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Commentaire de la décision 2021-948 QPC

09/12/2022

Non conformité partielle

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 septembre 2021 par le Conseil d'État (décision no 453763 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la société Coyote system portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 130-11 et L. 130-12 du code de la route, dans leur rédaction issue de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités.

 

Dans sa décision n° 2021-948 QPC du 24 novembre 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les mots « , sur le réseau routier national défini à l'article L. 121-1 du code de la voirie routière, » figurant au paragraphe II de l'article L. 130-11 du code de la route, dans cette rédaction. Il a en revanche déclaré conformes à la Constitution le reste de cet article et le 1° de l'article L. 130-12 du code de la route, dans la même rédaction.

 

Le Conseil constitutionnel a dûment constaté, conformément à l'article 14 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, qu'il devait, en raison d'un cas de force majeure, déroger au quorum prévu par cet article.

 

I. – Les dispositions contestées

 

A. – Historique et objet des dispositions renvoyées

 

1. – La lutte contre les dispositifs permettant de détecter des radars de contrôle routier ou d'informer de leur localisation

 

a. – L'interdiction des détecteurs de radars

 

* C'est dans les années 1970, parallèlement à l'installation des premiers radars au bord des routes visant à contrôler la vitesse des véhicules1, qu'ont été développés des appareils électroniques visant à permettre aux automobilistes de déceler, voire perturber, l'usage de ces dispositifs.

 

En réponse, dès 1975, les pouvoirs publics ont institué des infractions spécifiques2 pour éviter que ne soit ainsi compromis l'objectif de renforcement de la sécurité routière poursuivi par la mise en œuvre des radars.

 

Aujourd'hui, tant la commercialisation que l'utilisation des appareils détecteurs de radars sont sanctionnées.

 

Constitue un délit le fait de fabriquer, d'importer, d'exporter, d'exposer, d'offrir, de mettre en vente, de vendre, de proposer à la location ou d'inciter à acheter ou à utiliser un appareil, dispositif ou produit de nature ou présenté comme étant de nature à déceler la présence ou perturber le fonctionnement d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou la réglementation de la circulation routière ou de permettre de se soustraire à la constatation desdites infractions (article L. 413-2 du code de la route)3.

 

Constitue également une contravention le fait de détenir, transporter ou utiliser un appareil, dispositif ou produit de nature ou présenté comme étant de nature à déceler la présence ou perturber le fonctionnement d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou à la réglementation de la circulation routière ou de permettre de se soustraire à la constatation desdites infractions (article R. 413-15 du code de la route)4.

 

b. – L'encadrement des avertisseurs communautaires de radars

 

* Au début des années 2000, avec l'installation des premiers radars automatiques, se développent de nouveaux types d'outils : les « avertisseurs » communautaires de radars, qui consistent à mutualiser, à l'aide d'un boîtier électronique dédié, des informations sur la localisation précise et en temps réel des contrôles des forces de l'ordre.

 

En réponse, la contravention prévue à l'article R. 413–15 du code de la route pour réprimer l'utilisation des appareils détecteurs de radars est complétée pour étendre le champ de l'interdiction « aux dispositifs ou produits visant à avertir ou informer de la localisation d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou à la réglementation de la circulation routière »5. Cette incrimination, comme celle visant la détention ou l'usage de détecteurs de radars, ne concerne que le contrôle de la vitesse6. Le manquement aux règles relatives à la détention et à l'usage des avertisseurs communautaires de radars est puni des mêmes peines que la méconnaissance de l'interdiction de la détention des détecteurs de radars7.

 

L'application concrète de ces dispositions et leur interprétation par la jurisprudence ont toutefois réduit la portée d'une telle interdiction.

 

* Un protocole d'accord, conclu entre le ministère de l'intérieur et l'association française des fournisseurs et utilisateurs de technologies d'aide à la conduite (AFFTAC) le 28 juillet 20118, a prévu que les membres de cette association s'engagent à ne pas indiquer la localisation précise des radars fixes ou mobiles, ainsi que celle des contrôles routiers opérés par les forces de l'ordre. Les dispositifs produits par les fournisseurs permettent la signalisation de « sections de voies dangereuses »9 pouvant comporter, ou non, des radars.

 

En outre, saisi d'un recours contre la nouvelle incrimination de l'usage des avertisseurs communautaires de radars introduite au paragraphe V de l'article R.  413–15 du code de la route, le Conseil d'État, dans une décision du 6 mars 2013, après avoir fait référence à la portée que lui donnait le protocole d'accord précité, a jugé que ces dispositions « ne prohibent pas le fait d'avertir ou d'informer de la localisation d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou à la réglementation de la circulation routière mais uniquement la détention, le transport et l'usage des dispositifs et produits ayant spécifiquement cette fonction »10.

 

Enfin, cette interprétation a été reprise par la Cour de cassation, dans un arrêt du 6 septembre 2016, concernant les dispositions du paragraphe I de l'article R. 413-15 précité, relatives aux détecteurs de radars. Dans cette dernière affaire, la Cour de cassation juge plus précisément que le fait d'informer de la localisation de radars au sein d'un groupe de discussion sur un réseau social n'est pas assimilable à l'usage ou à la détention d'un appareil de détection des radars et ne peut donc pas être sanctionné sur le fondement des dispositions précitées. En effet, ces dernières « ne prohibent pas le fait d'avertir ou d'informer de la localisation d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou à la réglementation de la circulation routière, mais uniquement la détention, le transport et l'usage des dispositifs ou produits de nature ou présentés comme étant de nature à déceler la présence ou perturber le fonctionnement d'appareils, instruments ou systèmes servant à la constatation des infractions à la législation ou à la réglementation de la circulation routière ou à permettre de se soustraire à la constatation desdites infractions » 11.

