• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2022-841 DC

13/06/2023

 

La loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne avait été définitivement adoptée le 27 juillet 2022.

 

Le Conseil constitutionnel en avait été saisi par un recours, enregistré le 29 juillet, émanant de plus de soixante députés des groupes « La France insoumise – Nouvelle Union Populaire écologique et sociale » et « Écologiste – NUPES » qui contestaient la conformité à la Constitution de certaines dispositions de son article unique.

 

Dans sa décision n° 2022-841 DC du 13 août 2022, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution le paragraphe I de l'article 6-1-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), le premier alinéa du paragraphe I de l'article 6-1-3 de cette même loi ainsi que le paragraphe I de son article 6-1-5, dans leur rédaction issue de l'article unique de la loi déférée.

 

I. – Présentation des dispositions contestées

 

* Le règlement (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, applicable depuis le 7 juin 20221, a, aux termes de son article 1er, pour objet d'établir « des règles uniformes pour lutter contre l'utilisation abusive de services d'hébergement pour diffuser au public des contenus à caractère terroriste en ligne  ».

 

À cette fin, son article 3 prévoit notamment que « l'autorité compétente de chaque État membre a le pouvoir d'émettre une injonction de retrait enjoignant aux fournisseurs de services d'hébergement de retirer les contenus à caractère terroriste ou de bloquer l'accès à ces contenus dans tous les États membres ». Les fournisseurs de services d'hébergement sont tenus de déférer à cette injonction « dès que possible et, en tout état de cause, dans un délai d'une heure à compter de [sa] réception ».

 

Ce règlement est d'application directe2, mais certaines de ses dispositions nécessitaient d'adapter le droit interne et, plus précisément, de compléter la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée, qui a instauré un régime de responsabilité allégée des fournisseurs de services d'hébergement tout en prévoyant qu'ils doivent concourir à la lutte contre la diffusion de certains contenus, en particulier ceux en lien avec le terrorisme.

 

* Ainsi, l'article unique de la loi déférée insère notamment au sein de la LCEN les articles 6-1-1, 6-1-3 et 6-1-5 :

 

– le paragraphe I du nouvel article 6-1-1 donne compétence à l'autorité administrative mentionnée à l'article 6-1 de la même loi pour émettre des injonctions de retrait de contenus à caractère terroriste au titre de l'article 3 du règlement du 29 avril 2021 précité. Il s'agit, au sein de la direction générale de la police nationale, de l'office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC)3 ;

 

– le premier alinéa du paragraphe I du nouvel article 6-1-3 prévoit que la méconnaissance de l'obligation de retirer de tels contenus ou d'en bloquer l'accès est punie d'un an d'emprisonnement et de 250 000 euros d'amende ;

 

– le paragraphe I du nouvel article 6-1-5 détermine les recours qui peuvent être exercés contre une injonction de retrait prononcée sur le fondement de l'article 3 du règlement précité. Il prévoit que les fournisseurs de services d'hébergement et les fournisseurs de contenus concernés par une telle injonction « peuvent demander au président du tribunal administratif ou au magistrat délégué par celui‑ci l'annulation de cette injonction, dans un délai de quarante‑huit heures à compter soit de sa réception, soit, s'agissant du fournisseur de contenus, du moment où il est informé par le fournisseur de services d'hébergement du retrait du contenu. / Il est statué sur la légalité de l'injonction de retrait dans un délai de soixante‑douze heures à compter de la saisine ». Ce recours, qui s'ajoute aux recours en référé de droit commun, n'a pas de caractère suspensif. Conformément aux dispositions du paragraphe III du même article, le jugement est susceptible d'appel dans un délai de dix jours à compter de sa notification et, en ce cas, la juridiction d'appel est tenue de statuer dans un délai d'un mois à compter de sa saisine.

 

II. – Les griefs des requérants

 

Les députés requérants reprochaient à ces dispositions de donner compétence à l'administration pour déterminer le caractère terroriste des contenus qu'elle peut enjoindre aux fournisseurs de services d'hébergement de retirer dans un délai d'une heure, sous peine de sanctions pénales et sans prévoir de recours suspensif ni aucune autre garantie palliant l'absence d'intervention préalable d'un juge. Il en résultait, selon eux, une méconnaissance de la liberté d'expression et de communication et, en particulier, de la liberté d'accéder aux services de communication au public en ligne et de s'y exprimer.

 

À cet égard, ils soutenaient, d'une part, que cette liberté constituait un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France et, d'autre part, que le règlement du 29 avril 2021 précité n'appelait en tout état de cause aucune mesure d'adaptation en droit interne de sorte que les dispositions contestées ne pouvaient pas être regardées comme se bornant à en tirer les conséquences nécessaires.

 

III. – Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel

 

A. – La jurisprudence constitutionnelle sur la nature du contrôle opéré sur les mesures nationales de mise en œuvre du droit de l'Union européenne

 

Depuis sa décision n° 2004-496 DC du 10 juin 20044, le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence spécifique aux lois ayant pour objet de transposer en droit interne une directive de l'Union européenne ou d'adapter le droit interne à un règlement de l'Union européenne5.

 

* Selon cette jurisprudence, il résulte de l'article 88-1 de la Constitution6 une exigence constitutionnelle de transposer les directives de l'Union européenne et de respecter les règlements de l'Union européenne. Toutefois, « la transposition d'une directive ou l'adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »7. En l'absence de mise en cause d'une telle règle ou d'un tel principe, le Conseil constitutionnel n'est pas compétent – ni en saisine a priori, ni dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)8 – pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d'une directive ou des dispositions d'un règlement de l'Union européenne.

