Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2021-937 QPC

09/12/2022

Conformité

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 7 juillet 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 935 du 29 juin 2021) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la société Deliveroo portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 8224-5 du code du travail et L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale.

 

Dans sa décision n° 2021-937 QPC du 7 octobre 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution le premier alinéa de l'article L. 8224-5 du code du travail, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale, et les deux premiers alinéas de l'article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015.

 

I. – Les dispositions contestées

 

A. – Objet des dispositions contestées

 

1. – La répression pénale du travail dissimulé

 

* Interdit par l'article L. 8221-1 du code du travail1, le travail dissimulé est défini aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du même code. Cette infraction peut prendre la forme d'une dissimulation d'activité2 ou d'une dissimulation d'emploi salarié3.

 

Constatée par les agents mentionnés à l'article L. 8271-1-24 « au moyen de procès-verbaux qui font foi jusqu'à preuve du contraire »5 et qui sont transmis au procureur de la République, elle est passible d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende6.

 

Cette peine est portée à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende lorsque le travailleur dissimulé est un mineur ou lorsque les faits sont commis à l'égard d'une personne dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de l'auteur de l'infraction. De même, lorsque l'infraction est commise en bande organisée, elle est punie de dix ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende7.

 

En application de l'article L. 8224-3 du code du travail, des peines complémentaires peuvent être prononcées à l'égard des personnes physiques, telles que l'interdiction d'exercer certaines activités, l'exclusion des marchés publics pour une durée de cinq ans au plus, la peine de confiscation8 ou l'interdiction des droits civiques, civils et de famille9.

 

* Lorsque l'infraction de travail dissimulé est commise par leurs représentants ou leurs organes, les personnes morales peuvent également être reconnues pénalement responsables en tant qu'auteur ou complice de l'infraction10. Elles encourent alors plusieurs sanctions pénales en application de l'article L. 8224-5 du code du travail, à savoir :

 

– une peine d'amende pouvant aller jusqu'au quintuple de celle prévue pour les personnes physiques, soit d'un montant de 225 000 euros11 ;

 

– les peines complémentaires mentionnées aux 1° à 5°, 8° et 12° de l'article 131–39 du code pénal, à savoir, sous certaines conditions, la dissolution, l'interdiction d'exercer, le placement sous surveillance judiciaire, la fermeture provisoire ou définitive, l'exclusion des marchés publics, la confiscation de certains biens ou avoirs et l'interdiction de percevoir toute aide publique ;

 

– une peine d'affichage ou de diffusion de la décision prononcée.

 

Par ailleurs, afin de garantir l'exécution de la peine complémentaire de confiscation qui sera éventuellement prononcée, le juge peut décider de saisir, à titre conservatoire, un bien en nature ou en valeur12.

 

2. – Le redressement des cotisations et contributions sociales

 

Les organismes de recouvrement, et notamment l'Urssaf, procèdent au contrôle et, le cas échéant, au redressement des cotisations et contributions sociales.

 

Lorsqu'une infraction de travail dissimulé est constatée par les agents des organismes de sécurité sociale13 ou par les agents d'autres administrations compétents en la matière14, ce redressement s'accompagne d'une majoration du montant redressé.

 

L'article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale prévoit ainsi que le montant du redressement des cotisations et contributions sociales mis en recouvrement est majoré de 25 % en cas de constatation de l'infraction de travail dissimulé. Cette majoration est portée à 40 % lorsque la personne dont le travail est dissimulé est un mineur soumis à l'obligation scolaire ou une personne en situation de vulnérabilité ou de dépendance. Cette même majoration s'applique en cas de commission de l'infraction en bande organisée.

 

La loi n° 2018-1203 du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019 a complété ces dispositions de manière à prévoir qu'à l'exception des situations de récidive, l'employeur soumis à ces majorations peut obtenir une réduction de dix points de leur taux si, dans un délai de trente jours à compter de la notification de la mise en demeure, il procède au règlement intégral des cotisations, pénalités et majorations de retard notifiées ou si, dans le même délai, il a présenté un plan d'échelonnement du paiement au directeur de l'organisme de recouvrement et que ce dernier l'a accepté15. Elle a en outre inséré de nouvelles dispositions selon lesquelles, en cas de récidive dans les cinq ans suivant la notification d'une première constatation pour travail dissimulé ayant donné lieu à redressement, la majoration est portée à 45 % lorsque la majoration de redressement prononcée lors de la constatation de la première infraction était de 25 % et à 60 % lorsque la majoration de redressement était de 40 %16.

