Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2023-1036 QPC

31/05/2023

Conformité

 

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 5 janvier 2023 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 91 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par les consorts B., portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 1386–12 du code civil.

 

Dans sa décision n° 2023-1036 QPC du 10 mars 2023, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution cet article, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit.

 

I. – Les dispositions contestées

 

A. – Objet des dispositions contestées

 

1. – Le régime de responsabilité du fait des produits défectueux

 

* La directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 19851 a instauré un régime de responsabilité des producteurs du fait des dommages causés par les défauts que peuvent présenter leurs produits. Elle visait ainsi à harmoniser les règles applicables en la matière au sein des États membres afin de faciliter la circulation des marchandises et assurer aux victimes de dommages causés par des produits défectueux une protection plus uniforme et effective2.

 

Ce régime de responsabilité de plein droit n’exige pas la preuve d’une faute. Il revient seulement à la victime de démontrer un dommage, l’existence d’un défaut du produit et le lien de causalité entre ce défaut et le dommage qu’elle a subi3. Dans certaines circonstances limitativement énumérées, les producteurs peuvent cependant être exonérés de leur responsabilité4.

 

* Cette directive a fait l’objet d’une transposition tardive par la loi n° 98–389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux5.

 

Le régime de responsabilité en résultant, initialement prévu aux articles 1386-1 à 1386-18 du code civil, puis aux articles 1245 à 1245-17 du même code6, prévoit ainsi la responsabilité de plein droit du producteur7 qui a mis en circulation un produit ayant causé un dommage à une personne ou à un bien8.

 

La notion de produit est entendue dans une acception large : il s’agit de tout bien meuble, même incorporé dans un immeuble9. Reprenant les termes de l’article 6 de la directive du 25 juillet 1985, un tel produit est considéré comme défectueux s’il « n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre », au regard notamment des circonstances entourant sa mise en circulation10. La défectuosité d’un produit peut ainsi se déduire de l’insuffisance des informations sur les conditions de son utilisation ou sur les précautions à prendre11. Elle peut également découler de la mention insuffisante d’effets indésirables12.

 

Par ailleurs, conformément à la directive du 25 juillet 1985, pour engager la responsabilité du producteur, la victime doit établir qu’elle a subi un dommage du fait de la défectuosité du produit en cause13. Cette preuve peut se faire par tous moyens, et notamment par présomptions ou indices précis, graves et concordants14. Il en résulte que l’incertitude scientifique sur la défectuosité du produit n’exclut pas nécessairement une certitude juridique quant à l’existence d’un lien entre ce produit et le dommage causé à la personne. En revanche, la simple imputabilité du dommage au produit incriminé ne suffit pas à établir son défaut ni le lien de causalité entre ce défaut et le dommage15.

 

2. – La cause d’exonération pour risque de développement

 

* Le producteur d’un produit défectueux peut être exonéré de responsabilité dans certaines hypothèses expressément mentionnées par la directive du 25 juillet 198516.

 

Ces hypothèses visent, pour l’essentiel, des cas dans lesquels la responsabilité du producteur ne peut pas être engagée parce qu’il n’est pas à l’origine de la mise en circulation du produit ou de la production de sa partie défectueuse, que le dommage ne peut découler de la défectuosité du produit ou encore que cette défectuosité résulte de la conformité du produit à des règles impératives prises par les pouvoirs publics.

 

Ces hypothèses couvrent également le risque de développement associé à tout nouveau produit.

 

Est ainsi exonéré de responsabilité du fait du dommage causé par un produit défectueux le producteur qui apporte la preuve « que l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit par lui n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». Cette condition doit toutefois être interprétée de façon stricte.

 

Les États membres ont le choix d’introduire ou non une telle cause d’exonération dans leur législation nationale. En effet, constatant que l’exonération pour risque de développement « peut être ressentie dans certains États membres comme une restriction injustifiée de la protection des consommateurs », la directive prévoit « qu’il doit donc être possible pour un État membre de maintenir dans sa législation ou de prescrire par une législation nouvelle l’inadmissibilité de cette preuve libératoire »17.

 

* En France, le choix a été fait d’introduire, parmi les causes d’exonération de responsabilité du producteur du fait d’un produit défectueux, l’exonération pour risque de développement, qui n’existait pas dans le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux tel qu’il résultait notamment de la jurisprudence de la Cour de cassation18. Cette cause d’exonération a ainsi été prévue au 4° de l’article 1386-11 du code civil, devenu l’article 1245-1019.

 

Ce choix a toutefois été très discuté lors de l’examen de la loi du 19 mai 1998 de transposition de la directive, l’Assemblée nationale et le Sénat s’opposant sur son opportunité20.