 

Cette jurisprudence, qui trouve son équivalent devant le juge administratif lorsqu'il est saisi de dispositions réglementaires transposant une directive européenne9, vise à assurer la cohérence entre l'ordre juridique interne et l'ordre juridique de l'Union européenne en évitant qu'à travers le contrôle de dispositions législatives, le Conseil constitutionnel opère en réalité le contrôle d'actes de l'Union européenne qui relèvent de la compétence du juge européen.

 

Ainsi, lorsqu'une méconnaissance des droits et libertés protégés par la Constitution trouve son origine dans un acte de l'Union européenne alors que ces droits et libertés sont également protégés par l'ordre juridique européen, le Conseil constitutionnel laisse le soin d'en assurer le respect au juge de droit commun du droit de l'Union – c'est-à-dire aux juridictions administratives et judiciaires françaises et, le cas échéant, à la Cour de justice de l'Union européenne.

 

Ce n'est que dans le cas où sont en cause des règles et principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France que le Conseil constitutionnel opère un contrôle de leur respect par les dispositions législatives, quand bien même ces dernières trouveraient leur source dans un acte de l'Union européenne10.

 

* En revanche, si les dispositions législatives qui lui sont soumises, bien qu'ayant une origine européenne, ne peuvent pas être considérées comme se bornant à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d'une directive ou des dispositions d'un règlement de l'Union européenne, le Conseil constitutionnel opère son plein contrôle sur les dispositions déférées.

 

Tel est le cas lorsque les dispositions législatives contestées ne sont pas commandées par celles de la directive ou du règlement mais résultent d'un choix fait par le législateur dans le cadre d'une marge d'appréciation que lui laissait cet acte de l'Union européenne. Le Conseil peut alors exercer son plein contrôle sur les choix que le législateur a opérés dans le cadre de l'exercice de cette marge d'appréciation11.

 

De la même manière, le Conseil constitutionnel exerce un plein contrôle lorsque les dispositions législatives, bien que s'inscrivant dans le champ d'une directive ou d'un règlement, procèdent de la volonté du législateur d'intervenir sur un aspect non couvert par des dispositions du droit de l'Union12

 

B. – L'application à l'espèce

 

Les dispositions législatives contestées ayant été adoptées pour adapter le droit interne au règlement du 29 avril 2021 précité, le Conseil constitutionnel s'est interrogé, à titre liminaire, sur la nature du contrôle qu'il lui appartenait d'opérer sur ces dispositions.

 

Après avoir repris sa formulation de principe relative aux implications de l'article 88-1 de la Constitution sur la nature de son contrôle (paragr. 4 et 5), le Conseil constitutionnel a constaté que « Les dispositions du règlement du 29 avril 2021, et en particulier ses articles 9, 12 et 18, imposent seulement aux États membres de l'Union européenne de désigner une autorité compétente pour émettre une injonction de retrait au titre de l'article 3 du même règlement, de prévoir un recours effectif permettant aux fournisseurs de services d'hébergement de contester une telle injonction devant les juridictions de l'État membre de l'autorité qui l'a émise, ainsi que de déterminer le régime des sanctions applicables en cas de manquement » (paragr. 6).

 

Il en a déduit que ces dispositions conféraient aux États membres une marge d'appréciation pour choisir cette autorité et déterminer les conditions du recours ainsi que la nature et le quantum des sanctions applicables (même paragr.).

 

Ainsi, en ce qu'elles déterminent cette autorité, les conditions de recours contre les injonctions de retrait et les sanctions applicables, les dispositions contestées relevaient des choix effectués par le législateur national dans le cadre de l'exercice de cette marge d'appréciation et ne pouvaient pas être regardées comme tirant les conséquences nécessaires des dispositions du règlement du 29 avril 2021 précité.

 

Le Conseil constitutionnel a donc jugé qu'il était compétent « pour se prononcer sur le grief tiré de ce que le législateur aurait méconnu la liberté d'expression et de communication en désignant l'autorité administrative mentionnée à l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 pour émettre ces injonctions, en ne donnant pas aux recours un caractère suspensif et en punissant d'un an d'emprisonnement et d'une amende de 250 000 euros la méconnaissance de l'obligation de retrait » (paragr. 7).

 

Il a en conséquence été amené à opérer son plein contrôle sur les dispositions contestées.

 

IV. – L'examen au fond des dispositions contestées

 

A. – La jurisprudence relative à la liberté d'expression et de communication

 

La protection constitutionnelle de la liberté d'expression et de communication se fonde sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

 

La liberté d'expression et de communication s'applique aux services de communication au public en ligne et notamment à internet.

 

* Dès sa décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, le Conseil constitutionnel a jugé sur ce fondement que le droit de libre communication et la liberté de parler, écrire et imprimer constituaient « une liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale »13.

 

Dans sa décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, après avoir rappelé que la liberté d'expression et de communication est « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés », le Conseil a jugé que « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi »14. Ce faisant, il a expressément soumis les atteintes à cette liberté à son degré de contrôle le plus exigeant qui soit, celui du contrôle entier de proportionnalité.

 

Cette même décision a reconnu l'importance, pour l'exercice de cette liberté, des services de communication au public en ligne : « en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services »15. Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel a alors censuré un dispositif de coupure administrative de l'accès à internet de toute personne, notamment depuis son domicile, en cas d'usage non respectueux de la propriété intellectuelle16.