 

Ainsi appliquées et interprétées, et parce qu'elles maintenaient la possibilité pour les automobilistes de s'informer mutuellement d'éventuels contrôles routiers, les règles encadrant l'utilisation des appareils permettant de détecter les radars ou de s'informer de leur présence sont apparues insuffisantes aux pouvoirs publics, qui ont souhaité renforcer la répression des techniques de contournement de certains contrôles routiers12.

 

2. – L'interdiction temporaire de rediffusion d'informations permettant aux conducteurs de se soustraire à certains contrôles routiers (les dispositions objet de la décision commentée)

 

* L'avant-projet de loi d'orientation des mobilités (« LOM ») incluait une disposition prévoyant d'interdire aux exploitants d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation de rediffuser les informations transmises par leurs utilisateurs permettant d'anticiper un contrôle routier ou de s'y soustraire.

 

La mesure avait cependant suscité des réserves du Conseil d'État, en raison de l'atteinte portée à la liberté de communication. Dans son avis sur ce projet de loi13, s'il « admet que les dispositions prévues, qui permettent de prévenir les comportements d'évitement des contrôles routiers, contribuent à ce titre à des objectifs d'ordre, de sécurité et de sûreté publics », le Conseil d'État « estime nécessaire de préciser ou mieux circonscrire leur champ d'application, tant en ce qui concerne le type de contrôles susceptibles de justifier une interdiction de rediffusion que l'étendue géographique et la durée maximales de cette interdiction ». Cet avis relève également que « le dispositif retenu est susceptible de conduire à la transmission à des opérateurs privés d'informations potentiellement sensibles au regard de la sécurité et de la sûreté publique » et que « Dès lors, les dispositions règlementaires d'application prévues devront prévoir toutes les mesures appropriées, notamment techniques, pour limiter les risques liés à cette transmission ». La mesure avait finalement été abandonnée par le Gouvernement et ne figurait donc plus dans la version du projet de loi déposée au Parlement à l'issue du conseil des ministres du 26 novembre 2018.

 

Ce sont des amendements parlementaires14 qui ont réintroduit la possibilité pour l'administration d'ordonner le blocage des informations signalées par des dispositifs d'aide à la conduite.

 

Ainsi, la loi dite « LOM » du 24 décembre 2019 a-t-elle inséré au sein du code de la route un nouveau titre intitulé « Signalement des contrôles routiers par les services électroniques d'aide à la conduite ou à la navigation », composé des deux articles L. 130-11 et L. 130-12 (les dispositions renvoyées).

 

a. – Les conditions de mise en œuvre du blocage des informations communiquées par des systèmes d'aide à la conduite

 

Les conditions de prononcé de l'interdiction et les personnes auxquelles elle s'impose sont fixées par le premier alinéa du paragraphe I de l'article L. 130-11 du code de la route.

 

Il prévoit qu'« il peut être interdit par l'autorité administrative à tout exploitant d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation de rediffuser au moyen de ce service tout message ou toute indication émis par les utilisateurs de ce service dès lors que cette rediffusion est susceptible de permettre aux autres utilisateurs de se soustraire au contrôle ».

 

Conformément au paragraphe I de l'article R. 130-12 du code de la route15, c'est le préfet, sur proposition des officiers ou agents de police judiciaire et des agents de police judiciaire adjoints de la gendarmerie et de la police nationales, qui est compétent pour ordonner l'interdiction de rediffusion, mais le ministre de l'intérieur peut également adopter une telle interdiction pour des contrôles autres que ceux relatifs à l'alcoolémie ou à l'usage de stupéfiants.

 

Quatre types de contrôles routiers sont concernés. L'interdiction prévue au paragraphe I de l'article L. 130-11 du code de la route peut ainsi être adoptée « Lorsqu'est réalisé sur une voie ouverte ou non à la circulation publique un contrôle routier impliquant l'interception des véhicules » destiné à procéder à :

- des contrôles de l'état alcoolémique et de l'usage de stupéfiants16 ;

- des contrôles d'identité, la visite de véhicule et la fouille de bagages dans le cadre de certaines opérations de police judiciaire ou administrative17 ;

- des contrôles mis en œuvre dans le cadre de recherches ordonnées par les autorités judiciaires pour des crimes ou délits punis d'au moins trois ans d'emprisonnement ;

- et des contrôles tendant à vérifier que les conducteurs ou passagers ne sont pas inscrits dans le fichier des personnes recherchées (FPR)18 à raison de la menace qu'ils constituent pour l'ordre public ou parce qu'ils font l'objet d'une décision de placement d'office en établissement psychiatrique ou se sont évadés d'un tel établissement.

 

La simple présence policière ainsi que les contrôles de vitesse ne sont ainsi pas concernés.

 

L'application temporelle et géographique de l'interdiction est délimitée par le second alinéa du paragraphe I de l'article L. 130-11 du code de la route.

 

L'interdiction de rediffusion ne peut excéder deux heures en cas de contrôle d'alcoolémie et de stupéfiants19, et douze heures dans les autres cas.

 

Quant aux voies ou portions de voies concernées, elles « ne peuvent s'étendre au delà d'un rayon de dix kilomètres autour du point de contrôle routier lorsque celui-ci est situé hors agglomération et au delà de deux kilomètres autour du point de contrôle routier lorsque celui-ci est situé en agglomération »20.

 

* En substance, l'interdiction de rediffusion « consiste, pour tout exploitant d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation, à occulter, pour toutes les voies ou portions de voies qui lui sont désignées par l'autorité compétente, tous les messages et indications qu'il aurait habituellement rediffusés aux utilisateurs dans un mode de fonctionnement normal du service ».

 

L'interdiction de rediffusion porte donc sur l'ensemble des messages et indications concernant les voies ou portions de voies désignées par l'administration que l'exploitant aurait normalement rediffusés aux autres utilisateurs.