 

Par ailleurs, lorsqu'un procès-verbal de travail dissimulé est établi, les organismes de recouvrement ont la possibilité de procéder, sans solliciter l'autorisation préalable du juge, à des saisies conservatoires sur tous les biens corporels ou incorporels du débiteur, en l'absence de production, par ce dernier, d'éléments justifiant de l'existence de garanties suffisant à couvrir les montants évalués17. La levée de ces mesures conservatoires peut être obtenue à tout moment de la procédure en présentant à l'organisme intéressé de telles garanties.

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

La société Deliveroo est une plateforme numérique qui a pour objet de mettre en relation des clients souhaitant commander des repas avec des restaurateurs référencés et des livreurs exerçant leur activité sous le statut d'auto-entrepreneur.

 

Considérant que ces livreurs n'étaient pas des travailleurs indépendants mais des salariés du fait du lien de subordination constaté à l'égard de la société requérante, l'inspection du travail avait dressé un procès-verbal pour travail dissimulé à l'encontre de cette société. Sur ce fondement, l'Urssaf avait déterminé le montant des cotisations et contributions sociales éludées pour la période d'avril 2015 à août 2016 et majoré leur redressement. Elle avait, par ailleurs, pris une mesure de saisie conservatoire correspondant au total de ces deux montants.

 

Parallèlement à cette procédure, une enquête judiciaire avait été ouverte au titre de laquelle il avait été procédé à une saisie à titre conservatoire. Cette saisie avait été maintenue par une ordonnance du juge des libertés et de la détention, puis confirmée par un arrêt rendu par une chambre de l'instruction.

 

La société requérante avait alors formé un pourvoi et soulevé, à cette occasion, deux QPC.

 

La première portait sur l'une des procédures de saisie mise en œuvre pour garantir l'exécution de la peine complémentaire de confiscation. La Cour de cassation avait toutefois considéré que cette question n'était ni nouvelle ni sérieuse.

 

La seconde QPC était ainsi rédigée : « Les dispositions de l'article L. 8221-1 du code du travail, en ce qu'elles prévoient l'interdiction du travail dissimulé, réprimé par les articles L. 8224-1 et L. 8224-5 du code du travail qui permettent notamment la confiscation des sommes qui sont l'objet ou le produit de l'infraction et, au stade des poursuites, leur saisie sur le fondement de l'article 706-141 du code de procédure pénale, quand le même fait peut également être poursuivi et sanctionné par les organismes de recouvrement de la sécurité sociale sur le fondement des articles L. 243-7-5 et L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale (...) méconnaissent-elles l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 relatif au principe de nécessité et de proportionnalité des peines et le principe ne bis in idem qui en découle ? ».

 

Par son arrêt, précité, du 29 juin 2021, la Cour de cassation avait renvoyé cette seconde QPC au Conseil constitutionnel au motif que « les articles L. 8224-5 du code du travail et L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale pourraient méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines » de sorte que cette « question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ».

 

II. – L'examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

A. – Les questions préalables

 

1. – La version des dispositions renvoyées

 

La Cour de cassation avait renvoyé au Conseil constitutionnel les articles L. 8224-5 du code du travail et L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale sans préciser la version de ces articles applicable au litige à l'origine de la QPC. Il revenait donc au Conseil constitutionnel de déterminer lui-même cette version. Conformément à sa jurisprudence habituelle, il a jugé que « La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée » (paragr. 1).

 

En l'espèce, le Conseil a considéré qu'il était saisi de l'article L. 8224-5 du code du travail dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale et de l'article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015.

 

2. – Les griefs de la société requérante et la délimitation du champ

 

La société requérante soutenait que l'application cumulative des articles L. 8224-5 du code du travail et L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale pouvait conduire à ce qu'un employeur soit poursuivi et sanctionné deux fois pour de mêmes faits de travail dissimulé. Il en résultait, selon elle, une méconnaissance des principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines et du principe « non bis in idem » qui en découlait.