 

Ces dernières années, à l'image de la place de plus en plus importante prise par les services de communication au public en ligne dans la société, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur la conformité à la liberté d'expression et de communication de divers dispositifs institués pour répondre à certains comportements abusifs.

 

* En matière pénale, le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur la possibilité d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication dès lors que ces abus « portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers »17. Toutefois, les peines et délits ainsi instaurés n'échappent pas à l'exigence que l'atteinte portée à la liberté d'expression et de communication soit nécessaire, adaptée et proportionnée.

 

– En témoignent, par exemple, les décisions n° 2016–611 QPC du 10 février 2017 et n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017 dans lesquelles le Conseil a censuré à deux reprises un délit de consultation habituelle de sites internet terroristes sur le fondement de la liberté d'expression et de communication.

 

Dans ces décisions, le Conseil a jugé que, sur le fondement de l'article 34 de la Constitution – selon lequel la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques –, « il est loisible au législateur d'édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l'objectif de lutte contre l'incitation et la provocation au terrorisme sur les services de communication au public en ligne, qui participe de l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions, avec l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer »18.

 

Au titre du contrôle des exigences d'adaptation et de proportionnalité requises en matière d'atteinte à la liberté de communication, et pour s'en tenir à la seconde décision, le Conseil a jugé que « les dispositions contestées n'imposent pas que l'auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes », qu'elles répriment d'une peine de deux ans d'emprisonnement « le seul fait de consulter à plusieurs reprises un service de communication au public en ligne, sans que soit retenue l'intention terroriste de l'auteur de la consultation comme élément constitutif de l'infraction » et que la portée du « motif légitime » autorisant la consultation ne peut être déterminée. Ces dispositions faisaient donc « peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l'usage d'internet pour rechercher des informations » et portaient ainsi « une atteinte à l'exercice de la liberté de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée »19.

 

Ainsi, alors que la décision précitée du 10 juin 2009 censurait un dispositif limitant l'accès technique à internet, en permettant la suspension de l'abonnement de l'internaute, ces deux décisions nos 2016-611 QPC et 2017-682 QPC ont étendu la protection constitutionnelle à la consultation de contenus sur internet.

 

Il ne résulte cependant pas de cette jurisprudence relative à la matière pénale que la liberté d'expression et de communication serait absolue.

 

– Dans sa décision n° 2018–706 QPC du 18 mai 2018, le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré conformes à la Constitution des dispositions organisant la répression pénale de l'apologie du terrorisme. Il a jugé, en premier lieu, que « le législateur a entendu prévenir la commission de tels actes [de terrorisme] et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge d'actes ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Ce faisant, le législateur a poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions, dont participe l'objectif de lutte contre le terrorisme ». En second lieu, l'atteinte portée à la liberté d'expression et de communication était nécessaire, adaptée et proportionnée à un tel objectif. À cet égard, le Conseil a relevé, d'une part, que « l'apologie publique, par la large diffusion des idées et propos dangereux qu'elle favorise, crée par elle-même un trouble à l'ordre public. Le juge se prononce en fonction de la personnalité de l'auteur de l'infraction et des circonstances de cette dernière, notamment l'ampleur du trouble causé à l'ordre public ». Il a jugé, d'autre part, que « les faits incriminés sont précisément définis et ne créent pas d'incertitude sur la licéité des comportements susceptibles de tomber sous le coup du délit ». Il a considéré, enfin, que « si, en raison de son insertion dans le code pénal, le délit contesté n'est pas entouré des garanties procédurales spécifiques aux délits de presse prévues par la loi du 29 juillet 1881 …, les actes de terrorisme dont l'apologie est réprimée sont des infractions d'une particulière gravité susceptibles de porter atteinte à la vie ou aux biens »20.

 

* S'agissant de dispositifs visant à obtenir la cessation de la diffusion de certains propos par des services de communication au public en ligne, dans sa décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 201821, le Conseil constitutionnel a conclu, sous une réserve d'interprétation, à la conformité à la Constitution de la procédure civile de référé instituée pour, pendant les trois mois précédant une élection générale, obtenir la cessation de la diffusion de fausses informations sur les services de communication au public en ligne, lorsqu'elles sont de nature à altérer la sincérité du scrutin.

 

Le Conseil a tout d'abord relevé que, en instaurant cette procédure, le législateur a entendu lutter contre le risque que les citoyens soient trompés ou manipulés dans l'exercice de leur vote par la diffusion massive de telles informations sur des services de communication au public en ligne et ainsi entendu assurer la clarté du débat électoral et le respect du principe constitutionnel de sincérité du scrutin, en soulignant que les contenus publiés sur des services de communication au public en ligne se prêtent plus facilement à des manipulations massives et coordonnées en raison de leur multiplicité et des modalités particulières de la diffusion de leurs contenus. Le Conseil a ensuite relevé que le législateur a strictement délimité les informations pouvant faire l'objet de la procédure de référé contestée. D'une part, cette procédure ne peut viser que des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir. Ces allégations ne recouvrent ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples exagérations. Elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective. D'autre part, seule la diffusion de telles allégations ou imputations répondant à trois conditions cumulatives peut être mise en cause : elle doit être artificielle ou automatisée, massive et délibérée22.