 

Le rapporteur du Sénat indiquait ainsi dans son rapport sur la proposition de loi à l’origine de la loi du 19 mai 1998 que « l’introduction de l’exonération des risques de développement dans le nouveau régime de responsabilité entraînerait une réduction des droits des victimes, contrairement à ce que prévoit expressément l’article 13 de la directive. (…). Une telle cause d’exonération aurait des conséquences pratiques difficilement acceptables. Elle reviendrait, en effet, à admettre que les premières victimes serviraient de "révélateurs", sans être indemnisées, solution à l’évidence moralement et politiquement insoutenable. Aurait-on ainsi envisagé dans le cas du sang contaminé de ne pas indemniser les premières victimes, au motif que la contamination n’aurait pas été "décelable" ? Par définition, le vice en cause est un vice de conception, ce qui signifie que les accidents qu’il peut provoquer ne sont pas isolés mais multiples. Il convient d’y prêter la plus grande attention à une époque où les dangers semblent se multiplier, dans les domaines de la santé et de la nutrition, en particulier. Par ailleurs, une telle cause d’exonération ne manquerait pas d’ouvrir des contentieux extrêmement difficiles. La charge de la preuve incomberait certes au professionnel. Mais, dans la pratique, il s’agirait de la preuve d’un fait négatif (prouver qu’on ne pouvait pas prévoir) qui ne manquerait pas de se transformer en la nécessité pour la victime d’apporter la preuve contraire (prouver que le producteur aurait pu prévoir). Or, la victime aurait le plus grand mal à déterminer dans quelle mesure le producteur aura reçu ou acquis des informations l’avertissant du danger du produit, alors que la recherche directement liée au développement est le fait des producteurs eux–mêmes »21.

 

Au contraire, le rapporteur de l’Assemblée nationale, rappelant que la majorité des États membres avait retenu une telle cause d’exonération22, considérait que son introduction était « essentielle pour nos entreprises, sauf à répercuter sur les produits le coût de l’accroissement des couvertures d’assurance qui seraient au surplus difficilement négociable avec les assureurs ». Il considérait que « pour autant la défense des intérêts des victimes n’est pas négligée : il appartiendra au producteur d’apporter la preuve que l’état des connaissances ne lui permettait pas de déceler ce défaut, ce qui ne sera pas si aisé »23.

 

Par ailleurs, s’ajoutaient, selon lui, deux autres garanties pour les victimes, également mises en exergue, lors des débats, par le Gouvernement pour souligner la portée limitée de cette nouvelle cause d’exonération. D’une part, le producteur était tenu d’apporter la preuve « qu’il a pris les dispositions propres à prévenir les conséquences dommageables du défaut, ce qui est une contrainte supplémentaire non prévue par la directive »24. D’autre part, « si le fabricant invoque le risque de développement, sa responsabilité pourra toujours être recherchée pour faute au motif, par exemple qu’il n’avait pas fait suffisamment d’études pour s’assurer que son produit répondait à l’obligation de sécurité. Par ailleurs, compte tenu de la possibilité dite de "cumul des responsabilités" […], la victime pourra toujours fonder son action sur le droit commun de la responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle, qui ne fait pas droit à l’exonération pour risque de développement, notion qui ne saurait se confondre avec la force majeure que le professionnel peut invoquer pour se décharger » 25.

 

Toutefois, ces deux garanties ont été remises en cause par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, devenue depuis lors la CJUE) qui a jugé, d’une part, que les dispositions relatives à l’« obligation de suivi » des producteurs leur imposant de prendre les dispositions nécessaires en cas de défaut révélé dans un délai de dix ans après la mise en circulation de leur produit, les soumettaient à une condition non prévue par la directive26 et, d’autre part, que « l’article 13 de la directive ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive »27.

 

À la suite de ces décisions, l’application de la cause d’exonération pour risque de développement n’a donc plus été encadrée par les tempéraments qui devaient dans l’esprit du législateur, accompagner sa mise en œuvre28.

 

3. – L’absence de cause d’exonération pour risque de développement en cas de dommage causé par les éléments et produits issus du corps humain

 

* Faisant usage de la marge de manœuvre reconnue aux États membres en la matière, le législateur français a fait le choix d’introduire une cause d’exonération pour risque de développement applicable pour l’ensemble des produits.

 

Il a néanmoins réservé un cas particulier en prévoyant, à l’article 1386-12 du code civil, que cette cause d’exonération ne pouvait pas être invoquée pour les dommages causés par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci (les dispositions objet du présent commentaire).

 

La définition des produits pour lesquels la cause d’exonération ne peut pas être invocable a fait l’objet de débats nourris.

 

Au regard des fortes réticences exprimées lors des débats au Sénat à l’encontre de cette cause d’exonération, en particulier si elle trouvait à s’appliquer dans le domaine de la santé, le Gouvernement avait proposé d’en exclure l’invocation tant pour les produits du corps humain que pour les produits de santé.

