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Commentaire de la décision 2021-952 QPC

09/12/2022

Non conformité totale - effet différé

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 23 septembre 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1230 du 21 septembre 2021) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Omar Y. relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 77-1-1 et 77-1-2 du code de procédure pénale.

 

Dans sa décision n° 2021-952 QPC du 3 décembre 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les mots «, y compris celles issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, » figurant à la première phrase du premier alinéa de l'article 77-1-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, et les mots « aux réquisitions prévues par le premier alinéa de l'article 60-2 » figurant au premier alinéa de l'article 77-1-2 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

 

I. – Les dispositions contestées

 

A. – Objet des dispositions contestées

 

* L'enquête préliminaire correspond à la phase du procès pénal au cours de laquelle la police judiciaire recherche les preuves de la commission d'une infraction et les personnes soupçonnées de l'avoir commise pour permettre qu'une réponse pénale soit apportée aux faits1.

 

Elle est placée sous le contrôle du procureur de la République en application de l'article 39-3 du CPP. Le premier alinéa de cet article prévoit à cette fin que « Dans le cadre de ses attributions de direction de la police judiciaire, le procureur de la République peut adresser des instructions générales ou particulières aux enquêteurs. Il contrôle la légalité des moyens mis en œuvre par ces derniers, la proportionnalité des actes d'investigation au regard de la nature et de la gravité des faits, l'orientation donnée à l'enquête ainsi que la qualité de celle-ci ».

 

Parmi les différents actes d'investigation2 auxquels il peut être procédé au cours d'une enquête, les réquisitions ont pour objet de faire réaliser un acte par une personne tierce (réquisition à personne) ou d'obtenir une information utile à la manifestation de la vérité (réquisition aux fins de remise d'informations). Elles s'imposent aux personnes sollicitées qui, à défaut de motif légitime, s'exposent à une peine d'amende en cas de refus ou de négligence dans la réponse apportée à la réquisition3.

 

1. – Les réquisitions à personne

 

Deux régimes de réquisition à personne peuvent être distingués :

 

- La réquisition à professionnel (à manouvrier) consiste pour un enquêteur à solliciter une personne pour réaliser un acte qui ne suppose pas d'examen technique. Il peut, par exemple, s'agir de l'ouverture d'une porte, du déplacement d'objets ou du développement de clichés photographiques4. Le recours à ce type de réquisition constitue un pouvoir propre de l'officier de police judiciaire (OPJ) et n'obéit à aucun formalisme particulier.

 

- La réquisition à personne qualifiée, prévue par l'article 77-1 du CPP pour l'enquête préliminaire, permet de solliciter une personne capable de réaliser des constatations ou des examens techniques ou scientifiques spécifiques5. À la différence du cas précédent, dans le cadre d'une telle enquête, cette décision appartient au procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, à l'OPJ ou à l'agent de police judiciaire (APJ).

 

Certaines réquisitions à personne qualifiée suivent toutefois un régime particulier comme, par exemple, les réquisitions aux fins de mise au clair de données chiffrées6, les réquisitions aux fins d'analyse d'une empreinte génétique7 ou les réquisitions aux fins d'autopsie judiciaire8.

 

2. – Les réquisitions aux fins de remise d'informations

 

Parmi les réquisitions aux fins de remise d'informations, on distingue les réquisitions générales aux fins de remise d'informations et les réquisitions informatiques, prévues respectivement aux articles 77–1-1 et 77-1-2 pour les enquêtes préliminaires9.

 

a. – Le cadre général des réquisitions aux fins de remise d'informations

 

* Les réquisitions générales aux fins de remise d'informations ont « pour objet de demander à une personne physique ou morale la remise d'informations intéressant le recueil d'indices dans le cadre d'une enquête ou d'une information, quelles qu'en soient l'origine et la nature. Sous ce regard, on peut souligner qu'une telle réquisition s'analyse davantage en un droit à communication de documents tel que le connaît le droit douanier (C. douanes, art. 65), dès lors qu'elle a pour objet non pas une obligation de faire qui en est la caractéristique mais une obligation de livrer des éléments »10.

 

À cette fin, l'article 77-1-1 du CPP prévoit que : « Le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, l'officier ou l'agent de police judiciaire, peut, par tout moyen, requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des informations intéressant l'enquête, y compris celles issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, de lui remettre ces informations, notamment sous forme numérique, le cas échéant selon des normes fixées par voie réglementaire, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l'obligation au secret professionnel. Lorsque les réquisitions concernent des personnes mentionnées aux articles 56-1 à 56-511, la remise des informations ne peut intervenir qu'avec leur accord ».

 

Ce même article 77-1-1 du CPP prévoit que le procureur de la République peut également autoriser, par voie d'instructions générales dont la durée ne peut excéder six mois renouvelables, les OPJ et APJ à requérir, pour les catégories d'infractions qu'il détermine, des informations issues d'un système de vidéoprotection. Il est alors avisé sans délai de ces réquisitions.

 

* La Cour de cassation a précisé la portée de certains aspects de ces dispositions.

 

- La nature et l'origine des informations susceptibles d'être obtenues ne sont pas limitées. Elle a ainsi jugé que la remise de documents, au sens de l'article 77-1-1 du CPP, « s'entend également de la communication, sans recours à un moyen coercitif, de documents issus d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, tels ceux détenus par un opérateur de téléphonie »12. Entre également dans le champ d'application de ces réquisitions l'exploitation d'un système de vidéosurveillance installé à titre privé dans le parking d'un immeuble d'habitation13.

 

- Le champ des personnes pouvant procéder à ces réquisitions est strictement défini par la loi : la Cour a ainsi rappelé que les réquisitions prévues par l'article 77–1–1 du CPP « ne peuvent être présentées que par le procureur de la République ou, sur autorisation de celui-ci, par l'officier de police judiciaire »14.

 

Les formes de l'autorisation donnée par le procureur de la République à l'OPJ ou à l'APJ aux fins de réquisition sont en revanche assez souples. La Cour de cassation a ainsi approuvé une chambre de l'instruction ayant jugé que l'article 77-1-1 du CPP « ne soumet l'autorisation du procureur de la République à aucune forme particulière et n'exige pas, notamment, que figure à la procédure la formalisation écrite et préalable d'une demande d'autorisation ou de cette autorisation elle-même ni l'indication de la forme sous laquelle cette autorisation a été donnée »15.