 

Toutefois, le Conseil a émis une réserve d'interprétation en jugeant que, compte tenu des conséquences de la procédure, qui peut avoir pour effet de faire cesser la diffusion de certains contenus d'information, les allégations ou imputations mises en cause ne sauraient, sans que soit méconnue la liberté d'expression et de communication, justifier une telle cessation que si leur caractère inexact ou trompeur est manifeste. Il en est de même pour le risque d'altération de la sincérité du scrutin, qui doit aussi être manifeste23.

 

* S'agissant, enfin, de restrictions administratives à l'exercice de la liberté d'expression, le Conseil constitutionnel s'assure également que de telles restrictions ne portent que sur des contenus illicites et qu'elles sont entourées de garanties suffisantes.

 

– Ainsi, dans sa décision n° 2021-948 QPC du 24 novembre 2021, le Conseil s'est par exemple prononcé sur les dispositions du code de la route permettant à l'autorité administrative d'interdire aux exploitants d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation de rediffuser les messages et indications émis par les utilisateurs de ce service aux fins de signaler des contrôles routiers.

 

Il a d'abord relevé que les dispositions contestées, qui permettaient à l'autorité administrative de priver des utilisateurs de services de communication au public en ligne de la possibilité d'échanger certaines informations, portent atteinte à la liberté d'expression et de communication24.

 

Puis, le Conseil a jugé, en premier lieu, que « ces dispositions,  qui ont pour objet d'éviter que les automobilistes puissent se soustraire à certains contrôles de police, poursuivent l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions »25.

 

Il a souligné, en deuxième lieu, le champ d'application restreint de l'interdiction prévue par l'article L. 130-11 du code de la route, tant au regard des services électroniques visés que des contrôles routiers à l'occasion desquels il peut y être recouru, au nombre desquels ne figurent pas les contrôles de vitesse26.

 

En troisième lieu, le Conseil a pris en compte les garanties prévues par le législateur concernant la durée des interdictions administratives de diffusion d'informations ou de messages, « limitée à deux heures en cas de contrôle d'alcoolémie ou de stupéfiants, et à douze heures dans les autres cas », ainsi que l'étendue du périmètre qui « ne peut s'étendre au-delà d'un rayon de dix kilomètres autour du point de contrôle routier lorsque celui-ci est situé hors agglomération et au-delà de deux kilomètres en agglomération »27.

 

En dernier lieu, le Conseil s'est attaché à l'étendue des informations dont la communication pouvait être interdite sur le fondement des dispositions contestées, selon qu'une telle interdiction s'applique sur le réseau routier national ou sur le reste du réseau routier.

 

  1. En ce qui concerne le réseau routier national, le Conseil a relevé que l'interdiction administrative de diffusion d'informations « ne peut porter sur les informations relatives aux événements et circonstances liés à la sécurité routière prévus à l'article 3 du règlement délégué de la Commission européenne du 15 mai 2013 mentionnée ci-dessus, c'est-à-dire celles portant sur le caractère glissant de la chaussée, la présence d'obstacle sur la route, une zone d'accident ou de travaux, une visibilité réduite, un conducteur à contresens, une obstruction non gérée ou des conditions météorologiques exceptionnelles »28.
  2.   
  3. En dehors du réseau routier national, le Conseil constitutionnel a constaté en revanche que « cette interdiction vise, sans exception, toute information habituellement rediffusée aux utilisateurs par l'exploitant du service » et qu'« Ainsi, elle est susceptible de s'appliquer à de nombreuses informations qui sont sans rapport avec la localisation des contrôles de police ». Il a donc jugé que « Dans ces conditions, cette interdiction porte à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi »29.

 

– Dans un registre plus proche de la loi faisant l'objet de la décision commentée, le Conseil constitutionnel était saisi, dans sa décision n° 2011-625 DC du 10 mars 201130, des dispositions de l'article 6 de la loi du 21 juin 2004 précitée, dans une rédaction qui prévoyait que : « Lorsque les nécessités de la lutte contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs relevant de l'article 227-23 du code pénal le justifient, l'autorité administrative notifie aux personnes mentionnées au 1 du présent I les adresses électroniques des services de communication au public en ligne contrevenant aux dispositions de cet article, auxquelles ces personnes doivent empêcher l'accès sans délai ».

 

Le Conseil a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution après avoir énoncé, « en premier lieu, [qu'il] n'a pas un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu'il ne saurait rechercher si les objectifs que s'est assigné le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé ; qu'en instituant un dispositif permettant d'empêcher l'accès aux services de communication au public en ligne diffusant des images pornographiques représentant des mineurs, le législateur n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation ; qu'en prévoyant que les surcoûts résultant des obligations mises à la charge des opérateurs seraient, s'il y a lieu, compensés, il n'a pas méconnu l'exigence constitutionnelle du bon usage des deniers publics »31.

 

En deuxième lieu, il a jugé que « les dispositions contestées ne confèrent à l'autorité administrative que le pouvoir de restreindre, pour la protection des utilisateurs d'internet, l'accès à des services de communication au public en ligne lorsque et dans la mesure où ils diffusent des images de pornographie infantile ; que la décision de l'autorité administrative est susceptible d'être contestée à tout moment et par toute personne intéressée devant la juridiction compétente, le cas échéant en référé ; que, dans ces conditions, ces dispositions assurent une conciliation qui n'est pas disproportionnée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et la liberté de communication garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 »32.