 

La garde des sceaux de l’époque, Mme Elisabeth Guigou, avait en effet proposé de « l’exclure pour les nouveaux risques sériels liés à l’utilisation des éléments du corps humain, des produits qui sont issus de celui-ci et, plus généralement, des produits de santé, c’est-à-dire les médicaments, les dispositifs médicaux et les réactifs de laboratoire. Pourquoi une telle exception ? Une obligation de sécurité absolue doit être formellement inscrite dans les textes concernant ces produits en raison des caractéristiques qu’ils présentent : d’abord, l’ampleur des préjudices qu’ils sont susceptibles d’engendrer donne une dimension sociale particulière à la question que poserait à leur égard l’exonération du risque de développement ; ensuite, leur nature spécifique fait que le risque zéro n’existe pas pour eux, malgré les progrès de la science - c’est là, évidemment, un point très important - enfin, ils touchent à la santé publique, domaine pour lequel chacun se sent à l’évidence, profondément concerné et dans lequel notre pays a connu, au cours des années passées, un certain nombre de drames qui sont encore présents dans les esprits et que je rappelais dans mon discours d’introduction : ceux du distilbène, du VIH, de l’hépatite C et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Par conséquent, il n’est pas possible, pour des risques de ce type, d’inscrire dans nos textes un principe de non-responsabilité »29. Devant le Sénat cet amendement avait été présenté, sans toutefois être adopté30.

 

Présenté devant l’Assemblée nationale en deuxième lecture, un amendement identique du Gouvernement avait finalement été adopté malgré les réticences de certains députés au motif qu’il introduisait « une distinction entre les victimes [de risques sériels] et une distorsion de concurrence au détriment de nos entreprises »31.

 

Toutefois, à l’initiative du rapporteur pour l’Assemblée nationale, la commission mixte paritaire a retenu une rédaction plus restrictive de cette exception pour ne maintenir dans son champ que les éléments et produits issus du corps humain et non « tout autre produit de santé ». Il s’agissait ainsi, selon le rapporteur, de prendre « en compte l’intérêt des malades, donn[er] satisfaction à l’industrie pharmaceutique et tir[er] les conséquences de la sensibilité particulière des consommateurs quant aux dommages causés par des produits issus du corps humain »32.

 

L’article 1386-12 du code civil prévoit ainsi que « Le producteur ne peut invoquer la cause d’exonération prévue au 4° de l’article 1386-11 [soit le risque de développement] lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci ».

 

Ces éléments et produits sont ceux mentionnés au livre II de la première partie du code de la santé publique (CSP), à savoir le sang humain, les organes, les tissus et cellules ainsi que les autres produits du corps humain et leurs dérivés. Conformément à l’article L. 1211-1 de ce code, leur cession et leur utilisation sont régies par les dispositions de ce livre II et par celles du chapitre II, intitulé « Du respect du corps humain », du titre Ier du livre Ier du code civil, qui sont d’ordre public.

 

Les produits de santé, tels que les produits pharmaceutiques et les dispositifs médicaux font, quant à eux, l’objet de dispositions spécifiques, prévues par la cinquième partie du CSP.

 

Si l’ensemble de ces produits relèvent ainsi du domaine de la santé, le législateur opère une distinction entre les éléments et produits issus du corps humain, pour lesquels la cause d’exonération pour risque de développement ne peut être invoquée, et les produits de santé pour lesquels cette cause d’exonération peut être mobilisée33.

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

Lucien B. s’était vu prescrire un traitement par Mediator de septembre 2004 à novembre 2009, date de suspension de son autorisation de mise sur le marché.

 

À la suite de pathologies cardiaques diagnostiquées en mai 2006, il avait saisi le juge des référés aux fins de voir ordonner une expertise médicale.

 

L’expert désigné par ordonnance du 5 avril 2012 avait conclu, dans son rapport définitif déposé le 24 janvier 2014, à un lien de causalité entre la prise de ce médicament et ces pathologies.

 

Par actes des 29 mai et 2 juin 2015, Lucien B. avait assigné la société Les laboratoires Servier, l’assureur de cette société et la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Val-de-Marne en réparation de son préjudice.

 

Par jugement du 16 janvier 2020, le tribunal avait notamment jugé que la responsabilité de la société Les laboratoires Servier du fait de la défectuosité du Mediator était engagée et l’avait condamnée à réparer l’entier préjudice causé à Lucien B.

 

Par arrêt du 24 mars 2022, la cour d’appel avait infirmé cette décision et rejeté l’ensemble des demandes formées par les consorts B., lesquels avaient repris l’instance à la suite du décès de Lucien B. le 24 juin 2021, en exonérant la société Les laboratoires Servier de sa responsabilité en application de l’exonération pour risque de développement prévue au 4° de l’article 1386-11 du code civil.

 

Les consorts B. s’étaient alors pourvus en cassation et, à cette occasion, avaient soulevé une QPC portant sur les dispositions de l’article 1386-12 du code civil.

 

Par son arrêt du 5 janvier 2023 précité, la première chambre civile de la Cour de cassation avait considéré que la question posée présentait un caractère sérieux « en ce que la disposition contestée, qui instaure une différence de traitement entre les victimes des dommages causés par un produit de santé défectueux, selon que le dommage l’a été ou non par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci, est susceptible de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi si cette différence n’est pas justifiée par une différence de situation ou par des motifs d’intérêt général ou si elle n’est pas en rapport avec l’objet de la loi ». Elle l’avait donc renvoyée au Conseil constitutionnel.