 

Elle a également approuvé des juges du fond qui avaient refusé d'annuler des réquisitions qui « s'inscrivent dans la logique de la première autorisation et s'enchaînent dans un ensemble cohérent, compte tenu des renseignements recueillis »16.

 

b. – Le cadre spécial des réquisitions informatiques

 

* Les réquisitions informatiques, effectuées « par voie télématique17 ou informatique18 » sont prévues par l'article 77–1-2 du CPP19. En application de ces dispositions spécifiques, l'OPJ ou l'APJ peuvent, sur autorisation du procureur de la République, requérir auprès des organismes publics ou des personnes morales de droit privé20 toute information utile à la manifestation de la vérité ne relevant pas d'un secret protégé par la loi, contenue dans un système informatique ou un traitement de données nominatives qu'ils administrent.

 

Ces réquisitions informatiques se distinguent des réquisitions générales aux fins de remise d'informations : elles sont directement adressées sous forme informatique aux organismes publics ou aux personnes privées21, notamment par le biais de la plate-forme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) qui organise la centralisation de leur exécution22. À ce titre, la Cour de cassation a récemment rappelé que le procureur de la République dispose, sur le fondement de l'article 39-3 du CPP, du pouvoir d'autoriser de façon générale, dans le cadre de l'enquête préliminaire qu'il ordonne, les enquêteurs à procéder à des réquisitions par le biais de la PNIJ23.

 

Les informations requises doivent être rendues accessibles dans les meilleurs délais. Elles sont mises à la disposition de l'OPJ soit dans un fichier spécifique, soit par un accès temporaire et limité à la base de données de l'organisme ou de la personne morale sollicitée24.

 

Sur autorisation du juge des libertés et de la détention, saisi à cette fin par le procureur de la République, l'OPJ peut également procéder aux réquisitions permettant d'obtenir toutes mesures propres à assurer la préservation, pour une durée ne pouvant excéder un an, du contenu des informations consultées par les personnes utilisatrices des services fournis par les opérateurs.

 

* Ces réquisitions informatiques donnent accès à un grand nombre d'informations25 dont les « fadettes » (factures détaillées) qui contiennent les informations sur les communications d'une ligne téléphonique. Ces dernières permettent notamment de connaître la géolocalisation de la ligne utilisée par la localisation des antennes relais utilisées lors de la communication, les date et heure de la communication, le numéro du correspondant, le type de communication, l'identifiant technique de l'abonné, etc.

 

Ces données contiennent ainsi des informations sur les personnes avec lesquelles la personne concernée par la fadette a communiqué. Elles permettent également de procéder à une géolocalisation en temps différé, c'est-à-dire de requérir les fadettes d'un suspect pour reconstituer a posteriori ses déplacements26, sans que ne trouvent à s'appliquer les dispositions du CPP relatives à la géolocalisation en temps réel, qui encadrent strictement le recours à cette mesure, notamment en termes de durée27.

 

Elles donnent, en outre, accès aux données de connexion informatique qui permettent d'identifier une personne ayant contribué à la création d'un contenu en ligne28, de localiser le terminal de communication ou encore de connaître l'activité en rapport avec ce contenu.

 

Ces informations, nécessaires à la manifestation de la vérité et désormais indispensables à la progression des enquêtes, sont l'objet de plus de 2 millions de demandes de transmission centralisées chaque année sur la PNIJ.

 

3. – Les exigences tirées du droit de l'Union européenne en matière d'accès aux données de connexion

 

* Dans son arrêt H. K. / Prokuratuur du 2 mars 202129, la Cour de justice de l'Union européenne a précisé les exigences européennes découlant du droit au respect de la vie privée en matière de recours aux techniques de surveillance numériques à des fins de prévention, de recherche, de détection et de poursuite d'infractions pénales. Elle a insisté sur le fait que « l'ingérence dans les droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte que comporte l'accès, par une autorité publique, à un ensemble de données relatives au trafic ou de données de localisation, susceptibles de fournir des informations sur les communications effectuées par un utilisateur d'un moyen de communication électronique ou sur la localisation des équipements terminaux qu'il utilise, présente en tout état de cause un caractère grave indépendamment de la durée de la période pour laquelle l'accès auxdites données est sollicité et de la quantité ou de la nature des données disponibles pour une telle période, lorsque […] cet ensemble de données est susceptible de permettre de tirer des conclusions précises sur la vie privée de la ou des personnes concernées »30.

 

En réponse à une autre question qui portait cette fois sur l'autorité compétente pour autoriser l'accès aux données relatives au trafic et aux données de localisation dans le cadre d'une procédure pénale, la Cour a énoncé que le contrôle préalable qui s'impose en la matière en vertu de la Charte des droits fondamentaux « requiert entre autres […] que la juridiction ou l'entité chargée d'effectuer ledit contrôle préalable dispose de toutes les attributions et présente toutes les garanties nécessaires en vue d'assurer une conciliation des différents intérêts et droits en cause » et que, « S'agissant plus particulièrement d'une enquête pénale, un tel contrôle exige que cette juridiction ou cette entité soit en mesure d'assurer un juste équilibre entre, d'une part, les intérêts liés aux besoins de l'enquête dans le cadre de la lutte contre la criminalité et, d'autre part, les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel des personnes dont les données sont concernées par l'accès »31. Elle a ajouté que « l'exigence d'indépendance à laquelle doit satisfaire l'autorité chargée d'exercer le contrôle préalable […] impose que cette autorité ait la qualité de tiers par rapport à celle qui demande l'accès aux données, de sorte que la première soit en mesure d'exercer ce contrôle de manière objective et impartiale à l'abri de toute influence extérieure » et qu'« En particulier, dans le domaine pénal, l'exigence d'indépendance implique […] que l'autorité chargée de ce contrôle préalable, d'une part, ne soit pas impliquée dans la conduite de l'enquête pénale en cause et, d'autre part, ait une position de neutralité vis-à-vis des parties à la procédure pénale »32. Estimant que « Tel n'est pas le cas d'un ministère public qui dirige la procédure d'enquête et exerce, le cas échéant, l'action publique »33, elle a dit pour droit que : «  L'article 15, paragraphe 1, de la directive 2002/58, telle que modifiée par la directive 2009/136, lu à la lumière des articles 7, 8 et 11 ainsi que de l'article 52, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale donnant compétence au ministère public, dont la mission est de diriger la procédure d'instruction pénale et d'exercer, le cas échéant, l'action publique lors d'une procédure ultérieure, pour autoriser l'accès d'une autorité publique aux données relatives au trafic et aux données de localisation aux fins d'une instruction pénale ». Elle a néanmoins admis que, dans les cas d'urgence dûment justifiés, un contrôle indépendant de la mesure puisse être effectué a posteriori, à la condition toutefois qu'il intervienne « dans de brefs délais »34.