 

– En revanche, et au plus près des questions soulevées dans la décision commentée, dans sa décision n° 2020–801 DC du 18 juin 2020 relative à la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, le Conseil constitutionnel a censuré, sur le fondement de la liberté d'expression et de communication, des dispositions imposant à certains opérateurs de plateforme en ligne de retirer, dans un délai d'une heure, des contenus diffusés en ligne à caractère terroriste ou pédopornographique et, sous vingt-quatre heures, des contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel.

 

- S'agissant des contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, la loi déférée modifiait l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 précitée instituant un dispositif de blocage administratif des adresses électroniques des services de communication au public en ligne afin de permettre à l'autorité administrative de demander aux hébergeurs ou aux éditeurs de tels services de retirer les contenus que cette dernière estimait contraires aux articles 227-23 et 421-2-5 du code pénal. Il était prévu, en cas de manquement de leur part à cette obligation, l'application d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 250 000 euros d'amende.

 

Après avoir rappelé que le droit à la libre communication des pensées et des opinions, proclamé par l'article 11 de la Déclaration de 1789, implique la liberté d'accéder aux services de communication au public en ligne, le Conseil a pour la première fois expressément ajouté que ce droit impliquait également la liberté de s'exprimer au moyen de ces services de communication au public en ligne33

 

Le Conseil a également rappelé, plus classiquement, que, sur le fondement de l'article 34 de la Constitution, le législateur peut instituer des dispositions destinées à faire cesser des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers. Toutefois, les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi34.

 

Puis, examinant les dispositions contestées, le Conseil constitutionnel a admis que l'objectif poursuivi par le législateur était de nature à justifier l'adoption de mesures susceptibles de restreindre l'exercice de la liberté d'expression et de communication. Il a ainsi reconnu que « La diffusion d'images pornographiques représentant des mineurs, d'une part, et la provocation à des actes de terrorisme ou l'apologie de tels actes, d'autre part, constituent des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent gravement atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». Le Conseil a ensuite considéré qu'en imposant aux éditeurs et hébergeurs de retirer, à la demande de l'administration, les contenus que cette dernière estime contraires aux articles 227-23 et 421-2-5 du code pénal, le législateur a entendu faire cesser de tels abus35.

 

Cependant, le Conseil a considéré que, en dépit de la pertinence de l'objectif poursuivi, les dispositions contestées portaient à la liberté d'expression une atteinte qui n'était pas adaptée, nécessaire et proportionnée.

 

Il a tout d'abord constaté que la détermination du caractère illicite des contenus « ne repos[ait] pas sur leur caractère manifeste » et qu'elle était « soumise à la seule appréciation de l'administration »36. Ainsi, en visant des contenus dont le caractère illicite n'apparaît pas manifestement et peut être sujet à débat, les dispositions censurées permettaient que soient retirés des contenus en réalité licites. Par ailleurs, l'appréciation sur ce point de l'administration ne présentait pas à cet égard une garantie suffisante.

 

Le Conseil a ensuite constaté que le délai d'une heure laissé à l'éditeur ou l'hébergeur pour déférer à la demande de l'administration ne lui permettait pas, même en contestant en référé cette demande, d'en faire examiner la légalité avant de devoir y déférer, sous peine d'une lourde sanction pénale pouvant atteindre un an d'emprisonnement et 250 000 euros d'amende.

 

Le Conseil en a conclu que les dispositions contestées méconnaissaient la liberté d'expression et de communication.

 

– Le Conseil constitutionnel s'est par ailleurs prononcé, dans la même décision n° 2020-801 DC, sur les dispositions de la loi qui visaient à imposer à certains opérateurs de plateforme en ligne, sous peine de sanction pénale, de retirer ou de rendre inaccessibles dans un délai de vingt-quatre heures des contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel.

 