 

II. – L’examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

A. – Les questions préalables : la version des dispositions renvoyées et les griefs

 

* L’arrêt de la Cour de cassation n’ayant pas précisé la version dans laquelle elle renvoyait l’article 1386-12 du code civil au Conseil constitutionnel, il revenait au Conseil constitutionnel de la déterminer lui-même.

 

Au regard de la date des faits à l’origine du litige, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il était saisi de l’article 1386–12 du code civil dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004–1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit (paragr. 1).

 

* Les requérants, rejoints par la caisse primaire d’assurance maladie du Val–de–Marne, reprochaient à ces dispositions de n’empêcher un producteur d’invoquer la cause d’exonération de responsabilité pour risque de développement que dans le cas où le dommage a été causé par un élément du corps humain ou un produit issu de celui-ci. Il en résultait, selon eux, une différence de traitement injustifiée entre les victimes d’un tel dommage et les victimes de dommages causés par d’autres produits de santé, seules ces dernières pouvant se voir opposées cette cause d’exonération et être ainsi privées d’indemnisation.

 

* Par ailleurs, la société Les laboratoires Servier, partie à l’instance à l’occasion de laquelle a été posée la QPC, défendait la conformité de ces dispositions à la Constitution.

 

Elle soutenait également qu’il n’y aurait pas lieu pour le Conseil constitutionnel d’examiner ces dispositions, dans la mesure où, selon elle, les griefs des requérants étaient, en réalité, dirigés contre des dispositions qui, en instaurant la cause d’exonération de responsabilité pour risque de développement, se bornaient à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 25 juillet 1985 précitée.

 

B. – La jurisprudence constitutionnelle relative au principe d’égalité devant la loi

 

* Aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, « le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »34.

 

* Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de confronter à quelques reprises cette jurisprudence à des dispositifs législatifs d’indemnisation des préjudices subis.

 

- Dans sa décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 201035, le Conseil était saisi de dispositions interdisant à l’enfant né avec un handicap d’en demander la réparation lorsque la faute invoquée résulte d’une erreur de diagnostic prénatal, alors qu’il peut en obtenir la réparation lorsque l’acte médical fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé. Constatant que « les dispositions contestées ne font obstacle au droit de l’enfant né avec un handicap d’en demander la réparation que dans le cas où la faute invoquée n’est pas à l’origine de ce handicap », il a jugé que « la différence de traitement instituée ne méconnaît pas le principe d’égalité ».

 

- Dans sa décision n° 2011-167 QPC du 23 septembre 201136, saisi d’une disposition législative prévoyant une réparation complémentaire de la personne victime d’un accident de la circulation sur la voie publique impliquant un véhicule conduit par l’employeur, un préposé ou une personne appartenant à la même entreprise que la victime (et excluant cette réparation lorsque le même accident survient hors d’une voie publique), le Conseil a jugé « que les dispositions contestées limitent l’application de la loi du 5 juillet 1985 susvisée aux seuls cas dans lesquels l’accident du travail constituant un accident de la circulation survient sur une voie ouverte à la circulation publique et imposent, par conséquent, que les accidents du travail impliquant un véhicule terrestre à moteur ne circulant pas sur une telle voie soient soumis aux seules dispositions du code de la sécurité sociale applicables aux accidents du travail ; que le législateur a ainsi entendu établir une distinction entre les risques, selon qu’ils sont essentiellement liés à l’exercice de la profession ou à la circulation automobile ; que la différence de traitement qui découle des modalités d’indemnisation du préjudice de la victime est fondée sur un critère en lien direct avec l’objet de la loi ; que, dès lors, le grief tiré de la méconnaissance de l’article 6 de la Déclaration de 1789 doit être rejeté ».

 

- Dans sa décision n° 2015-715 DC du 5 août 201537, saisi de dispositions relatives à l’encadrement du montant de l’indemnité accordée au salarié en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, le Conseil constitutionnel a d’abord considéré « qu’en prévoyant que les montants minimal et maximal de l’indemnité accordée par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse sont fonction croissante des effectifs de l’entreprise, le législateur a entendu, en aménageant les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’employeur peut être engagée, assurer une plus grande sécurité juridique et favoriser l’emploi en levant les freins à l’embauche ; qu’il a ainsi poursuivi des buts d’intérêt général ».

 

En revanche, appréciant la pertinence des critères retenus par le législateur pour fonder cette différence de traitement, le Conseil a jugé que « si le législateur pouvait, à ces fins, plafonner l’indemnité due au salarié licencié sans cause réelle et sérieuse, il devait retenir des critères présentant un lien avec le préjudice subi par le salarié ; que, si le critère de l’ancienneté dans l’entreprise est ainsi en adéquation avec l’objet de la loi, tel n’est pas le cas du critère des effectifs de l’entreprise ; que, par suite, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées méconnaît le principe d’égalité devant la loi ».