 

La portée de cette interdiction a cependant été conçue différemment selon qu'elle porte sur le réseau routier national ou sur un autre réseau routier.

 

Sur le réseau national, une exception au principe de blocage total des informations a en effet été prévue, au paragraphe II de l'article L. 130-11 du code de la route, afin de préserver la rediffusion de certaines informations relevant des événements et circonstances entrant dans le champ du « service d'informations universelles minimales sur la circulation liées à la circulation routière » qui doit être garanti par les États membres en application du droit de l'Union européenne.  En font partie l'indication d'obstacles sur la route, d'une route temporairement glissante, de zones d'accident non sécurisées, de travaux routiers de courte durée, d'une visibilité réduite, d'une « obstruction non gérée » d'une route ou encore des conditions météorologiques exceptionnelles21.

 

Il s'ensuit que, hors du réseau national (sur les réseaux départemental et communal), l'interdiction de rediffusion porte sur l'ensemble des messages des automobilistes, alors que sur le réseau national (autoroute et route nationale), elle ne porte que sur les informations qui ne relèvent pas de la réglementation européenne relative à la fourniture d'informations minimales universelles sur la circulation liées à la sécurité routière.

 

b. – La sanction de la méconnaissance des nouvelles obligations imposées aux exploitants de systèmes d'aide à la conduite

 

* Le nouveau régime d'interdiction administrative de rediffusion d'informations par des systèmes d'aide à la conduite s'accompagne d'un dispositif pénal, qui vise à sanctionner les exploitants qui méconnaîtraient leurs nouvelles obligations.

 

L'article L. 130-12 du code de la route prévoit ainsi de sanctionner de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende le fait pour tout exploitant d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation :

- de contrevenir à l'interdiction de diffusion prévue à l'article L. 130-11 du même code dès lors qu'elle lui aura été communiquée dans les conditions prévues par le décret d'application ;

- de diffuser les informations qui lui auront été communiquées afin de lui permettre de mettre en œuvre cette interdiction, ou de les exploiter à une autre fin que celle prévue à l'article L. 130-11. 

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

La société Coyote system avait saisi le Conseil d'État d'un recours tendant à l'annulation du décret n° 2021–468 du 19 avril 2021 portant application de l'article L. 130-11 du code de la route.

 

À l'occasion de cette procédure, elle avait soulevé une QPC dirigée contre les articles L. 130-11 et L. 130-12 de ce code. 

 

Par sa décision précitée du 16 septembre 2021, le Conseil d'État avait jugé que « Le moyen tiré de ce que ces dispositions portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment à la liberté de communication entre utilisateurs d'un même service électronique d'aide à la conduite en ce que, d'une part, la possibilité de leur interdire d'échanger des informations susceptibles de leur permettre de se soustraire à un contrôle de police s'étend à des motifs et est soumise à des conditions, notamment de durée et de couverture géographique, qui ne seraient pas suffisamment limités et en ce que, d'autre part, la possibilité de leur interdire, en dehors du réseau routier national, l'échange de toute information, y compris celles ne portant pas sur l'existence d'un contrôle de police, ne serait pas adaptée, nécessaire et proportionnée à l'objectif poursuivi, soulève une question présentant un caractère sérieux ».

 

Il avait donc renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel.

 

II. – L'examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

A. – Les griefs et la délimitation du champ de la QPC

 

* La société requérante reprochait à ces dispositions de permettre à l'administration, afin de renforcer l'efficacité des contrôles routiers, d'interdire aux exploitants de systèmes électroniques d'aide à la conduite ou à la navigation de rediffuser à leurs utilisateurs certaines informations.

 

Elle faisait valoir, en premier lieu, que ces dispositions s'appliquent à des informations ne constituant pas un abus de la liberté d'expression et de communication et qu'elles portaient à cette liberté une atteinte qui n'était ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée à l'objectif poursuivi par le législateur.

 

La société requérante soutenait, en deuxième lieu, que les dispositions renvoyées méconnaissaient le principe d'égalité devant la loi en instaurant plusieurs différences de traitement injustifiées entre les exploitants de ces services, selon qu'ils sont établis ou non en France, entre leurs utilisateurs, selon le type de réseau routier qu'ils empruntent, et selon les technologies de diffusion d'informations utilisées.

 

En troisième lieu, elle considérait que les dispositions renvoyées privaient d'intérêt ces services tout en entraînant pour eux des coûts exorbitants. Il en résultait une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et une méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques.

 

En quatrième lieu, la société requérante reprochait à ces dispositions de méconnaître l'article 34 de la Constitution et le droit à la vie, faute de garantir la confidentialité de la transmission par l'administration aux exploitants de la localisation des agents publics chargés de mettre en œuvre les contrôles routiers.

 

En dernier lieu, ces dispositions méconnaissaient, selon elle, le principe de légalité des délits et des peines, compte tenu de l'insuffisante précision de l'obligation mise à la charge des exploitants, dont la méconnaissance est pénalement sanctionnée.

 

* Au regard de ces griefs, le Conseil constitutionnel a jugé que la QPC portait sur l'article L. 130-11 et sur le 1° de l'article L. 130-12 du code de la route (paragr. 9).

 

B. – La jurisprudence constitutionnelle sur la liberté d'expression et de communication

 

* La protection constitutionnelle de la liberté d'expression et de communication se fonde sur l'article 11 de la Déclaration de 1789. Sa portée est large : cette liberté recouvre en effet non seulement celle de « parler, écrire, imprimer », selon les termes mêmes de cet article mais également la possibilité d'accéder à certaines informations, notamment via internet.

 

Le Conseil constitutionnel l'a jugé expressément pour les services de communication au public en ligne en affirmant, dans sa décision n° 2009–580 DC du 10 juin 2009, qu'« en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services »22.