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

M. Omar Y. avait été poursuivi, avec deux autres prévenus, en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel pour infractions à la législation sur les stupéfiants et condamné à une peine de quatre ans d'emprisonnement et à une peine d'amende.

 

À l'occasion de ces poursuites, le requérant avait soulevé une QPC, que le tribunal avait transmise à la Cour de cassation, ainsi formulée : « En édictant les dispositions des articles 77-1-1 et 77–1–2 du code de procédure pénale – lesquelles autorisent, dans le cadre d'une enquête préliminaire, le procureur de la République qui n'est pas une autorité ou une entité indépendante, ou sur autorisation de celui-ci, l'officier ou l'agent de police judiciaire, par tout moyen, de requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des informations intéressant l'enquête, y compris celles issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, de lui remettre ces informations, par décision du seul procureur de la République et sans contrôle préalable par une juridiction indépendante – le législateur a-t-il d'une part, porté une atteinte disproportionnée au droit au respect à la vie privée, protégés aux articles 6 et 8 de la CEDH, et aux articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, ainsi qu'aux droits de la défense et à un recours effectif et, d'autre part, méconnu sa propre compétence en affectant ces mêmes droits et liberté que la Constitution garantit ? ».

Par son arrêt précité du 21 septembre 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait renvoyé cette question au Conseil constitutionnel, au motif que « les articles 77-1-1 et 77-1-2 du code de procédure pénale, qui autorisent une autorité chargée de diriger l'enquête et d'engager les poursuites à requérir la communication de données de connexion de nature à permettre de tirer des conclusions précises sur la vie privée de la ou des personnes concernées, sans le contrôle préalable d'une autorité extérieure, sont susceptibles de porter une atteinte excessive aux droits et aux libertés protégés par les articles 2 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».

 

II. – L'examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

A. – Les questions préalables

 

* La Cour de cassation n'avait pas précisé, dans son arrêt de renvoi, la version dans laquelle les dispositions étaient renvoyées au Conseil constitutionnel. Il appartenait donc à ce dernier de la déterminer lui-même. Conformément à sa jurisprudence habituelle, il a jugé que « La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée » (paragr. 1).

 

En l'espèce, le Conseil a considéré qu'il était saisi de l'article 77-1-1 du CPP dans sa rédaction résultant de la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, et de l'article 77-1-2 du même code dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (même paragr.).

 

* Le requérant reprochait à ces dispositions de permettre au procureur de la République d'autoriser, sans contrôle préalable d'une juridiction indépendante, la réquisition d'informations issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, qui comprennent les données de connexion. Il en résultait, selon lui, une méconnaissance du droit de l'Union européenne35 etdu droit au respect de la vie privée, ainsi que des droits de la défense et du droit à un recours juridictionnel effectif. Il soutenait, pour ces mêmes motifs, que le législateur avait en outre méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant les droits précités.

Au regard de ces griefs, le Conseil a restreint le champ de la QPC aux mots «, y compris celles issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, » figurant à la première phrase du premier alinéa de l'article 77-1-1 du CPP et « aux réquisitions prévues par le premier alinéa de l'article 60–2 » figurant au premier alinéa de l'article 77-1-2 du même code.

 

B. – La jurisprudence constitutionnelle

 

1. – La jurisprudence constitutionnelle relative aux pouvoirs des enquêteurs et aux actes d'investigation

 

a. – L'exigence de direction et de contrôle de la police judiciaire par l'autorité judiciaire

 

Le Conseil constitutionnel est d'abord attentif à ce que l'autorité judiciaire dirige et contrôle la police judiciaire.

 

Dans sa décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, le Conseil a jugé qu'il résulte de l'article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire. La décision relève ensuite « qu'à cette fin, le code de procédure pénale, notamment en ses articles 16 à 19-1, assure le contrôle direct et effectif de l'autorité judiciaire sur les officiers de police judiciaire chargés d'exercer les pouvoirs d'enquête judiciaire et de mettre en œuvre les mesures de contrainte nécessaires à leur réalisation ; que l'article 20 du code de procédure pénale fixe la liste des agents de police judiciaire chargés "de seconder, dans l'exercice de leurs fonctions, les officiers de police judiciaire ; de constater les crimes, délits ou contraventions et d'en dresser procès-verbal ; de recevoir par procès-verbal les déclarations qui leur sont faites par toutes personnes susceptibles de leur fournir des indices, preuves et renseignements sur les auteurs et complices de ces infractions" ; que l'exigence de direction et de contrôle de l'autorité judiciaire sur la police judiciaire ne serait pas respectée si des pouvoirs généraux d'enquête criminelle ou délictuelle étaient confiés à des agents qui, relevant des autorités communales, ne sont pas mis à la disposition des officiers de police judiciaire »36.

 

Le Conseil a récemment réitéré cette exigence lors de l'examen de la loi du 20 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés37.

 

Il a été conduit à se prononcer sur des dispositions qui modifiaient celles de l'article 71-1-1 du CPP dont il était saisi dans le cadre de la présente QPC afin de permettre à un OPJ ou à un APJ de requérir, sans autorisation du procureur de la République, auprès de tout organisme public de lui remettre des informations intéressant l'enquête sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l'obligation au secret professionnel.