 

Au regard de ces griefs, le Conseil constitutionnel a considéré que la QPC portait sur le premier alinéa de l'article L. 8224-5 du code du travail et sur les deux premiers alinéas de l'article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale (paragr. 5).

 

B. – L'examen du grief tiré de la méconnaissance des principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines

 

1. – La jurisprudence constitutionnelle sur le principe non bis in idem

 

Aux termes de l'article 8 de la Déclaration de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Sur le fondement des principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines découlant de cet article, le Conseil constitutionnel a progressivement développé une jurisprudence visant à soumettre à plusieurs conditions le cumul de sanctions ayant le caractère d'une punition (sanction pénales, administratives, disciplinaires, etc.), ainsi que le cumul de poursuites tendant à de telles sanctions18.

 

Cette jurisprudence recouvre trois aspects.

 

a. – En premier lieu, le Conseil constitutionnel juge, s'agissant du cumul des sanctions, « que, si l'éventualité d'une double procédure peut ainsi conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique, qu'en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues ». Il précise « qu'il appartiendra donc aux autorités administratives et judiciaires compétentes de veiller au respect de cette exigence »19. Dans les décisions les plus récentes, cette exigence fait l'objet d'un simple rappel, qui n'est plus formalisé dans une réserve d'interprétation20.

 

b. – En deuxième lieu, le Conseil constitutionnel a progressivement21 forgé une jurisprudence interdisant le cumul de poursuites de nature similaire.

 

Dans son dernier état, cette jurisprudence se matérialise dans la formulation de principe suivante : « Le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts »22. Conformément à la règle relative au cumul des sanctions déjà évoquée, cette formulation de principe est complétée par une phrase selon laquelle « Si l'éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues »23.

 

Pour que de « mêmes faits » puissent faire l'objet d'un cumul de poursuites sans méconnaître le principe de nécessité des peines, c'est-à-dire pour que ces poursuites soient jugées « différentes », il faut qu'au moins l'un des trois critères suivants soit rempli. Si, à l'inverse, aucun n'est rempli, il s'agit de poursuites similaires, prohibées par ce principe et donc contraires à la Constitution24.

 

– 1er critère : Les sanctions ne tendent pas à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique.

 

Par exemple, le Conseil a jugé que deux dispositions du code monétaire et financier « définissent et qualifient de la même manière le manquement d'initié et le délit d'initié »25 et que deux autres dispositions du même code « tendent […] à réprimer les mêmes faits. Elles définissent et qualifient de la même manière le manquement et le délit de diffusion de fausses informations »26.

 

Dans sa décision n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019, il a constaté que la sanction prononcée par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) et les sanctions pénales réprimant le dépassement du plafond des dépenses par un candidat à l'élection présidentielle « tendent à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique »27.

 

De même, dans sa récente décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021, le Conseil a considéré qu'« en ce qu'elles permettent de sanctionner des entraves au contrôle de l'Autorité de la concurrence, commises par des entreprises de manière intentionnelle, les dispositions de l'article L. 450–8 du code de commerce et les dispositions contestées tendent à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique »28.

 

En revanche, dans sa décision n° 2020-838/839 du 7 mai 2020, le Conseil constitutionnel était saisi de la question du cumul des poursuites pour gestion de fait avec celles pour les infractions d'abus de confiance, de concussion, de corruption passive de détournement de fonds publics et d'abus de biens sociaux. Les requérants faisaient valoir que ces poursuites pénales tendaient à réprimer les mêmes faits que ceux sanctionnés par l'amende pour gestion de fait. Le Conseil a rappelé que « La seule circonstance que plusieurs incriminations soient susceptibles de réprimer un même comportement ne peut caractériser une identité de faits au sens des exigences résultant de l'article 8 de la Déclaration de 1789 que si ces derniers sont qualifiés de manière identique »29.

 

Ainsi, comme le relève le commentaire de cette décision, la « condition tenant à la qualification juridique des faits n'exige pas que les textes définissant les infractions soient strictement identiques », mais « elle exclut en revanche que des infractions dont les champs d'application sont très différents et ne se recoupent qu'accessoirement puissent être regardées comme portant sur des faits identiques ».