 

Comme le relève le commentaire de cette décision, la jurisprudence du Conseil constitutionnel protégeant la liberté de communication et d'expression a eu, d'abord, pour objet de protéger cette liberté dans sa dimension « passive », le citoyen étant récepteur d'information. Cette conception a guidé le contrôle, par le Conseil constitutionnel, des lois touchant à la presse écrite, puis aux médias audiovisuels. Compte tenu du rôle que joue internet dans l'accès à l'information, la protection constitutionnelle de la liberté de communication et d'expression s'applique également à ce réseau.

 

De la même manière, dans ses deux décisions n° 2016-611 QPC du 10 février 2017 et n° 2017–682 QPC du 15 décembre 2017, le Conseil a placé sous la protection de la liberté d'expression et de communication « la consultation de certains services de communication au public en ligne et […] l'usage d'internet pour rechercher des informations »23.

 

La liberté d'expression et de communication protège ainsi à la fois ceux qui s'expriment et ceux qui s'informent.

 

* Le Conseil constitutionnel contrôle avec une vigilance particulière les atteintes à la liberté d'expression et de communication.

 

Selon un paragraphe de principe désormais bien établi, le Conseil constitutionnel juge que : « aux termes de l'article 11 de la Déclaration de 1789 : “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi” ; que l'article 34 de la Constitution dispose : “La loi fixe les règles concernant... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques” ; que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d'édicter des règles concernant l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d'écrire et d'imprimer ; qu'il lui est également loisible, à ce titre, d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ; que, toutefois, la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » 24.

 

Ce contrôle est qualifié par le Conseil et la doctrine de « triple test ».

 

La vigilance particulière du Conseil s'exprime tant lorsque des limites à la liberté d'expression et de communication résultent d'incriminations que lorsque ces limites découlent de mesures administratives.

 

* S'agissant des limites résultant de l'édiction d'incriminations, le Conseil a par exemple admis, dans sa décision n° 2015–512 QPC du 8 janvier 2016, la constitutionnalité du délit de négationnisme s'agissant de la contestation de l'existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale qualifiés de crimes contre l'humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale. Il a en effet estimé, d'une part, que les propos incriminés « constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l'antisémitisme » et donc, à ce titre, un « abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui porte atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». D'autre part, il s'est attaché au caractère limité de l'atteinte ainsi portée à la liberté d'expression et de communication. À ce titre, il a relevé sa spécificité, liée à ce que l'incrimination pénale visait « à lutter contre certaines manifestations particulièrement graves d'antisémitisme et de haine raciale » et il a observé que « seule la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes est prohibée » et « que les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet d'interdire les débats historiques ». Il en a conclu que l'atteinte était nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif poursuivi par le législateur25.

 

En revanche, le Conseil a censuré à plusieurs reprises des dispositions instituant des incriminations pénales qui ne se limitaient pas à sanctionner des abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication mais portaient à cette liberté une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi26.

 

* Le Conseil s'assure également que les restrictions administratives à l'exercice de la liberté d'expression et de communication ne portent que sur des contenus illicites.

 

Dans la décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 précitée, le Conseil constitutionnel a censuré un dispositif de coupure administrative de l'accès à internet de toute personne, notamment depuis son domicile, en cas d'usage non respectueux de la propriété intellectuelle27. Cette coupure pouvait être prononcée, à titre de sanction, par la commission de protection des droits de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi). Le Conseil a jugé que, « eu égard à la nature de la liberté garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative dans le but de protéger les droits des titulaires du droit d'auteur et de droits voisins »28.

 

Par la suite, dans sa décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le dispositif administratif de restriction des accès aux sites internet présentant de la pornographie infantile, après avoir souligné que « les dispositions contestées ne confèrent à l'autorité administrative que le pouvoir de restreindre, pour la protection des utilisateurs d'internet, l'accès à des services de communication au public en ligne lorsque et dans la mesure où ils diffusent des images de pornographie infantile » et « que la décision de l'autorité administrative est susceptible d'être contestée à tout moment et par toute personne intéressée devant la juridiction compétente, le cas échéant en référé »29.

 

Récemment, dans sa décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020 relative à la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, le Conseil a censuré, sur le fondement de la liberté d'expression et de communication, les dispositions du paragraphe II de l'article 1er de la loi imposant à certains opérateurs de plateforme en ligne, sous peine de sanction pénale, de retirer ou de rendre inaccessibles dans un délai de vingt-quatre heures des contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel.

 

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel s'est d'abord attaché à rechercher l'objectif poursuivi par le législateur, afin de déterminer si celui-ci était de nature à justifier l'adoption de mesures restrictives de la liberté d'expression. Il a ainsi admis que, en adoptant ces dispositions, « le législateur a voulu prévenir la commission d'actes troublant gravement l'ordre public et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge de tels actes. Il a ainsi entendu faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers »30.

 

Le seul fait de rechercher à faire cesser des abus de la liberté d'expression ne suffisait toutefois pas à assurer la constitutionnalité de la mesure. Il revenait ensuite au Conseil constitutionnel de vérifier si l'atteinte à cette liberté résultant des dispositions contestées était nécessaire, adaptée et proportionnée.

 

À cette fin, le Conseil a relevé, en premier lieu, que l'obligation de retrait prévue par les dispositions contestées « s'impose à l'opérateur dès lors qu'une personne lui a signalé un contenu illicite en précisant son identité, la localisation de ce contenu et les motifs légaux pour lesquels il est manifestement illicite ». Ainsi, au regard de ces conditions de signalement, le dispositif adopté par le législateur reposait sur une possibilité très large de saisine des opérateurs. Aucun mécanisme de filtre n'était prévu ni aucune autre condition que la conviction du signalant d'être face à un contenu manifestement illicite. Cela signifiait donc que chaque opérateur pouvait être saisi d'un nombre important de signalements et qu'il lui incombait d'examiner systématiquement tous les contenus signalés afin de ne pas risquer d'être sanctionné pénalement31.