  1. Comme pour les premières dispositions contestées, le Conseil constitutionnel s'est d'abord attaché à rechercher l'objectif poursuivi par le législateur, afin de déterminer si celui-ci était de nature à justifier l'adoption de mesures restrictives de la liberté d'expression. Il a ainsi admis que, en adoptant ces dispositions, « le législateur a voulu prévenir la commission d'actes troublant gravement l'ordre public et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge de tels actes. Il a ainsi entendu faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers »37.
  2.  
  3. Le Conseil a toutefois relevé, en premier lieu, que l'obligation de retrait prévue par les dispositions contestées « s'impose à l'opérateur dès lors qu'une personne lui a signalé un contenu illicite en précisant son identité, la localisation de ce contenu et les motifs légaux pour lesquels il est manifestement illicite »38. Ainsi, au regard de ces conditions simples de signalement, le dispositif adopté par le législateur reposait sur une possibilité très large de saisine des opérateurs. Aucun mécanisme de filtre n'était prévu ni aucune autre condition que la conviction du signalant d'être face à un contenu manifestement illicite. Cela signifiait donc que chaque opérateur pouvait être saisi d'un nombre important de signalements et qu'il lui incombait d'examiner systématiquement tous les contenus signalés afin de ne pas risquer d'être sanctionné pénalement.
  4.  
  5. Or, et c'est le deuxième élément du raisonnement du Conseil constitutionnel, cette obligation d'examen pouvait se révéler complexe pour l'opérateur. En effet, si le législateur avait prévu que seuls les contenus manifestement illicites devaient être retirés par les opérateurs de plateforme en ligne, il avait en revanche retenu de multiples qualifications pénales justifiant ce retrait. En outre, l'examen devant être réalisé par l'opérateur ne devait pas se limiter au motif indiqué dans le signalement mais s'étendait à l'ensemble des incriminations pénales précitées. Le Conseil en a conclu qu'« Il revient en conséquence à l'opérateur d'examiner les contenus signalés au regard de l'ensemble [des infractions mentionnées], alors même que les éléments constitutifs de certaines d'entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s'agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d'énonciation ou de diffusion des contenus en cause »39.
  6.  
  7. Cette obligation d'examen était également rendue plus rigoureuse en raison du délai de vingt-quatre heures que la loi déférée imposait aux opérateurs de plateforme en ligne pour retirer les propos illicites. À ce titre, le Conseil a relevé que, « compte tenu des difficultés précitées d'appréciation du caractère manifeste de l'illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref »40.
  8.  
  9. Le Conseil constitutionnel a également relevé que le législateur n'avait prévu aucune disposition permettant à un opérateur de s'exonérer de sa responsabilité pénale en raison de circonstances qui auraient rendu son examen de propos signalés particulièrement difficile ou impossible dans le délai de vingt-quatre heures. S'il résultait des travaux parlementaires que le législateur avait entendu prévoir, au dernier alinéa du paragraphe I du nouvel article 6-2, une cause exonératoire de responsabilité pour les opérateurs de plateforme en ligne selon laquelle « Le caractère intentionnel de l'infraction … peut résulter de l'absence d'examen proportionné et nécessaire du contenu notifié », le Conseil a jugé que celle-ci n'était « pas rédigée en des termes permettant d'en déterminer la portée » et qu'« Aucune autre cause d'exonération de responsabilité spécifique n'est prévue, tenant par exemple à une multiplicité de signalements dans un même temps »41.
  10.  
  11. Enfin, le Conseil constitutionnel a constaté que « le fait de ne pas respecter l'obligation de retirer ou de rendre inaccessibles des contenus manifestement illicites est puni de 250 000 euros d'amende » et que « la sanction pénale est encourue pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition »42.
  12.  
  13. Le Conseil a conclu de ces différents éléments que, « compte tenu des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée »43.
  14.  

*

 

Il se dégage de l'ensemble de l'exposé jurisprudentiel qui précède que l'appréciation de la proportionnalité de l'atteinte portée à la liberté d'expression tient compte, notamment, de la certitude ou, au contraire, de l'incertitude quant à la licéité du comportement ou du message susceptible d'être réprimé. Plus la qualification juridique des messages ou comportement visés est susceptible de donner lieu à débat, appréciation ou controverse, plus le risque est grand que l'atteinte soit jugée disproportionnée.

 

B. – L'application à l'espèce

 

La critique formulée par les députés requérants contre les dispositions de la loi déférée s'inspirait directement de celle qui avait conduit à la censure des dispositions de la loi « Avia » dans la décision n° 2020-801 DC précitée. Le Conseil constitutionnel était ainsi invité à examiner les dispositions contestées à l'aune de la liberté d'expression et de communication.

 

Il a commencé par rappeler le paragraphe de principe fondant la protection de cette liberté par l'article 11 de la Déclaration de 1789, tel qu'il résulte du dernier état de sa jurisprudence exposée plus haut, et le contrôle de proportionnalité qu'il opère sur le double fondement de cet article et de l'article 34 de la Constitution (paragr. 8 et 9).

 

Le Conseil a ensuite appliqué ce contrôle aux dispositions de la loi qui relevaient de la marge d'appréciation laissée par le règlement européen au législateur français pour choisir l'autorité compétente pour émettre une injonction de retrait et déterminer les conditions du recours ainsi que la nature et le quantum des sanctions applicables. Ainsi qu'il a été dit plus haut, il s'agissait en l'occurrence respectivement du paragraphe I du nouvel article 6-1-1 de la loi du 21 juin 2004, du premier alinéa du paragraphe I du nouvel article 6-1-3 de cette même loi et du paragraphe I de son nouvel article 6-1-5.

 

Après avoir constaté que ces dispositions avaient pour objet d'adapter la législation nationale au règlement du 29 avril 2021 précité qui vise à lutter contre la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne (paragr. 12), le Conseil a relevé, dans la droite ligne de sa décision n° 2020-801 DC précitée, que « De tels contenus constituent des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent gravement atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers » (même paragr.).

 

* Puis, il a relevé, en premier lieu, que l'injonction de retrait qui peut être émise par une autorité administrative « ne peut porter que sur des contenus à caractère terroriste précisément définis et limitativement énumérés à l'article 2 du règlement du 29 avril 2021 » (paragr. 13). Ces contenus doivent en effet correspondre à l'un des cinq types de matériels énumérés par le paragraphe 7 de cet article 2, lorsqu'il se rattache à l'une des infractions terroristes ou liées à un groupe terroriste au sens de l'article 3 de la directive (UE) 2017/541 du 15 mars 2017 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2017 relative à la lutte contre le terrorisme et remplaçant la décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil et modifiant la décision 2005/671/JAI du Conseil44.

 

Le Conseil constitutionnel a également constaté, sur ce point, que l'article premier du règlement européen prévoit que « ne peut être considéré comme ayant un caractère terroriste le contenu diffusé au public à des fins éducatives, journalistiques, artistiques ou de recherche, ou à des fins de prévention ou de lutte contre le terrorisme, y compris le contenu qui représente l'expression d'opinions polémiques ou controversées dans le cadre du débat public » (même paragr.). Le Conseil a ainsi souligné le caractère à la fois précis et limité du champ d'application de l'injonction de retrait, tel que fixé par le règlement européen.