 

Saisi d'un grief tiré de la méconnaissance du droit au respect de la vie privée et de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution, le Conseil a, dans sa décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, censuré ces dispositions au motif que : « Ces réquisitions pouvant porter sur toute information relative à la vie privée et être adressées à toutes personnes sans autorisation du procureur de la République, dans le cadre de l'enquête préliminaire, le législateur a méconnu l'exigence de direction et de contrôle de l'autorité judiciaire sur la police judiciaire résultant de l'article 66 de la Constitution. Le paragraphe VI de l'article 47 est donc contraire à la Constitution » 38.

 

b. – L'encadrement des techniques spéciales d'enquête

 

* Le Conseil a examiné à plusieurs reprises l'utilisation de techniques spéciales d'enquête en matière de procédure pénale.

 

Il a fixé le cadre de son contrôle dans sa décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004 : « Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces dispositions que, si le législateur peut prévoir des mesures d'investigation spéciales en vue de constater des crimes et délits d'une gravité et d'une complexité particulières, d'en rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs, c'est sous réserve que ces mesures soient conduites dans le respect des prérogatives de l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, et que les restrictions qu'elles apportent aux droits constitutionnellement garantis soient nécessaires à la manifestation de la vérité, proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises et n'introduisent pas de discriminations injustifiées ; qu'il appartient à l'autorité judiciaire de veiller au respect de ces principes, rappelés à l'article préliminaire du code de procédure pénale, dans l'application des règles de procédure pénale spéciales instituées par la loi »39.

 

Le Conseil apprécie ainsi si le recours à des techniques spéciales d'investigation s'accompagne de garanties suffisantes. À l'occasion de cette même décision, il a jugé, en ce sens, que les interceptions de correspondances prévues par les dispositions contestées étaient conformes à la Constitution au motif que « les dispositions critiquées ne s'appliquent que pour la recherche des auteurs des infractions entrant dans le champ d'application de l'article 706-73 ; qu'elles doivent être exigées par les besoins de l'enquête et autorisées par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance, à la requête du procureur de la République ; que cette autorisation est délivrée pour une durée maximale de quinze jours, qui n'est renouvelable qu'une fois, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention ; / Considérant, par ailleurs, que demeurent applicables les garanties procédurales requises pour l'utilisation de tels procédés dans le cadre de l'instruction, s'agissant des autres types d'infractions »40.

 

S'agissant des sonorisations et fixations d'images, possibles alors uniquement dans le cadre de l'instruction, le Conseil a également jugé que « la recherche des auteurs des infractions mentionnées à l'article 706-73 justifie la mise en place de dispositifs techniques ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, la captation, la fixation, la transmission et l'enregistrement de paroles ou d'images, dès lors que l'autorisation de les utiliser émane de l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, et que sont prévues des garanties procédurales appropriées ; qu'en l'espèce, les mesures contestées ne peuvent être mises en œuvre qu'après l'ouverture d'une information et sous réserve que les nécessités de celle-ci le justifient ; que le législateur a fait du juge d'instruction ou, le cas échéant, à sa requête, du juge des libertés et de la détention, l'autorité compétente pour ordonner l'utilisation de ces procédés ; qu'il a exigé une décision écrite et motivée précisant la qualification de l'infraction dont la preuve est recherchée ; qu'il a précisé que l'autorisation du magistrat compétent serait valable pour une durée maximale de quatre mois et qu'elle ne serait renouvelable que dans les mêmes conditions de forme et de durée ; qu'en outre, il a placé ces opérations sous le contrôle du magistrat qui les a autorisées ; qu'enfin, il a précisé que chacune des opérations ferait l'objet d'un procès-verbal, que les enregistrements seraient placés sous scellés fermés et qu'ils seraient détruits à l'expiration du délai de prescription de l'action publique ».

 

Par ailleurs, par une réserve d'interprétation, le Conseil a précisé qu'en limitant « aux seuls enregistrements utiles à la manifestation de la vérité le contenu du procès-verbal, établi par le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire commis par lui, qui décrit ou transcrit les images ou les sons enregistrés (…), le législateur a nécessairement entendu que les séquences de la vie privée étrangères aux infractions en cause ne puissent en aucun cas être conservées dans le dossier de la procédure »41.

 

Dans sa décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013, le Conseil a précisé sa jurisprudence sur les pouvoirs spéciaux d'enquête et de surveillance. Il a jugé que « le législateur a estimé que la difficulté d'appréhender les auteurs de ces infractions tient à des éléments d'extranéité ou à l'existence d'un groupement ou d'un réseau dont l'identification, la connaissance et le démantèlement posent des problèmes complexes ; qu'eu égard à la gravité des infractions qu'il a retenues, le législateur a pu, à cette fin, fixer des règles spéciales de surveillance et d'investigation ; que, compte tenu des garanties encadrant la mise en œuvre de ces mesures spéciales d'enquête et d'instruction, les atteintes au respect de la vie privée et au droit de propriété résultant de leur mise en œuvre ne revêtent pas un caractère disproportionné au regard du but poursuivi »42.

 

Dans sa décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 précitée, le Conseil constitutionnel a examiné l'extension du champ d'application des techniques spéciales d'investigation au regard de l'exigence de conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d'autre part, l'exercice des droits et des libertés constitutionnellement garantis, au nombre desquels figurent la liberté d'aller et venir, le droit au respect de la vie privée, l'inviolabilité du domicile et le secret des correspondances.

 

Dans cette décision, il a censuré des dispositions autorisant l'interception, l'enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des communications électroniques dans le cadre d'une enquête de flagrance ou préliminaire.

 

Pour ce faire, il s'est fondé, en premier lieu, sur le fait que ces pouvoirs étaient permis en vue de constater toute infraction punie d'au moins trois ans d'emprisonnement, quelle que soit la nature de l'atteinte résultant de cette infraction et quelle que soit la complexité de l'infraction et que « si une infraction d'une particulière gravité et complexité est de nature à justifier le recours à de telles mesures, tel n'est pas nécessairement le cas d'infractions ne présentant pas ces caractères »43.