 

Le commentaire de cette décision précise à cet égard que, si le Conseil avait pu admettre de nombreuses distinctions en matière de droit du travail en fonction des effectifs de l’entreprise, en l’espèce, « autant le critère de l’ancienneté dans l’entreprise satisfaisait à cette exigence [d’un lien entre les critères retenus pour le plafonnement de l’indemnité avec le préjudice subi], autant celui de la taille de l’entreprise n’était pas en adéquation. En outre, le croisement de ces deux critères pour établir les montants minimal et maximal d’indemnité faisait obstacle à ce que le Conseil puisse procéder à une censure partielle qui aurait suffi à purger les dispositions contestées de leur inconstitutionnalité. La décision se fonde ainsi sur l’objet de la disposition en cause, qui est de déterminer le montant de la réparation du préjudice subi par le salarié. La situation traitée par le législateur est personnelle, dès lors qu’elle est propre à un salarié qui a subi un licenciement illégal. En outre, la distinction selon les effectifs des entreprises s’apparenterait à une différenciation selon la capacité contributive du débiteur, qui ne peut être un critère pour la détermination du préjudice subi ».

 

- Dans sa décision n° 2016-531 QPC du 1er avril 201638, le Conseil était saisi des dispositions de l’article L. 1142–1 du CSP fixant le régime de réparation des préjudices résultant des infections nosocomiales, selon lesquelles si pour les établissements de santé, seule la preuve d’une cause étrangère permettait de ne pas voir leur responsabilité engagée, la responsabilité des professionnels de santé exerçant en ville ne pouvait être engagée qu’en cas de faute.

 

Après avoir constaté qu’il résultait bien de ces dispositions une différence de traitement dans l’engagement de la responsabilité pour obtenir la réparation des dommages liés à une infection nosocomiale selon le lieu où elle avait été contractée, le Conseil a relevé que « les actes de prévention, de diagnostic ou de soins pratiqués dans un établissement, service ou organisme de santé se caractérisent par une prévalence des infections nosocomiales supérieure à celle constatée chez les professionnels de santé exerçant en ville, tant en raison des caractéristiques des patients accueillis et de la durée de leur séjour qu’en raison de la nature des actes pratiqués et de la spécificité des agents pathogènes de ces infections ; qu’au surplus, les établissements, services et organismes de santé sont tenus, en vertu des articles L. 6111-2 et suivants du code de la santé publique, de mettre en œuvre une politique d’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins et d’organiser la lutte contre les évènements indésirables, les infections associées aux soins et l’iatrogénie ; qu’ainsi, le législateur a entendu prendre en compte les conditions dans lesquelles les actes de prévention, de diagnostic ou de soins sont pratiqués dans les établissements, services et organismes de santé et la spécificité des risques en milieu hospitalier ». Il a dès lors jugé « que la différence de traitement qui découle des conditions d’engagement de la responsabilité pour les dommages résultant d’infections nosocomiales repose sur une différence de situation ; qu’elle est en rapport avec l’objet de la loi ; qu’il résulte de ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance de l’article 6 de la Déclaration de 1789 doit être écarté ».

 

Le commentaire de cette décision précise les conditions dans lesquelles le Conseil a été amené à exercer ce contrôle. Il souligne ainsi que « Pour apprécier dans quelle mesure cette différence [de traitement] repose sur une différence de situation, le Conseil ne pouvait se contenter d’envisager une telle législation du seul point de vue des personnes dont la responsabilité peut être engagée. En effet, comme tout régime de responsabilité, il met en jeu à la fois la personne victime d’un préjudice et la personne à l’origine de ce préjudice. C’est d’ailleurs la logique suivie par le Conseil constitutionnel lors du contrôle des dispositions précitées de la loi "Macron" : celui-ci avait refusé de se placer du seul côté des entreprises et d’admettre, en ce qui concerne le montant d’une indemnité de licenciement, qu’il existait une différence de situation entre un salarié selon l’effectif de son entreprise. Dès lors, la différence entre les patients selon qu’ils sont soignés par un professionnel de santé exerçant à titre libéral ou par un établissement de santé ne suffisait pas à caractériser la différence de situation. Le Conseil constitutionnel a considéré que la différence de situation sur laquelle se fonde la différence de traitement résulte des conditions dans lesquelles les soins sont pratiqués : il s’agit là en effet d’une différence de situation selon la nature des risques encourus. Le Conseil, selon un raisonnement de distinction entre les risques analogues à celui retenu dans sa décision n° 2011-167 QPC précitée, a retenu l’argumentation du Premier ministre relative à la spécificité des risques en milieu hospitalier et à la probabilité plus élevée d’y contracter des infections nosocomiales […]. Ainsi, tirant les conséquences de cette différence de situation, les dispositions contestées facilitent la réparation du préjudice qui résulte des infections nosocomiales en prévoyant une responsabilité sans faute dans les établissements de santé. La différence de traitement qui en résulte est en rapport avec la différence de situation ».

 

C. – L’application à l’espèce

 

* Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel a tout d’abord écarté l’argumentation de la société Les laboratoires Servier.

 

Il a ainsi rappelé sa formule de principe selon laquelle, « En l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne » (paragr. 5).