 

Or, cette obligation d'examen pouvait se révéler complexe pour l'opérateur. En effet, si le législateur avait prévu que seuls les contenus manifestement illicites devaient être retirés par les opérateurs de plateforme en ligne, il avait en revanche retenu de multiples qualifications pénales justifiant ce retrait. En outre, l'examen devant être réalisé par l'opérateur ne devait pas se limiter au motif indiqué dans le signalement mais s'étendait à l'ensemble des incriminations pénales précitées. Le Conseil en a conclu qu'« Il revient en conséquence à l'opérateur d'examiner les contenus signalés au regard de l'ensemble [des infractions mentionnées], alors même que les éléments constitutifs de certaines d'entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s'agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d'énonciation ou de diffusion des contenus en cause »32.

 

Cette obligation d'examen était également rendue plus rigoureuse en raison du délai de vingt-quatre heures que la loi déférée imposait aux opérateurs de plateforme en ligne pour retirer les propos illicites. À ce titre, le Conseil a relevé que, « compte tenu des difficultés précitées d'appréciation du caractère manifeste de l'illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref »33.

 

Le Conseil constitutionnel a également relevé que le législateur n'avait prévu aucune disposition permettant à un opérateur de s'exonérer de sa responsabilité pénale en raison de circonstances qui auraient rendu son examen de propos signalés particulièrement difficile ou impossible dans le délai de vingt-quatre heures34.

 

Enfin, le Conseil a constaté que « le fait de ne pas respecter l'obligation de retirer ou de rendre inaccessibles des contenus manifestement illicites est puni de 250 000 euros d'amende » et que « la sanction pénale est encourue pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition »35.

 

Le Conseil a conclu de ces différents éléments que, « compte tenu des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée »36.

 

L'atteinte à la liberté d'expression et de communication ne résultait donc pas de ce que des propos illicites devaient être retirés par les opérateurs de plateforme en ligne, mais de ce que le dispositif retenu par le législateur ne pouvait que conduire à entraîner également le retrait de propos licites au seul motif qu'ils ont fait l'objet d'un signalement.

 

Le Conseil constitutionnel a en conséquence déclaré contraire à la Constitution le paragraphe II de l'article 1er de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.

 

Enfin, dans cette même décision, le Conseil a censuré les dispositions du paragraphe I de l'article 1er de la loi qui permettaient à l'autorité administrative de demander aux hébergeurs ou aux éditeurs d'un service de communication en ligne de retirer certains contenus à caractère terroriste ou pédopornographique et, en l'absence de retrait dans un délai de vingt-quatre heures, de notifier la liste des adresses des contenus incriminés aux fournisseurs d'accès à internet qui devaient alors sans délai en empêcher l'accès. Ces dispositions réduisaient à une heure le délai dont disposent les éditeurs et hébergeurs pour retirer les contenus notifiés par l'autorité administrative et prévoyaient, en cas de manquement à cette obligation, l'application d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 250 000 euros d'amende.

 

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a admis que l'objectif poursuivi par le législateur était de nature à justifier l'adoption de mesures susceptibles de restreindre l'exercice de la liberté d'expression et de communication. Il a ainsi reconnu que « La diffusion d'images pornographiques représentant des mineurs, d'une part, et la provocation à des actes de terrorisme ou l'apologie de tels actes, d'autre part, constituent des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent gravement atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». Le Conseil a ensuite considéré qu'en imposant aux éditeurs et hébergeurs de retirer, à la demande de l'administration, les contenus qu'elle estime contraires aux articles 227-23 et 421–2-5 du code pénal, le législateur avait entendu faire cesser de tels abus37.

 

Cependant, le Conseil a considéré que, en dépit de la pertinence de l'objectif poursuivi, les dispositions contestées portaient à la liberté d'expression une atteinte qui n'était pas adaptée, nécessaire et proportionnée.

 

Pour parvenir à une telle conclusion, il a constaté que la détermination du caractère illicite des contenus ne reposait pas sur leur caractère manifeste et qu'elle était soumise à la seule appréciation de l'administration. Ainsi, en visant des contenus dont le caractère illicite n'apparaît pas manifestement et peut être sujet à débat, les dispositions censurées permettaient que soient retirés des contenus en réalité licites. Par ailleurs, l'appréciation sur ce point de l'administration ne présentait pas à cet égard une garantie suffisante. Il a également relevé que le délai d'une heure laissé à l'éditeur ou l'hébergeur pour déférer à la demande de l'administration ne lui permettait pas, même en contestant en référé cette demande, d'en faire examiner la légalité avant de devoir y déférer, sous peine d'une lourde sanction pénale pouvant atteindre un an d'emprisonnement et 250 000 euros d'amende.

 

C. – L'application à l'espèce

 

* Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel a d'abord énoncé les normes de référence de son contrôle fondé sur l'article 11 de la Déclaration de 1789, relatif à la libre communication des pensées et des opinions, ainsi que sur les dispositions de l'article 34 de la Constitution dont le législateur tire la compétence pour fixer les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques (paragr. 10 et 11).

 

Le Conseil a rappelé qu'il est loisible au législateur, sur ce fondement, « d'édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions avec l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer », mais que « la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ». Dès lors, « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » (paragr. 11).

 

Ainsi, conformément à sa jurisprudence constante, le Conseil devait s'assurer que les dispositions contestées ne portaient pas d'atteinte à la liberté d'expression qui ne satisfasse à la triple condition de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité au regard de l'objectif poursuivi par le législateur.