 

Il s'est fondé, en deuxième lieu, sur le fait que, alors même que l'autorisation permettant la mise en œuvre de ces techniques était délivrée par le juge des libertés et de la détention à la requête du procureur, les dispositions ne permettaient pas un contrôle effectif du juge des libertés et de la détention sur la mise en œuvre de ces pouvoirs pendant la durée de leur autorisation, à laquelle il ne pouvait pas mettre fin.

 

En dernier lieu, le Conseil constitutionnel a constaté que « en cas d'urgence, l'autorisation de procéder à l'interception, l'enregistrement et la transcription de correspondances peut être délivrée par le procureur de la République et peut se poursuivre sans contrôle ni intervention d'un magistrat du siège durant vingt-quatre heures » 44.

 

De l'ensemble de ces éléments, le Conseil a conclu que « le législateur a autorisé le recours à des mesures d'interception de correspondances émises par voie de communications électroniques pour des infractions ne présentant pas nécessairement un caractère de particulière gravité et complexité, sans assortir ce recours des garanties permettant un contrôle suffisant par le juge du maintien du caractère nécessaire et proportionné de ces mesures durant leur déroulé »45.

 

Sur ce point, le commentaire de la décision relève à cet égard que « S'il n'est pas contesté que les magistrats du parquet appartiennent à l'autorité judiciaire, leur intervention ne constitue pas, dans la jurisprudence constitutionnelle, une garantie équivalente à celle des magistrats du siège ».

 

c. – La jurisprudence constitutionnelle relative à la géolocalisation

 

* Le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'examiner la conformité à la Constitution des dispositions législatives encadrant le recours à la géolocalisation en temps réel dans ses décisions n° 2014-693 DC du 25 mars 201446, n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 et n° 2021-930 QPC du 23 septembre 202147.

 

Son contrôle s'est alors principalement opéré sur le fondement des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'article 66 de la Constitution. Il s'est attaché, d'une part, à la conciliation entre les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions et le respect de la liberté d'aller et venir, du droit au respect de la vie privée, de l'inviolabilité du domicile et du secret des correspondances. D'autre part, il a rappelé, dans le prolongement d'une précédente décision48, qu'« il résulte de l'article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire »49.

 

S'agissant de la conformité des dispositions en cause au droit au respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel, après avoir défini la géolocalisation comme « une mesure de police judiciaire consistant à surveiller une personne au moyen de procédés techniques en suivant, en temps réel, la position géographique d'un véhicule que cette personne est supposée utiliser ou de tout autre objet, notamment un téléphone, qu'elle est supposée détenir », a considéré que « la mise en œuvre de ce procédé n'implique pas d'acte de contrainte sur la personne visée ni d'atteinte à son intégrité corporelle, de saisie, d'interception de correspondance ou d'enregistrement d'image ou de son », mais que « l'atteinte à la vie privée qui résulte de la mise en œuvre de ce dispositif consiste dans la surveillance par localisation continue et en temps réel d'une personne, le suivi de ses déplacements dans tous lieux publics ou privés ainsi que dans l'enregistrement et le traitement des données ainsi obtenues »50.

 

Il a donc admis que, bien que l'atteinte à la vie privée résultant du recours à la géolocalisation soit moindre que celle résultant d'autres dispositifs d'investigation spéciaux, tels que les interceptions des communications et correspondances ou la sonorisation de lieux privés, lesquels nécessitent des garanties élevées, cette atteinte était néanmoins réelle et justifiait, en conséquence, la mise en œuvre de garanties légales assurant le respect de la vie privée.

 

Il a relevé, à cet égard, que « le recours à la géolocalisation est placé sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire », puis rappelé les conditions dans lesquelles cette mesure peut être autorisée, pour une durée limitée, par le procureur de la République, et qu'elle requiert, passé ce délai, l'intervention du juge des libertés et de la détention51, la décision n° 2019-778 DC faisant en outre mention de ce que « la durée totale de l'opération ne peut excéder un an ou, s'il s'agit d'une infraction relevant de la délinquance organisée, deux ans »52.

 

Au total, le Conseil a estimé que le législateur avait, ainsi, « entouré la mise en œuvre de la géolocalisation de mesures de nature à garantir que, placées sous l'autorisation et le contrôle de l'autorité judiciaire, les restrictions apportées aux droits constitutionnellement garantis soient nécessaires à la manifestation de la vérité et ne revêtent pas un caractère disproportionné au regard de la gravité et de la complexité des infractions commises », de sorte que, « par ces dispositions, le législateur n'a pas opéré entre les droits et libertés en cause une conciliation déséquilibrée »53.

 

Dans sa récente décision n° 2021-930 QPC du 23 septembre 202154, le Conseil constitutionnel s'est inscrit dans le prolongement de ces précédentes décisions. Il a ainsi relevé, d'une part, que « le procureur de la République est un magistrat de l'ordre judiciaire auquel l'article 39-3 du code de procédure pénale confie la mission notamment de contrôler la légalité des moyens mis en œuvre par les enquêteurs et la proportionnalité des actes d'investigation au regard de la nature et de la gravité des faits » et, d'autre part, que celui-ci « ne peut autoriser une mesure de géolocalisation, conformément à l'article 230-32 du code de procédure pénale, que lorsque l'exigent les nécessités d'une enquête portant sur un crime ou sur un délit puni d'au moins trois ans d'emprisonnement, d'une procédure d'enquête aux fins de recherche des causes de la mort ou de la disparition prévue aux articles 74, 74-1 et 80-4 du même code ou d'une procédure de recherche d'une personne en fuite prévue à son article 74-2 »55. Le Conseil a également rappelé que le procureur de la République ne peut autoriser une telle mesure, « dans le cadre d'une procédure de recherche ou d'une enquête pour une infraction relevant de la criminalité organisée, que pour une durée maximale de quinze jours consécutifs, et, dans les autres cas, pour une durée qui ne peut excéder huit jours consécutifs », et qu'« À l'issue de ce délai, la géolocalisation est autorisée par le juge des libertés et de la détention pour une durée maximale d'un mois renouvelable, sans que la durée totale de l'opération puisse excéder deux ans en matière de criminalité organisée ou un an dans les autres cas »56.