 

Puis il a constaté qu’en l’espèce, si l’article 7 de la directive du 25 juillet 1985 précitée prévoit notamment une cause d’exonération de responsabilité pour les producteurs pour risque de développement, son article 15 dispose que, par dérogation, les États membres peuvent l’exclure de leur législation (paragr. 6). Il en a déduit qu’« en prévoyant qu’en cas de dommages causés par les éléments et produits issus du corps humain, le producteur ne pourra pas invoquer la cause d’exonération pour risque de développement, les dispositions contestées ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 25 juillet 1985 » et qu’il était donc compétent pour les contrôler (paragr. 7).

 

* Le Conseil constitutionnel a ensuite procédé à l’examen de la conformité de ces dispositions au regard du principe d’égalité devant la loi, garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789 (paragr. 8).

 

À cette fin, il s’est d’abord attaché à décrire l’objet des dispositions contestées, en rappelant que ces dispositions interdisent au producteur d’invoquer la cause d’exonération pour risque de développement lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par un produit issu de celui-ci (paragr. 9 et 10).

 

Il a alors constaté qu’il en résultait bien une différence de traitement dans l’engagement de la responsabilité du producteur selon que le dommage été causé par un élément ou un produit du corps humain défectueux ou par tout autre produit défectueux (paragr. 11). À cet égard, si les requérants ne contestaient que la différence de traitement entre ces éléments et produits et les « autres produits de santé », la différence de traitement résultant des dispositions contestées portait sur un champ de produits plus large dès lors que la cause d’exonération peut être invoquée pour tous les autres dommages autres que ceux causés par un élément ou un produit du corps humain.

 

Le Conseil constitutionnel a donc, conformément à sa jurisprudence constante, examiné si cette différence était justifiée par une différence de situation ou par un motif d’intérêt général et en rapport direct avec l’objet de la loi.

 

Il a d’abord constaté qu’il ressortait des travaux parlementaires qu’« afin de préserver la recherche et l’innovation, le législateur a entendu permettre à un producteur, responsable de plein de droit du fait d’un produit défectueux, de s’exonérer de cette responsabilité lorsque l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut » (paragr. 12).

 

Puis, il a observé que les éléments et produits issus du corps humain sont définis par les dispositions du livre II de la première partie du code de la santé publique, qui, avec les articles 16 à 16–9 du code civil, régissent également leur don et leur utilisation. Il a également relevé que ces éléments et produits « emportent par eux-mêmes des risques spécifiques, indépendamment de tout processus de fabrication ». Il en a déduit que, compte tenu de la spécificité des éléments et produits du corps humain, tenant à leur nature et à leurs risques propres, le législateur pouvait les exclure du champ d’application de la cause d’exonération pour risque de développement (paragr. 13).

 

Dès lors, le Conseil constitutionnel a considéré que la différence de traitement résultant des dispositions contestées reposait sur une différence de situation et était en rapport avec l’objet de la loi.

 

En effet, dès lors que les produits et éléments du corps humain sont soumis à un régime juridique distinct de celui des autres produits, et en particulier de celui des produits de santé, et qu’ils présentent des risques spécifiques, le législateur a pu organiser différemment les conditions dans lesquelles il pouvait être répondu des dommages dont ils sont la cause.

 

Ces dispositions ne méconnaissant aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, il les a donc déclarées conformes à la Constitution (paragr. 14 et 15). 

 

 

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1 Directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.

2 Selon la directive, « un rapprochement des législations des États membres en matière de responsabilité du producteur pour les dommages causés par le caractère défectueux de ses produits est nécessaire du fait que leur disparité est susceptible de fausser la concurrence, d’affecter la libre circulation des marchandises au sein du marché commun et d’entraîner des différences dans le niveau de protection du consommateur contre les dommages causés à sa santé et à ses biens par un produit défectueux ; […] seule la responsabilité sans faute du producteur permet de résoudre de façon adéquate le problème, propre à notre époque de technicité croissante, d’une attribution juste des risques inhérents à la production technique moderne » (cons. 1 et 2).

3 Article 4 de la directive.

4 Article 7 de la directive.

5 Cette transposition est ainsi intervenue après que la France a été condamnée pour ne pas avoir respecté le délai qui lui était imparti pour y procéder (CJCE, 13 janv. 1993, n° C-293/91) et après l’engagement par la Commission européenne d’une procédure de manquement sur manquement.

6 Cette nouvelle numérotation des articles du code civil résulte de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, ratifiée par la loi n° 2018–287 du 20 avril 2018.

7 Selon l’article 1386-6 du code civil (devenu l’article 1245-5), est considéré comme un producteur, « lorsqu’il agit à titre professionnel, le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première, le fabricant d’une partie composante ». Est également assimilé à un producteur celui qui appose sa marque ou un autre signe distinctif sur le produit et celui qui importe le produit en vue de le vendre, de le louer ou de le distribuer. Si le producteur ne peut être identifié, la responsabilité pèse sur le vendeur, le loueur ou tout autre fournisseur professionnel, ces personnes disposant alors d’un recours contre le producteur (article 1356-6 du code civil, devenu l’article 1245–6).