 

* Dans le cadre de cet examen, le Conseil a d'abord décrit l'objet des dispositions contestées en distinguant l'article L. 130-11 du code de la route, qui prévoit que « l'autorité administrative peut, à l'occasion de certains contrôles routiers, interdire aux exploitants d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation de rediffuser les messages et indications émis par les utilisateurs de ce service », et le 1° de l'article L. 130-12 du même code, qui sanctionne la méconnaissance de cette interdiction de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende (paragr. 12).

 

Le Conseil a considéré que ces dispositions, dans la mesure où elles « permettent à l'autorité administrative de priver des utilisateurs de services de communication au public en ligne de la possibilité d'échanger certaines informations, portent atteinte à la liberté d'expression et de communication » (paragr. 13).

 

Ce faisant, il a admis que les échanges d'informations entre les utilisateurs de dispositifs d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation relèvent bien du champ de l'article 11 de la Déclaration de 1789 et peuvent être protégés à ce titre, nonobstant le fait que certaines informations en cause portent essentiellement sur des données techniques relatives à la circulation.

 

Exerçant en conséquence son contrôle de proportionnalité, le Conseil a pris en compte, en premier lieu, la finalité des dispositions examinées, « qui ont pour objet d'éviter que les automobilistes puissent se soustraire à certains contrôles de police » (paragr. 14). Dès lors, il a jugé que les dispositions contestées « poursuivent l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions » (même paragr.).

 

En deuxième lieu, le Conseil constitutionnel a relevé les limites du champ d'application du dispositif examiné.

 

Il a ainsi constaté que l'interdiction de diffusion d'informations et messages prévue par l'article L. 130-11 du code de la route « ne s'applique qu'aux services électroniques dédiés spécifiquement à l'aide à la conduite et à la navigation routières » (paragr. 15).

 

Il a également constaté que l'interdiction de diffusion susceptible d'être adoptée par l'administration ne peut être prononcée que dans le cas de certains contrôles routiers limitativement définis par le législateur : ceux « impliquant l'interception des véhicules », et nécessaires « pour procéder à des contrôles d'alcoolémie et de l'usage de stupéfiants, à certains contrôles d'identité, visites de véhicules et fouilles de bagages, à des recherches ordonnées par les autorités judiciaires pour des crimes ou délits punis d'au moins trois ans d'emprisonnement et à des vérifications concernant l'inscription des conducteurs ou passagers dans le fichier des personnes recherchées à raison de la menace qu'ils constituent pour l'ordre ou la sécurité publics ou parce qu'ils font l'objet d'une décision de placement d'office en établissement psychiatrique ou se sont évadés d'un tel établissement ». Parmi les contrôles routiers non concernés par le dispositif examiné figuraient ainsi, notamment, ceux relatifs aux contrôles de vitesse, régis par des dispositions propres du code de la route (paragr. 15).

 

En troisième lieu, le Conseil a pris en compte les garanties prévues par le législateur concernant la durée des interdictions administratives de diffusion d'informations ou de messages, « limitée à deux heures en cas de contrôle d'alcoolémie ou de stupéfiants, et à douze heures dans les autres cas », ainsi que l'étendue du périmètre qui « ne peut s'étendre au-delà d'un rayon de dix kilomètres autour du point de contrôle routier lorsque celui-ci est situé hors agglomération et au-delà de deux kilomètres en agglomération » (paragr. 16).

 

En dernier lieu, le Conseil s'est attaché à l'étendue des informations dont la communication pouvait être interdite sur le fondement des dispositions contestées, selon qu'une telle interdiction s'applique sur le réseau routier national ou sur le reste du réseau routier.

 

En ce qui concerne le réseau routier national, le Conseil a relevé que l'interdiction administrative de diffusion d'informations « ne peut porter sur les informations relatives aux événements et circonstances liés à la sécurité routière prévus à l'article 3 du règlement délégué de la Commission européenne du 15 mai 2013 mentionnée ci-dessus, c'est-à-dire celles portant sur le caractère glissant de la chaussée, la présence d'obstacle sur la route, une zone d'accident ou de travaux, une visibilité réduite, un conducteur à contresens, une obstruction non gérée ou des conditions météorologiques exceptionnelles » (paragr. 17).

 

Sur ce réseau, les informations relatives à la sécurité routière et sans rapport avec la localisation des contrôles routiers concernés par le dispositif étaient donc exclues du champ d'application du régime d'interdiction administrative, ce qui permettait d'assurer la proportionnalité de l'atteinte à la liberté d'expression et de communication.

 

Le Conseil constitutionnel a constaté qu'« En revanche, hors du réseau routier national, cette interdiction vise, sans exception, toute information habituellement rediffusée aux utilisateurs par l'exploitant du service » et qu' « Ainsi, elle est susceptible de s'appliquer à de nombreuses informations qui sont sans rapport avec la localisation des contrôles de police ». Il a donc jugé que « Dans ces conditions, cette interdiction porte à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi » (paragr. 18).

 

En conséquence, dans la mesure où la restriction au seul réseau routier national de l'exclusion du champ d'application du dispositif des informations sur la sécurité routière résultait des mots « , sur le réseau routier national défini à l'article L. 121–1 du code de la voirie routière, » figurant au paragraphe II de l'article L. 130-11 du code de la route, le Conseil constitutionnel a considéré que ces mots méconnaissaient la liberté d'expression et de communication et les a déclarés contraires à la Constitution (paragr. 19).

 

* Pour finir, le Conseil s'est assuré que le reste des dispositions contestées, qui ne méconnaissait pas la liberté d'expression et de communication, n'était pas contraire aux autres droits et libertés garantis par la Constitution.

 

À cette fin, il a examiné spécialement le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi.

 

Il a rappelé les termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et la formule de principe sur laquelle repose son contrôle, en vertu de laquelle « Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (paragr. 20).