 

Le Conseil en a déduit que, compte tenu de l'ensemble de ces garanties, le législateur avait assuré, dans le respect des prérogatives de l'autorité judiciaire, une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et le droit au respect de la vie privée.

 

2. – La jurisprudence constitutionnelle relative aux données de connexion

 

* En ce qui concerne l'accès aux données de connexion, le Conseil constitutionnel avait, dans un premier temps, jugé conforme à la Constitution le droit de communication des données de connexion reconnus aux agents de l'Autorité des marchés financiers (AMF)57, de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI)58 et de l'administration des douanes59.

 

Depuis ces décisions, le Conseil a toutefois opéré un revirement de jurisprudence, qui rend compte de la sensibilité particulière des données de connexion.

* Dans sa décision n° 2015-715 DC du 5 août 201560, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de se prononcer sur une procédure de communication des données de connexion conçue en faveur de l'Autorité de la concurrence, sur l'exact modèle du dispositif prévu en faveur des agents des douanes et du fisc, ainsi que de l'AMF et la HADOPI.

 

Le Conseil constitutionnel a toutefois jugé « que la communication des données de connexion est de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée de la personne intéressée ; que, si le législateur a réservé à des agents habilités et soumis au respect du secret professionnel le pouvoir d'obtenir ces données et ne leur a pas conféré un pouvoir d'exécution forcée, il n'a assorti la procédure prévue par le 2° de l'article 216 d'aucune autre garantie ; qu'en particulier, le fait que les opérateurs et prestataires ne sont pas tenus de communiquer les données de connexion de leurs clients ne saurait constituer une garantie pour ces derniers ; que, dans ces conditions, le législateur n'a pas assorti la procédure prévue par le 2° de l'article 216 de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre, d'une part, le droit au respect de la vie privée et, d'autre part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions ».

 

* Dans sa décision n° 2017-646/647 QPC du 21 juillet 2017 relative au droit de communication des enquêteurs de l'AMF, le Conseil constitutionnel a confirmé cette évolution dans la conciliation entre le droit au respect de la vie privée et les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions.

 

Après avoir rappelé que « La communication des données de connexion est de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée de la personne intéressée », il a censuré la seconde phrase du premier alinéa de l'article L. 621–10 du code monétaire et financier, considérant que « Si le législateur a réservé à des agents habilités et soumis au respect du secret professionnel le pouvoir d'obtenir ces données dans le cadre d'une enquête et ne leur a pas conféré un pouvoir d'exécution forcée, il n'a assorti la procédure prévue par les dispositions en cause d'aucune autre garantie. Dans ces conditions, le législateur n'a pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre, d'une part, le droit au respect de la vie privée et, d'autre part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions »61.

 

Comme souligné dans le commentaire de cette décision, ces censures successives s'inscrivaient dans un mouvement jurisprudentiel plus large, ayant élevé les exigences en matière de protection de la vie privée et tiré les conséquences des évolutions techniques : même si les données de connexion n'incluent pas le contenu des conversations ou de la correspondance échangées, elles comportent en effet des informations de plus en plus précises, puisqu'elles permettent la localisation en temps réel de l'utilisateur ou du terminal utilisé. En outre, les capacités de traitement des masses de données ainsi générées ont atteint un niveau permettant de disposer d'un grand nombre d'informations sur les personnes concernées.

 

* Faisant application de cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel a censuré, en 2017, les dispositions de la loi pour la confiance dans la vie politique qui visaient à permettre à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) d'exercer directement le droit de communication de certains documents ou renseignements reconnu par l'article L. 96 G du livre des procédures fiscales : « La communication des données de connexion est de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes faisant l'objet du contrôle. Faute d'avoir assorti la procédure prévue par les dispositions en cause de garanties suffisantes, le législateur a porté une atteinte disproportionnée à ce droit »62.

 

Dans sa décision n° 2018-764 QPC du 15 février 2019, le Conseil a également déclaré contraires à la Constitution, pour des motifs analogues, les dispositions du i du 1° de l'article 65 du code des douanes qui accordaient un droit de communication aux agents des douanes, compte tenu de l'insuffisance des garanties qu'elles prévoyaient dans leur rédaction résultant de la loi n° 2016-1918 du 29 décembre 2016 de finances rectificative pour 2016 : « La communication des données de connexion est de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée de la personne intéressée. Si le législateur a réservé à certains agents des douanes soumis au respect du secret professionnel le pouvoir d'obtenir ces données dans le cadre d'opérations intéressant leur service et ne leur a pas conféré un pouvoir d'exécution forcée, il n'a assorti la procédure prévue par les dispositions en cause d'aucune autre garantie »63.

 

La vigilance du Conseil constitutionnel à l'égard des droits de communication de données de connexion a été de nouveau confirmée dans sa décision n° 2019-789 QPC du 14 juin 2019. À cette occasion, il a considéré que, à la différence des données bancaires, « compte tenu de leur nature et des traitements dont elles peuvent faire l'objet », les données de connexion fournissaient sur les personnes en cause « des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée », ce qui en faisait des données particulièrement sensibles. Il a également constaté qu'elles ne présentaient, par ailleurs, « pas de lien direct avec l'évaluation de la situation de l'intéressé au regard du droit à prestation ou de l'obligation de cotisation » : si l'accès à ces données pouvait être utile pour certaines enquêtes relatives à des faits de fraude, il ne l'était pas nécessairement dans l'exercice habituel du contrôle du droit à prestation ou de l'obligation de cotisation, contrairement à l'accès aux données bancaires retraçant les revenus sur lesquels se fondent le calcul de ces derniers64.

 

Ainsi, dans le droit de communication de données de connexion, le Conseil s'assure qu'il soit entouré de garanties et que les données communiquées présentent un lien avec la recherche poursuivie65.