8 Article 1386-2 du code civil. L’atteinte à un bien ne peut toutefois engager la responsabilité du producteur que lorsque le dommage est supérieur à un montant déterminé par décret.

9 L’article 1386–3 du code civil (devenu l’article 1245–2) prévoit ainsi qu’« Est un produit tout bien meuble, même s’il est incorporé dans un immeuble, y compris les produits du sol, de l’élevage, de la chasse et de la pêche. L’électricité est considérée comme un produit ».

10 Article 1386-4 du code civil (devenu 1245-3). Cet article précise que « Dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation. Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu’un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation ».

11 Voir, par exemple, Cass., civ. 1re, 7 nov. 2006, no 05-11.604.

12 Comme l’a jugé, par exemple, la Cour de cassation au sujet de la Dépakine, médicament antiépileptique, dont la notice « ne contenait pas l’information selon laquelle, parmi les effets indésirables possibles du médicament, il existait un risque tératogène d’une particulière gravité » (Cass., civ. 1re , 27 novembre 2019, n° 18-16.537). Voir également Cass., civ. 1re, 22 nov. 2007, no 06-14.174, à propos d’un produit anti-rides.

13 Article1386–9 du code civil, devenu 1245–8.

14 Voir, par exemple, Cass., civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05 20.317 et 06 10.967. Dans une décision du 21 juin 2017, la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) a jugé, à cet égard, que « l’article 4 de la directive 85/374 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à un régime probatoire national tel que celui en cause au principal en vertu duquel, lorsque le juge du fond est saisi d’une action visant à mettre en cause la responsabilité du producteur d’un vaccin du fait d’un défaut allégué de ce dernier, il peut considérer, dans l’exercice du pouvoir d’appréciation dont il se trouve investi à cet égard, que, nonobstant la constatation que la recherche médicale n’établit ni n’infirme l’existence d’un lien entre l’administration du vaccin et la survenance de la maladie dont est atteinte la victime, certains éléments de fait invoqués par le demandeur constituent des indices graves, précis et concordants permettant de conclure à l’existence d’un défaut du vaccin et à celle d’un lien de causalité entre ce défaut et ladite maladie. Les juridictions nationales doivent toutefois veiller à ce que l’application concrète qu’elles font dudit régime probatoire n’aboutisse ni à méconnaître la charge de la preuve instituée par ledit article 4 ni à porter atteinte à l’effectivité du régime de responsabilité institué par cette directive » (CJUE, 21 juin 2017, aff. C-621/15, paragr. 43).

15 Cass. civ. 1re, 27 juin 2018, n° 17-17.469.

16 Son article 7 prévoit ainsi que « Le producteur n’est pas responsable en application de la présente directive s’il prouve : / a) qu’il n’avait pas mis le produit en circulation ; / b) que, compte tenu des circonstances, il y a lieu d’estimer que le défaut ayant causé le dommage n’existait pas au moment où le produit a été mis en circulation par lui ou que ce défaut est né postérieurement ; / c) que le produit n’a été ni fabriqué pour la vente ou pour toute autre forme de distribution dans un but économique du producteur, ni fabriqué ou distribué dans le cadre de son activité professionnelle ; / d) que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives émanant des pouvoirs publics ; / e) que l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit par lui n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ; / f) s’agissant du fabricant d’une partie composante, que le défaut est imputable à la conception du produit dans lequel la partie composante a été incorporée ou aux instructions données par le fabricant du produit ».

17 Considérant 16 de la directive.

18 C’est ainsi que dans l’ « affaire du sang contaminé », la Cour de cassation a jugé, dès le milieu des années 1990, que le vice interne du sang, même indécelable, ne constituait pas une cause exonératoire (Cass., civ. 1re, 9 juillet 1996, n° 94-13.414 et 28 avril 1998, n° 96-20.421).

19 La Cour de cassation interprète strictement ces dispositions. Elle a ainsi rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la cour d’appel de Versailles qui avait écarté l’exonération pour risque de développement au sujet du Médiator : « Attendu qu’après avoir retenu le caractère défectueux du Mediator, l’arrêt décrit, par motifs propres et adoptés, les conditions dans lesquelles ont été révélés les effets nocifs de ce produit en raison, notamment, de sa similitude avec d’autres médicaments qui, ayant une parenté chimique et un métabolite commun, ont été, dès 1997, jugés dangereux, ce qui aurait dû conduire la société à procéder à des investigations sur la réalité du risque signalé, et, à tout le moins, à en informer les médecins et les patients ; qu’il ajoute que la possible implication du Mediator dans le développement de valvulopathies cardiaques, confirmée par le signalement de cas d’hypertensions artérielles pulmonaires et de valvulopathies associées à l’usage du benfluorex, a été mise en évidence par des études internationales et a conduit au retrait du médicament en Suisse en 1998, puis à sa mise sous surveillance dans d’autre pays européens et à son retrait en 2003 en Espagne, puis en Italie ; que, de ces énonciations, desquelles il résulte que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment de la mise en circulation des produits administrés à Mme Y... entre 2006 et 2009, permettait de déceler l’existence du défaut du Mediator, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, en a exactement déduit que la société n’était pas fondée à invoquer une exonération de responsabilité au titre du dommage subi par Mme Y... » (Cass., civ., 1re, 20 septembre 2017, 16-19.643). Plus récemment, dans le cadre du recours d’un agriculteur ayant accidentellement inhalé les vapeurs d’un herbicide commercialisé par Monsanto, la Cour de cassation également jugé que « la société Monsanto agriculture France avait toute latitude pour connaître le défaut lié à l’étiquetage du produit et à l’absence de mise en garde sur la dangerosité particulière des travaux », notamment au vu d’une « fiche toxicologique établie par l’INRS en 1997 » (Cass., civ., 1re, 21 octobre 2020, n° 19 18.689).

