, mais que beaucoup en ont une connaissance encore limitée. L’écart entre le succès de la QPC et la relative méconnaissance qui peut exister de la part des titulaires du droit d’agir nous conduit donc à progresser. Comment ?
La formation des professionnels du droit à la pratique de la QPC est un aspect qui doit sans doute être renforcé. En formation initiale, il faut travailler sur ce que j’appellerai le "réflexe QPC": dans les universités, les écoles d’avocats, ici-même, à l’école de formation des magistrats, où j’en suis convaincu, les actions de formation sur la QPC pourront être élargies. En formation continue aussi : je salue la création prochaine d’un DU (diplôme universitaire) "QPC et Libertés" à l’Université de Bordeaux par le professeur Mélin-Soucramanien et Madame Pauline Gervier, en partenariat avec le Conseil constitutionnel et l’ENM. Ce diplôme permettra aux professionnels du droit – magistrats, avocats, collectivités territoriales, associations, entreprises et, plus largement, tout juriste – de consolider la connaissance de ce contentieux d’avenir.
L’information devra également progresser. Lorsque nous avons dressé le bilan de la QPC en 2020 avec des chercheurs de plusieurs universités, l’un des regrets exprimés – il n’est pas anodin – était que l’on manquait d’un système complet d’information permettant de mesurer le nombre de questions soulevées à l’échelle nationale et surtout les réponses qu’y apportent les différents juges partout en France. On connaissait bien sûr les QPC qui passaient l’épreuve du filtre jusqu’au Conseil constitutionnel mais peu, voire pas du tout, celles qui étaient rejetées.
C’est pourquoi j’ai décidé, il y a deux ans, que nous allions bâtir, en relation avec le Conseil d’État, la Cour de cassation, les avocats et l’Université, le système d’information faisant défaut à cette procédure. Le travail de la Conférence des premiers Présidents, et particulièrement le vôtre Madame la Première présidente Isabelle Gorce, a été précieux et je vous en remercie. Nous sommes au rendez-vous : le site "QPC 360°" est désormais accessible sur internet. Il sera pour vous tous un outil utile.
Mettons-nous en situation. Vous êtes en audience pénale, l’un des avocats soulève à propos de l’affaire examinée une QPC relative à une disposition du Code de procédure pénale qu’il estime contraire à la Constitution. Son client a été entendu dans le cadre d’une enquête, et aucune disposition législative n’imposait à l’autorité qui l’a entendu de l’informer de son droit de se taire. Le mémoire QPC arrive entre vos mains. C’est à ce stade que le portail QPC 360° est utile. Si vous tapez l’expression "droit de se taire" sur le site, vous obtenez plusieurs décisions que vous pouvez classer de différentes façons : juridiction de provenance ; qualité du demandeur ou des intervenants ; dispositions contestées ; dates ; etc.
Vous pourrez ainsi, au fur et à mesure, reconstituer le parcours de chaque QPC. Cela vous aidera dans vos travaux à plusieurs égards. Par exemple, si les dispositions contestées devant vous ont déjà fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel, vous vous demanderez : quels étaient les faits à l’origine de la QPC ? Un changement de fait ou de droit est-il intervenu depuis cette décision ? Autre scenario : les normes contestées devant vous n’ont jamais été examinées par le Conseil constitutionnel, mais ce dernier s’est déjà prononcé sur des dispositions analogues, par exemple à un autre stade de la procédure pénale. Comment les juges du filtre ont-ils motivé la transmission de la QPC ? Comment le Conseil constitutionnel a-t-il raisonné dans sa décision ? Dans ces hypothèses et bien d’autres, le portail QPC 360° vous permettra, grâce au travail d’indexation régulièrement actualisé, d’accéder à un grand nombre d’éléments regroupés et classés, pour travailler plus efficacement. Sur un même site internet, vous pourrez à la fois consulter l’état de la jurisprudence sur une question précise, et avoir une "vue d’ensemble" sur les pratiques jurisprudentielles et commentaires doctrinaux.
Le portail QPC 360° recensera aussi peu à peu les décisions de non-transmission ou de non-renvoi, qui sont instructives pour savoir ce que, pour une disposition contestée, le juge a décidé à Marseille, à Montpellier, à Bordeaux, ou à la Cour de cassation, et par quels motifs. Par exemple, sur le droit de se taire, vous trouvez dans les premiers résultats une décision de non-renvoi de la Cour de cassation du 30 novembre 2021 où il était question de l’obligation de notifier le droit de garder le silence dans le cadre des auditions réalisées par l’inspection du travail. La Cour de cassation a jugé que la QPC soulevée n’était pas nouvelle et ne présentait pas de caractère sérieux. Vous aurez ainsi directement accès aux précédents utiles qui pourront, là encore, étayer votre réflexion et votre décision.
Bref, le site internet QPC 360° est fait notamment pour vous, je vous encourage à l’utiliser et à le faire vivre.
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Pour conclure ces propos, un peu arides sans doute mais dont j’ai souhaité qu’ils puissent vous être concrètement utiles, avant d’ouvrir une discussion plus générale, je voudrais partager avec vous un constat, celui-là d’ensemble, tiré de mon propre parcours. J’ai eu la chance et l’honneur, après avoir servi quelques années au Conseil d’État, notamment de diriger le Gouvernement, de présider l’Assemblée nationale et aujourd’hui le Conseil constitutionnel : à travers ces diverses responsabilités exécutives, législatives et juridictionnelles, j’ai pu mesurer l’importance d’une qualité fondamentale pour tout juge, outre la compétence et l’expérience, et qui s’appelle : l’indépendance. Les juges ne sont ni des législateurs ni des gouvernants, ils sont des juges. Or il n’est pas de bon juge sans indépendance. Non seulement l’indépendance à l’égard des pouvoirs, mais également – ce qui est capital – ce que j’appellerai l’indépendance à l’égard de soi-même, celle qui consiste à refuser tout préjugé, tout a priori, avant de juger.
De cette indépendance au service du droit et de la justice, je suis convaincu, Mesdames et Messieurs, que vous serez d’excellents ambassadeurs.