 

C. – L'application à l'espèce

 

Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel a d'abord rappelé les termes de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, auquel est rattaché le droit au respect de la vie privée (paragr. 6). Il a ensuite énoncé la formule de principe selon laquelle il appartient au législateur, en vertu de l'article 34 de la Constitution, de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Il a rappelé qu'à ce titre, « Il lui incombe d'assurer la conciliation entre, d'une part, l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infraction et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée » (paragr. 7).

 

Après avoir présenté le cadre général des réquisitions aux fins de remise d'informations (paragr. 8) et le cadre spécial des réquisitions informatiques (paragr. 9), le Conseil a constaté que ces réquisitions autorisaient le procureur de la République et les officiers et agents de police judiciaire à se faire communiquer des données de connexion ou à y avoir accès (paragr. 10).

 

D'une part, dans le prolongement de ses précédentes décisions rappelées plus haut portant sur les données de connexion et le droit au respect de la vie privée, le Conseil a relevé que « les données de connexion comportent notamment les données relatives à l'identification des personnes, à leur localisation et à leurs contacts téléphoniques et numériques ainsi qu'aux services de communication au public en ligne qu'elles consultent ». Il a ainsi jugé que « Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l'objet, les données de connexion fournissent sur les personnes en cause ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée » (paragr. 11).

 

D'autre part, le Conseil a constaté que « la réquisition de ces données est autorisée dans le cadre d'une enquête préliminaire qui peut porter sur tout type d'infraction et qui n'est pas justifiée par l'urgence ni limitée dans le temps » (paragr. 12).

 

Il en a déduit que « Si ces réquisitions sont soumises à l'autorisation du procureur de la République, magistrat de l'ordre judiciaire auquel il revient, en application de l'article 39-3 du code de procédure pénale, de contrôler la légalité des moyens mis en œuvre par les enquêteurs et la proportionnalité des actes d'investigation au regard de la nature et de la gravité des faits », le législateur n'avait assorti le recours à ces réquisitions de données de connexion d'aucune autre garantie (paragr. 13).

 

Sur ce point, les dispositions contestées différaient notamment de celles relatives à la géolocalisation qui avaient fait l'objet de la récente décision n° 2021–930 QPC précitée, et qui, outre l'autorisation du procureur de la République, prévoyaient d'autres garanties permettant d'assurer une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et le droit au respect de la vie privée.

 

Le Conseil a donc jugé que, en l'espèce, le législateur n'avait pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une telle conciliation (paragr. 14).

 

Par conséquent, sans qu'il soit besoin pour le Conseil constitutionnel de se prononcer sur les autres griefs dont celui tiré de la méconnaissance du droit de l'Union européenne, qu'il ne lui appartenait au demeurant pas d'examiner (paragr. 15), il a jugé que les dispositions contestées étaient contraires à la Constitution.

 

S'agissant des effets de la déclaration d'inconstitutionnalité, le Conseil a jugé, d'une part, que l'abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles entraînerait des conséquences manifestement excessives. Il a donc décidé de reporter au 31 décembre 2022 la date de leur abrogation. D'autre part, il a jugé que les mesures prises avant cette date ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité (paragr. 17).

 

 

_______________________________________

1 Le code de procédure pénale (CPP) prévoit deux principaux types d'enquête : l'enquête préliminaire, de droit commun, et l'enquête de flagrance, fondée sur l'urgence et limitée dans le temps.

2 Ces actes comprennent notamment les contrôles et vérifications d'identité, les fouilles de véhicules ou de bagages, les auditions ou gardes à vue, les visites domiciliaires, les perquisitions, les saisies, les écoutes et les filatures.

3 D'un montant de 3 750 euros, cette amende est notamment prévue aux articles 60-1, 60-2, 77-1-1 et 77-1-2 du CPP définissant le régime juridique des réquisitions au cours de l'enquête de flagrance et de l'enquête préliminaire.

4 Cass. crim., 4 avril 2002, n° 01-83.725.

5 Cette personne doit alors prêter serment d'apporter son concours à la justice en son honneur et sa conscience, sauf si elle est inscrite sur une liste d'experts de la Cour de cassation ou d'une cour d'appel.

6 Article 230-1 du CPP.

7 Article 706-56, I, alinéa 2, du CPP.

8 Article 230-28 du CPP.

9 Le régime juridique général des réquisitions aux fins de remise d'informations est issu de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Il a été introduit après que le législateur a fixé un premier cadre spécifique aux réquisitions informatiques dans la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. Le rapporteur de la loi du 9 mars 2004 pour l'Assemblée nationale, M. Jean-Luc Warsmann, relevait à ce titre : « Il restait, pourtant, à reconnaître aux enquêteurs un pouvoir de réquisition de portée générale, au-delà des spécificités liées aux systèmes informatiques. On peut s'interroger, d'ailleurs, sur la chronologie de la présentation au Parlement de ces différents dispositifs, voire sur leur place dans le code de procédure pénale : le cadre général des réquisitions n'aurait-il pas dû être institué avant que ne soient consacrées des prérogatives propres aux systèmes informatiques ? Quoi qu'il en soit, le présent article met fin à ce paradoxe et parachève le dispositif » (Jean-Luc Warsmann, rapport fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, Assemblée nationale, XII législature, n° 856, 14 mai 2003, p. 104).

10 J. Buisson, « Crimes et délits flagrants », JurisClasseur Procédure pénale, art. 53 à 73, Fasc. 20, 22 février 2022, n° 167.

11 Il s'agit des avocats, entreprises de presse, de communication audiovisuelle, de communication au public en ligne, des agences de presse, des journalistes, des médecins, notaires, huissiers, des personnes se trouvant dans un lieu abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale, des personnes exerçant des fonctions juridictionnelles. Il est également prévu qu'« À peine de nullité, ne peuvent être versés au dossier les éléments obtenus par une réquisition prise en violation de l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse » (article 60-1, alinéa 3, du CPP). Ces dernières dispositions prohibent l'atteinte directe ou indirecte au secret des sources des journalistes, sauf impératif prépondérant d'intérêt public. Le dernier alinéa de l'article 2 de la loi de 1881 précise : « Au cours d'une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l'atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l'importance de l'information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d'investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité ».