20 Selon le rapport n° 3411 (1996-1997) de M. Xavier Beck, fait au nom de la commission des lois de l’Assemblée nationale, déposé le 6 mars 1997, c’est sur cette disposition « qu’a achoppé la précédente tentative de transposition de la directive. En effet, l’Assemblée nationale ne souhaitait pas, en première comme en deuxième lecture, faire peser le risque de développement sur le producteur, tandis que le Sénat en tenait pour la suppression de cette cause d’exonération ».

21 Rapport n° 226 (1997-1998) de Pierre Fauchon, fait au nom de la commission des lois du Sénat, déposé le 21 janvier 1998

22 Seuls la Finlande et le Luxembourg ont fait le choix de ne pas introduire de cause d’exonération pour risque de développement. L’Allemagne et l’Espagne ont au contraire choisi de la retenir mais en l’assortissant de limitations : l’Allemagne prévoit une exception à cette exonération pour les dommages causés par les médicaments et les produits dérivés du sang et l’Espagne y ajoute les dommages causés par l’alimentation.

23 Rapport précité.

24 Le second alinéa de l’article 1386-12 du code civil prévoyait en effet que : « Le producteur ne peut invoquer les causes d’exonération prévues aux 4° et 5° de l’article 1386-11 si, en présence d’un défaut qui s’est révélé dans un délai de dix ans après la mise en circulation du produit, il n’a pas pris les dispositions propres à en prévenir les conséquences dommageables ».

25 Rapport précité. Cette garantie était fondée sur une interprétation de l’article 13 de la directive du 25 juillet 1985 aux termes duquel « La présente directive ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente directive ».

26 CJCE, 25 avril 2002, C-52/00.

27 CJCE, 25 avril 2002, C-183/00.

28 L’article 29 de la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit a ainsi supprimé le second alinéa de l’article 1386-12 du code civil, précité.

29 Compte-rendu des débats du Sénat, séance publique du 5 février 1998.

30 Amendement n° 25 rectifié du Gouvernement.

31 Voir notamment l’intervention de Nicole Catala, auteure de la proposition de loi n° 469, déposée à l’Assemblée Nationale le 13 juillet 1993, à l’origine de la loi, lors de la première séance du 25 mars 1998.

32 Rapport déposé le 28 avril 1998 par Raymond Forni sous le n° 860 à l’Assemblée nationale et Pierre Fauchon sous le n° 407 au Sénat.

33 Cette distinction peut être subtile. Par exemple, l’article L. 1243-1 du CSP précise que « À l’exception des produits sanguins labiles, sont des produits cellulaires à finalité thérapeutique les cellules humaines utilisées à des fins thérapeutiques autologues ou allogéniques, quel que soit leur niveau de transformation, y compris leurs dérivés. Lorsque ces produits cellulaires à finalité thérapeutique sont des spécialités pharmaceutiques ou d’autres médicaments fabriqués industriellement, ils sont régis par les dispositions du titre II du livre Ier de la cinquième partie [du CSP relative aux produits de santé]. Dans les autres cas, ce sont des préparations de thérapie cellulaire régies par les dispositions du présent chapitre, y compris lorsque les cellules humaines servent à transférer du matériel génétique ». Le Conseil d’État considère, quant à lui, « qu’en jugeant qu’un organe prélevé en vue d’une transplantation ne constitue pas un produit de santé au sens du I de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Marseille n’a pas, contrairement à ce que soutient l’ONIAM [l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales], commis d’erreur de droit ni d’erreur de qualification juridique » (CE, 30 juin 2017, n° 401497).

34 Parmi de nombreux exemples, voir, en dernier lieu, la décision n° 2022-1033 QPC du 27 janvier 2023, M. Patrick R. (Exonération d’impôt sur le revenu des indemnités spécifiques de rupture conventionnelle perçues par les agents publics), paragr. 3.

35 Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L. (Loi dite "anti-Perruche"), cons. 8.

36 Décision n° 2011–167 QPC du 23 septembre 2011, M. Djamel B. (Accident du travail sur une voie non ouverte à la circulation publique), cons. 5.

37 Décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, cons. 151 et 152.

38 Décision n° 2016-531 QPC du 1er avril 2016, M. Carlos C. (Responsabilité des professionnels de santé et des établissements de santé pour les conséquences dommageables d’actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins), cons. 6 et 7.