 

Le Conseil a par ailleurs relevé que « l'article 3 du même règlement prévoit que l'injonction de retrait émise par l'autorité administrative compétente doit comporter non seulement la référence au type de contenu concerné, mais aussi une motivation suffisamment détaillée expliquant les raisons pour lesquelles il est considéré comme ayant un caractère terroriste » (paragr. 14). Il ressort de cet article 3 que, même si le législateur européen n'a pas réservé le dispositif d'injonction de retrait aux seuls contenus à caractère terroriste dont le caractère illicite est manifeste, une exigence de motivation circonstanciée pèse donc sur l'autorité administrative compétente qui doit s'attacher non seulement à qualifier juridiquement les faits visés par la demande de retrait mais en outre à justifier le choix de cette qualification.

 

S'appuyant sur les dispositions de l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 précitée auxquelles renvoie le nouvel article 6-1-1 de cette loi, le Conseil constitutionnel a souligné, en outre, que la personnalité qualifiée, désignée en son sein par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), « qui est une autorité administrative indépendante, est obligatoirement informée de ces demandes de retrait et peut, en cas d'irrégularité, recommander à l'autorité compétente d'y mettre fin et, dans le cas où cette recommandation n'est pas suivie, saisir la juridiction administrative en référé ou sur requête qui doit être jugée dans le délai de soixante-douze heures » (paragr. 15).

 

Au regard de ces différents éléments, le Conseil constitutionnel a jugé, par des termes faisant directement écho à ceux qui l'avaient conduit à entrer en voie de censure dans sa décision du 18 juin 2020 précitée, que, au cas présent, « la détermination du caractère terroriste des contenus en cause n'est pas laissée à la seule appréciation de l'autorité administrative que les dispositions contestées désignent pour émettre des injonctions de retrait » (paragr. 16).

 

* S'agissant, en deuxième lieu, des recours ouverts contre l'injonction de retrait, le Conseil a constaté que cette injonction peut faire l'objet, de la part des fournisseurs de services d'hébergement ou de contenus, de recours en référé de droit commun devant la juridiction administrative, et qu'elle est également susceptible, en application des dispositions du nouvel article 6-1-5 de la loi du 21 juin 2004 précitée, d'être contestée par la voie d'un recours spécifique en annulation devant le tribunal administratif. Celui-ci est alors tenu de statuer sur la légalité de cette injonction dans le délai de soixante-douze heures à compter de la saisine. En cas d'appel, la juridiction d'appel est tenue de statuer dans le délai d'un mois (paragr. 17). Si ces voies de recours ne peuvent assurer à un fournisseur d'obtenir une décision du juge avant d'être contraint de retirer le propos dénoncé, elles lui garantissent ainsi qu'une décision statuant au fond sera rendue rapidement et permettra, le cas échéant, à l'auteur des contenus retirés d'en obtenir le rétablissement.

 

Le Conseil en a déduit que « les dispositions contestées permettent qu'il soit statué dans de brefs délais sur la légalité de l'injonction de retrait et, en cas d'annulation, que les contenus retirés, dont l'article 6 du règlement du 29 avril 2021 impose la conservation, soient rétablis » (paragr. 17).

 

* En dernier lieu, s'attachant au régime de sanctions institué par le législateur en cas de manquement aux injonctions de retrait, le Conseil constitutionnel a relevé que « si les dispositions contestées de l'article 6-1-3 de la loi du 21 juin 2004 répriment par des sanctions pénales le manquement à l'obligation de retirer des contenus à caractère terroriste ou de bloquer l'accès à ces contenus, il résulte de l'article 3 du règlement du 29 avril 2021 qu'un tel manquement n'est pas constitué tant que le fournisseur de services d'hébergement ne peut pas se conformer à l'injonction reçue en raison d'un cas de force majeure, d'une impossibilité de fait qui ne lui est pas imputable ou des erreurs manifestes ou de l'insuffisance des informations que l'injonction contient » (paragr. 18). Le Conseil a ainsi tenu compte de ce que la mise en œuvre de la responsabilité pénale du fournisseur en cas de manquement à l'injonction de retrait ne présentait pas un caractère automatique, dès lors qu'étaient prises en considération des hypothèses dans lesquelles il est dans l'impossibilité d'y déférer.

 

Le Conseil constitutionnel a conclu de tout ce qui précède que les dispositions contestées ne méconnaissent pas la liberté d'expression et de communication. Il les a par conséquent jugées conformes à la Constitution (paragr. 19).

 

_______________________________________

1 Conformément aux dispositions du second alinéa de son article 24.

2 Le deuxième alinéa de l'article 288 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne dispose : « Le règlement a une portée générale. Il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre ».

3 Aux termes du premier alinéa de l'article 1er du décret n° 2015-125 du 5 février 2015 relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l'apologie et des sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère pornographique, « L'autorité administrative mentionnée à l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 susvisée est la direction générale de la police nationale, office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication ».

4 Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique, cons. 7 et 9.

5 Cette jurisprudence avait initialement été appliquée aux lois ayant pour objet de transposer en droit interne une directive de l'Union européenne. Elle a ensuite été étendue aux stipulations d'un accord international relevant d'une compétence exclusive de l'Union européenne (décision n° 2017-749 DC du 31 juillet 2017, Accord économique et commercial global entre le Canada, d'une part, et l'Union européenne et ses États membres, d'autre part, paragr. 13 et 14), puis aux lois ayant pour objet d'adapter le droit interne à un règlement de l'Union européenne (décision n° 2018-765 DC du 12 juin 2018, Loi relative à la protection des données personnelles, paragr. 2 à 4).