12 Cass. crim., 22 novembre 2011, n° 11-84.308.

13 Cass. crim., 6 mars 2013, n° 12-87.810.

14 Cass. crim., 6 décembre 2005, n° 05-85.076.

15 Cass. crim., 27 novembre 2012, n° 12-85.645.

16 Cass. crim., 20 juillet 2011, n° 11-81.823.

17 La télématique regroupe l'ensemble « des techniques et services qui associent les ressources de l'informatique et des télécommunications » (Trésor informatisé de la langue française).

18 Le sens du mot semble ici synonyme de la télématique et viser l'ensemble des techniques informatiques et de communication qui permettent des échanges d'information entre équipements informatiques.

19 Par le jeu d'un renvoi à l'article 60-2 du CPP qui autorise ces réquisitions dans le cadre d'une enquête de flagrance.

20 À l'exception de ceux visés au d du 2 de l'article 9 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 (certains organismes à but non lucratif poursuivant une finalité politique, philosophique, religieuse ou syndicale) et au 2° de l'article 80 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (personnes exerçant à titre professionnel l'activité journaliste).

21 Ces derniers, définis à l'article R. 15-33-68 du CPP, comprennent les opérateurs de communications électroniques, les établissements financiers, bancaires et de crédit, les établissements du Groupement des cartes bancaires, les organismes sociaux mentionnés au code de la sécurité sociale ainsi qu'au code rural et de la pêche maritime, les entreprises d'assurance, les organismes gestionnaires de logements, les services des administrations publiques gestionnaires de fichiers administratifs, notamment fiscaux et bancaires, les entreprises de transport collectif de voyageurs et les opérateurs de distribution de l'énergie.

22 Article 230-45 du CPP.

23 Cass. crim. 30 mars 2021, no 20-85.556.

24 Article R. 15-33-69 du CPP.

25 En application de l' article R. 40-46 du même code, dans la mesure où elles sont nécessaires à l'enquête, peuvent être conservées au sein de la PNIJ les données suivantes : identité (nom, nom marital, nom d'usage, prénoms) de la personne physique émettrice ou destinataire de la communication électronique, surnom, alias, date et lieu de naissance, sexe, filiation, situation familiale, nationalité ; dénominations, enseigne commerciale, représentants légaux et dirigeants de la personne morale émettrice ou destinataire de la communication électronique, ainsi que les numéros d'inscription au registre du commerce et des sociétés ; adresse ou toute autre information permettant d'identifier le domicile, le lieu ou l'établissement ; éléments d'identification de la liaison et données relatives aux outils de communications utilisés ; numéro de téléphone (fixe et mobile, personnel et professionnel) ; adresse de courrier électronique ou données relatives aux services demandés ou utilisés ; données à caractère technique relatives à la localisation de la communication et de l'équipement terminal ; données relatives au trafic des communications de la liaison interceptée ; données permettant d'établir la facturation et le paiement. Sont également enregistrées, le cas échéant, les informations relatives aux faits, lieux, dates et qualification pénale des infractions objets de l'enquête. Enfin peuvent être enregistrées, le cas échéant, les informations relatives à la reconnaissance vocale du locuteur.

26 Cass. crim., 2 novembre 2016, n° 16-82.376.

27 Articles 230-32 et suivants du CPP.

28 Paragraphe II de l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

29 CJUE, grande chambre, 2 mars 2021, C-746/18.

30 Ibid., paragr. 39.

31 Ibid., paragr. 52.

32 Ibid., paragr. 54.

33 Ibid., paragr. 55.

34 Ibid., paragr. 58.

35 Pour appuyer ses griefs, le requérant se prévalait notamment de la jurisprudence européenne et, en particulier, de l'arrêt H. K. / Prokuratuur rendu le 2 mars 2021 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) (affaire C-746/18 précitée).

36 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 59.

37 Décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021, Loi pour une sécurité globale préservant les libertés, paragr. 6.

38 Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, paragr. 175.

39  Décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons. 6.

40 Ibid, cons. 59 et 60.

41 Ibid., cons. 64 et 65.

42 Décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, cons. 75.

43 Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 précitée, paragr. 143.

44 Ibid., paragr. 145.

45 Ibid., paragr. 146.

46 Décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014, Loi relative à la géolocalisation.

47 Décision n° 2021-930 QPC du 23 septembre 2021, M. Jean B. (Recours à la géolocalisation sur autorisation du procureur de la République).

48 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, précitée, cons. 59.

49 Décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014 précitée, cons. 11 ; décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 précitée, paragr. 141 (à propos des interceptions de correspondances).

50 Décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014, précitée, cons. 13 ; décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 précitée, paragr. 148.

51 Décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014, précitée, cons. 15 ; décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, précitée, paragr. 149.

52 Même paragr.

53 Décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014, précitée, cons. 17 ; et, dans le même sens, décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, précitée, paragr. 150.

54 Décision n° 2021-930 QPC du 23 septembre 2021, précitée.

55 Ibidem, paragr. 15.

56 Ibid., paragr. 16.

57 Décision n° 2001-457 DC du 27 décembre 2001, Loi de finances rectificative pour 2001, cons. 6 à 9.

58 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet.

59 Décision n° 2011-214 QPC du 27 janvier 2012, Société COVED SA (Droit de communication de l'administration des douanes), par laquelle le Conseil déclare conforme à la Constitution l'article 65 du code des douanes qui incluait le droit de communication des données de connexion.

60 Décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, cons. 134 à 138.

61 Décision n° 2017-646/647 QPC du 21 juillet 2017, M. Alexis K. et autre (Droit de communication aux enquêteurs de l'AMF des données de connexion), paragr. 9.

62 Décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, Loi pour la confiance dans la vie politique, paragr. 83.

63 Décision n° 2018-764 QPC du 15 février 2019, M. Paulo M. (Droit de communication aux agents des douanes des données de connexion), paragr. 8.

64 Décision n° 2019-789 QPC du 14 juin 2019, Mme Hanen S. (Droit de communication des organismes de sécurité sociale), paragr.15.

65 Cette solution a été confirmée par la décision n° 2020-841 QPC du 20 mai 2020, La Quadrature du Net et autres (Droit de communication à la Hadopi).