 

Le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi comportait plusieurs aspects, que le Conseil a examinés successivement.

 

Il a, en premier lieu, examiné la différence de traitement entre, d'une part, les exploitants de systèmes d'aide à la conduite et à la navigation par géolocalisation soumis au dispositif contesté et, d'autre part, les exploitants d'autres systèmes permettant la communication en temps réel d'informations sur la localisation de contrôles routiers.

 

À cet égard, il a jugé que « les systèmes d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation sont spécifiquement dédiés à la conduite et leur usage est autorisé au volant » et qu' « Au regard de l'objet de la loi, les exploitants de tels systèmes sont dans une situation différente de ceux proposant d'autres services de communication au public en ligne » (paragr. 21).

 

En deuxième lieu, la société requérante reprochait au dispositif examiné de ne s'appliquer qu'aux sociétés dont le siège se situe sur le territoire français. Le Conseil a toutefois constaté que « les dispositions contestées s'appliquent à tous les exploitants des systèmes utilisés sur le territoire français, que leur lieu d'établissement se situe en France ou à l'étranger. Elles n'instituent donc aucune différence de traitement entre ces exploitants » (paragr. 22).

 

En dernier lieu, la société requérante critiquait la différence de traitement instituée entre les utilisateurs des systèmes d'aide à la conduite selon qu'ils se situent sur le réseau routier national ou en dehors de ce routier, dès lors que l'étendue des informations dont la diffusion pouvait être interdite était dépendante du réseau routier fréquenté. Cependant, la déclaration d'inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel sur le fondement de la liberté d'expression et de communication dans la décision commentée a eu pour effet de mettre fin à cette différence de traitement. Dès lors, le Conseil a indiqué que « compte tenu de la déclaration d'inconstitutionnalité mentionnée au paragraphe 19 de la présente décision, il ne saurait, en tout état de cause, être reproché aux dispositions contestées d'établir une différence de traitement entre les utilisateurs des systèmes d'aide à la conduite selon qu'ils se situent ou non sur le réseau routier national » (paragr. 23).

 

Au regard de l'ensemble de ces éléments, le Conseil a écarté le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi (paragr. 24).

 

Il a enfin considéré que les dispositions contestées, à l'exception des mots déclarés contraires à la Constitution, ne méconnaissaient ni la liberté d'entreprendre, ni le principe d'égalité devant les charges publiques, ni l'article 34 de la Constitution, ni le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, ni le principe de légalité des délits et des peines, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit et les a déclarées conformes à la Constitution (paragr. 25).

 

Par ailleurs, aucun motif ne justifiait de reporter les effets de cette déclaration d'inconstitutionnalité, qui est donc intervenue à la date de publication de la décision du Conseil (paragr. 27).

_______________________________________

1 C'est en 1974 que les services de l'État ont délivré à la Société de fabrication d'instruments de mesure (SFIM) le certificat d'examen type relatif au tout premier cinémomètre de contrôle routier, plus communément appelé « radar » (Rémy Josseaume, Cédric Galandrin, « Les radars et Facebook flashés par la justice ! », Gazette du Palais, n°29, 29 janvier 2015, p. 11).

2 Le décret n° 75-113 du 27 février 1975 a introduit dans le code de la route un article R. 242-4 punissant toute personne qui aurait mis en vente, vendu, détenu, utilisé, adapté, placé, appliqué ou transporté un appareil, dispositif ou produit destiné, soit à déceler la présence, soit à perturber le fonctionnement d'instruments servant à la constatation des infractions à la législation ou à la réglementation de la circulation routière. L'infraction était alors punie d'un emprisonnement (de huit jours à quinze jours) et d'une amende. Il a également été prévu que l'appareil, le dispositif ou le produit en cause soit saisi et confisqué et, en outre, lorsqu'il est placé, adapté ou appliqué sur un véhicule, que celui-ci puisse aussi être saisi et confisqué. Cette infraction a ensuite été sanctionnée par l'amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe (décret n° 2001-251 du 22 mars 2001 relatif à la partie Réglementaire du code de la route) et recodifiée à l'article R. 413-15 du code de la route. Une distinction a en outre été opérée, à la suite de la loi n°2003-495 du 12 juin 2003 renforçant la lutte contre la violence routière, entre les actes et faits de fabrication, qui devinrent un délit, et ceux liés au seul usage et à la détention de ces appareils.

3 Outre la saisie et la confiscation obligatoires du bien, l'auteur de l'infraction s'expose notamment à deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende.

4 L'auteur de tels faits s'expose à une peine d'amende de 1 500 euros, que l'appareil soit ou non en fonctionnement au moment du contrôle. Cet appareil, ce dispositif ou ce produit est saisi. Lorsque l'appareil, le dispositif ou le produit est placé, adapté ou appliqué sur un véhicule, ce véhicule peut également être saisi. Toute personne coupable de l'infraction encourt également la peine complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire. Cette contravention donne lieu à une réduction de six points du permis de conduire.

5 Décret n° 2012-3, du 3 janv. 2012 portant diverses mesures de sécurité routière. À la suite d'une réunion du Comité interministériel à la sécurité routière (CISR), le Gouvernement avait annoncé, le 11 mai 2011, l'interdiction de ces avertisseurs, perçus comme nuisant « à la politique de sécurité routière en alimentant le sentiment d'impunité des conducteurs qui ne craignent plus d'être contrôlés inopinément sur la vitesse ».

6 L'article R. 413-15 a été intégré au chapitre III, intitulé « Vitesse », de la partie réglementaire du code de la route.

7 Amende dont sont punies les contraventions de la 5e classe, peine complémentaire de suspension de permis, confiscation de l'appareil, perte de 6 points sur le permis de conduire.