6 Cet article dispose : « La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

7 Décision n° 2018–765 DC du 12 juin 2018 précitée, paragr. 3.

8 Voir, en ce sens, les décisions n° 2010-79 QPC du 17 décembre 2010, M. Kamel D. (Transposition d'une directive), cons. 3 ; n° 2014-373 QPC du 4 avril 2014, Société Sephora (Conditions de recours au travail de nuit), cons. 6 et 7 (a contrario) ; n° 2015-520 QPC du 3 février 2016, Société Metro Holding France SA venant aux droits de la société CRFP Cash (Application du régime fiscal des sociétés mères aux produits de titres auxquels ne sont pas attachés des droits de vote), cons. 9.

9 CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, n° 287110 ; Sect., 3 octobre 2016, Confédération paysanne et autres, n° 388649 ; Ass., 21 avril 2021, French Data Network et autres, n° 393099.

10 Voir, par exemple, refusant à la liberté d'expression et de communication la qualification de principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, les décisions n° 2004-498 DC du 29 juillet 2004, Loi relative à la bioéthique, cons. 6, et n° 2018-765 DC du 12 juin 2018 précitée, paragr. 10 ; et, admettant cette qualification pour l'interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l'exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits : décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France, (Obligation pour les transporteurs aériens de réacheminer les étrangers auxquels l'entrée en France est refusée), paragr. 15.

11 Voir, par exemple, décisions n° 2018-768 DC du 26 juillet 2018, Loi relative à la protection du secret des affaires, paragr. 14 et n° 2020-857 QPC du 2 octobre 2020, Société Bâtiment mayennais (Référé contractuel applicable aux contrats de droit privé de la commande publique), paragr. 15 et 16.

12 Dans sa décision n° 2022-838 DC du 17 mars 2022, Loi organique visant à renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte, le Conseil constitutionnel a ainsi admis sa compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des dispositions de l'article 1er de cette loi organique « en ce qu'elles chargent le Défenseur des droits d'informer et de conseiller les personnes signalant toute alerte ainsi que de défendre leurs droits et ceux des personnes protégées dans le cadre d'une procédure d'alerte », après avoir relevé que l'article 20 de la directive 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union « est relatif aux mesures de soutien apportées aux seules personnes qui signalent des violations du droit de l'Union et ne détermine pas l'autorité compétente pour mettre en œuvre ces mesures » (cons. 5 et 6). Voir également, en ce sens, la décision n° 2019-810 QPC du 25 octobre 2019, Société Air France (Responsabilité du transporteur aérien en cas de débarquement d'un étranger dépourvu des titres nécessaires à l'entrée sur le territoire national), paragr. 6 à 10.

13 Décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, cons. 37.

14 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 15.

15 Ibid., cons. 12.

16 Ibid., cons. 16.

17 Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, cons. 5.

18 Décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes), paragr. 5 ; décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle des sites internet terroristes II), paragr. 4.

19 Décision n° 2017-682 QPC précitée, paragr. 14 à 16.

20 Décision n° 2018-706 QPC du 18 mai 2018, M. Jean-Marc R. (Délit d'apologie d'actes de terrorisme), paragr. 20 à 23.

21 Décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018, Loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information.

22 Ibid., paragr. 18 à 21.

23 Ibid., paragr. 23.

24 Décision n° 2021-948 QPC du 24 novembre 2021, Société Coyote system (Signalement des contrôles routiers par des services électroniques), paragr. 12 et 13.

25 Ibid., paragr. 14.

26 Ibid., paragr. 15.

27 Ibid., paragr. 16.

28 Ibid., paragr. 17.

29 Ibid., paragr. 18.

30 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 5 à 8.

31 Ibid., cons. 7.

32 Ibid., cons. 8.

33 Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, paragr. 4.

34 Ibid., paragr. 5.

35 Ibid., paragr. 6.

36 Ibid., paragr. 7.

37 Ibid., paragr. 13.

38 Ibid., paragr. 14.

39 Ibid., paragr. 15.

40 Ibid., paragr. 16.

41 Ibid., paragr. 17.

42 Ibid., paragr. 18.

43 Ibid., paragr. 19.

44 Il doit s'agir, selon les cas, d'un matériel incitant à la commission de l'une des infractions terroristes, lorsque ce matériel prône la commission de telles infractions, directement ou indirectement, par exemple en glorifiant les actes terroristes, entraînant ainsi le risque qu'une ou plusieurs de ces infractions soient commises ; d'un matériel sollicitant une personne ou un groupe de personnes pour commettre l'une des infractions terroristes ou pour contribuer à la commission de l'une de ces infractions ; d'un matériel sollicitant une personne ou un groupe de personnes pour participer aux activités d'un groupe terroriste ; d'un matériel fournissant des instructions concernant la fabrication ou l'utilisation d'explosifs, d'armes à feu ou d'autres armes, ou de substances nocives ou dangereuses, ou concernant d'autres méthodes ou techniques spécifiques aux fins de commettre l'une des infractions terroristes ou de contribuer à la commission de l'une de ces infractions ; ou encore d'un matériel constituant une menace quant à la commission d'une des infractions terroristes.