8 Protocole du 28 juillet 2011 relatif aux outils technologiques d'aide à la conduite de véhicules terrestres à moteur.

9 Section d'au moins 4 km sur le réseau autoroutier, d'au moins 2 km hors agglomération et d'au moins 300 mètres en agglomération. Ces zones de danger sont notamment celles que les utilisateurs des systèmes d'aide à la conduite signalent comme telles, que des contrôles de vitesse fixes ou mobiles y soient ou non organisés. Dans le protocole du 28 juillet 2011, l'AFFTAC s'engage en outre à dénommer l'ensemble de ses produits comme des outils d'aide à la conduite en supprimant toute référence aux avertisseurs de radars. Certains auteurs de doctrine ont critiqué la portée réelle de ce protocole : « L'utilisateur averti ne sera pas dupe, et pour cause, en étant informé d'une zone de danger, l'usager de la route est informé d'une portion de route sur laquelle se trouve un danger qui peut être un radar. En d'autres termes, une zone de danger ne signalera pas systématiquement un radar, mais un radar, fixe ou mobile, sera systématiquement signalé aux usagers à l'aide de ces appareils. Force est de constater que la différence est donc bien mince avec les fonctionnalités d'antan » (Rémy Josseaume, Cédric Galandrin, article précité).

10 CE, 6 mars 2013, n° 355815, cons. 7.

11 Cass. Crim., 6 septembre 2016, n° 15-86.412.

12 Ce renforcement était proposé à l'issue du Comité interministériel de la sécurité routière (CISR) du 9 janvier 2018 : constatant un recours grandissant aux services électroniques d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation pour éviter les contrôles, il recommandait l'adoption d'un nouveau dispositif d'interdiction de diffusion par les services en cause des messages émis dans le périmètre de la réalisation de certains contrôles routiers (en particulier, la mesure n° 12 – « Permettre aux forces de l'ordre, à leur demande, de suspendre temporairement la localisation de leur contrôle d'alcoolémie et de stupéfiants » – était présentée comme pouvant également s'appliquer à des « opérations de lutte contre le terrorisme et la criminalité »).

13 Conseil d'État, 15 novembre 2018, avis n° 395539 sur un projet de loi d'orientation des mobilités.

14 Amendements identiques nos 1500 et 2913 déposés en séance publique en 1re lecture à l'Assemblée nationale, adoptés le vendredi 14 juin 2019. Les exposés sommaires de ces amendements se réfèrent expressément à la mesure n° 12 du Comité interministériel de la sécurité routière du 9 janvier 2018 et soulignent que «La facilitation des contrôles constitue donc un enjeu d'ordre public particulièrement important » et que le dispositif envisagé doit permettre « d'empêcher les stratégies d'évitement permettant notamment à des conducteurs de se maintenir en situation d'infraction en toute impunité et en créant un danger pour les autres usagers de la route » (amendement n° 1500).

15 Issu du décret n° 2021-468 du 19 avril 2021 portant application de l'article L.130-11 du code de la route et dont l'entrée en vigueur a été fixée au 1er novembre 2021.

16 Ces contrôles sont visés par la référence aux opérations prévues aux articles L. 234-9 et L. 235-2 du code de la route.

17 Ces opérations sont prévues aux articles 78-2-2 et 78-2-4 du code de procédure pénale.

18 Fichier mentionné à l'article 230-19 du code de procédure pénale.

19 Second alinéa du paragraphe I de l'article L. 130-11 du code de la route.

20 Dernière phrase du second alinéa du paragraphe I de l'article L. 130-11 du code de la route. Le paragraphe III de l'article L. 130-11 précise que les modalités de détermination des voies ou portions de voies concernées par l'interdiction mentionnée au paragraphe I sont définies par décret en Conseil d'État.

21 « Les événements ou circonstances couverts par le service d'informations minimales universelles sur la circulation liées à la sécurité routière comprennent au moins l'une des catégories suivantes : a) route temporairement glissante ; b) animal, personne, obstacle, débris sur la route ; c) zone d'accident non sécurisée; d) travaux routiers de courte durée; e) visibilité réduite ; f) conducteur en contresens ; g) obstruction non gérée d'une route ; h) conditions météorologiques exceptionnelles » (article 3 - Liste d'événements ou de circonstances liés à la sécurité routière, règlement délégué (UE) n° 886/2013 de la Commission du 15 mai 2013 complétant la directive 2010/40/ UE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les données et procédures pour la fourniture, dans la mesure du possible, d'informations minimales universelles sur la circulation liées à la sécurité routière gratuites pour les usagers).

22 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 12. La formulation de ce considérant de principe a été légèrement complétée par la décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, qui a expressément ajouté que ce droit impliquait également la liberté de s'exprimer au moyen des services de communication au public en ligne : « En l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services et de s'y exprimer » (décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, paragr. 4).

23 Décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes), paragr. 15 ; décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle des sites internet terroristes II), paragr. 15.

24 Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, cons. 5. Pour un exemple de mobilisation d'un autre objectif de valeur constitutionnelle, en l'espèce la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, voir la décision n° 2019–796 DC du 27 décembre 2019, Loi de finances pour 2020, paragr. 82 : « En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Sur ce fondement, il est loisible au législateur d'édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales avec l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer ». Décision n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe (Associations familiales), cons. 6.

25 Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, M. Vincent R. (Délit de contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité), cons. 5 à 8.

26 Voir, par exemple, les décisions n° 2016-611 QPC et n° 2017-682 QPC précitées.

27 Décision n° 2009-580 du 10 juin 2009 précitée, paragr. 16.

28 Ibid.

29 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 8.

30 Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020 précitée, paragr. 13.

31 Ibid., paragr. 14.

32 Ibid., paragr. 15.

33 Ibid., paragr. 16.

34 Ibid., paragr. 17.

35 Ibid., paragr. 18.

36 Ibid., paragr. 19.

37 Ibid., paragr. 6.