 

– 2ème critère : ces deux répressions ne protègent pas les mêmes intérêts sociaux. Telle est la conséquence de la référence, dans la formulation de principe, à des « corps de règles distincts », qui vise ainsi la finalité poursuivie par les dispositions en cause.

 

C'est dans la décision n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019 précitée, relative au cumul de poursuites en cas de dépassement du plafond de dépenses par un candidat à l'élection présidentielle, que le Conseil constitutionnel a utilisé pour la première fois de manière explicite le critère relatif aux intérêts sociaux protégés pour établir la différence entre deux dispositifs de poursuite.

 

Il a jugé en ce sens que « la sanction financière prononcée par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques intervient à l'issue de l'examen par cette commission, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, des comptes de campagne de chacun des candidats à l'élection du Président de la République. En conférant à cette sanction un caractère systématique et en prévoyant que son montant est égal au dépassement du plafond des dépenses électorales, le législateur a entendu assurer le bon déroulement de l'élection du Président de la République et, en particulier, l'égalité entre les candidats au cours de la campagne électorale. En revanche, en instaurant une répression pénale des mêmes faits, qui exige un élément intentionnel et permet de tenir compte des circonstances de l'infraction et d'adapter la sévérité de la peine à la gravité de ces faits, le législateur a entendu sanctionner les éventuels manquements à la probité des candidats et des élus »30. Après avoir également établi la différence de nature des sanctions (troisième critère), il a conclu que « les deux répressions prévues par les dispositions contestées relèvent de corps de règles qui protègent des intérêts sociaux distincts aux fins de sanctions de nature différente »31.

 

– 3ème critère : ces deux répressions peuvent aboutir au prononcé de sanctions de nature différente. En pratique, c'est ce critère qui permet, le plus souvent, d'établir la différence des poursuites.

 

Le Conseil constitutionnel a ainsi pu juger que les dispositions du code monétaire et financier relatives aux poursuites pour délit d'initié et pour manquement d'initié méconnaissaient le principe de nécessité des délits et des peines, au motif notamment que les sanctions punissant ce délit et ce manquement ne pouvaient « être regardées comme de nature différente » et étaient susceptibles de se cumuler32. Ainsi, la peine de deux ans d'emprisonnement et de 1 500 000 euros d'amende réprimant le délit d'initié n'a pas été considérée comme une sanction d'une nature différente des pénalités financières infligées par l'Autorité des marchés financiers (AMF), qui pouvaient atteindre dix millions d'euros, voire le décuple du montant des profits éventuellement réalisés, et ainsi « être d'une très grande sévérité »33.

 

Le Conseil a statué dans le même sens à propos du délit et du manquement de diffusion de fausses informations, le premier étant notamment puni d'une peine de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 1 500 000 euros, tandis que le second encourait une sanction pécuniaire de 100 millions d'euros, pouvant être portée au décuple du montant des profits éventuellement réalisés34.

 

De la même façon, le Conseil a considéré que, lorsqu'il s'applique à des entreprises, l'amende de 1 500 000 euros pouvant être prononcée en cas de délit d'entrave au contrôle de l'Autorité de la concurrence n'était pas d'une nature différente « de celle de l'amende prévue par [le second alinéa du paragraphe V de l'article L. 464-2 du code de commerce], dont le montant ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial de l'entreprise »35.

 

À l'inverse, saisi d'une QPC portant sur la constitutionnalité de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier dans une rédaction antérieure à celle examinée dans sa décision, précitée, du 18 mars 2015, le Conseil constitutionnel a estimé que, dans la mesure où l'infraction du code pénal relative au délit d'initié prévoyait, pour les personnes physiques, une « peine d'emprisonnement » (en l'occurrence de deux ans) et une amende identique à celle susceptible d'être prononcée par l'AMF et, pour les personnes morales, une peine de dissolution et d'amende cinq fois supérieure à celle encourue devant l'AMF, les faits réprimés par ce délit et les poursuites en manquement devant cette autorité faisaient « l'objet de sanctions de nature différente ». Il en a déduit que le cumul de poursuites n'était pas contraire au principe de nécessité des délits et des peines36.

 

Il a jugé, de même, s'agissant des poursuites pénales pour banqueroute et des poursuites civiles pour faillite personnelle, que « Les sanctions de faillite personnelle ou d'interdiction de gérer pouvant être prononcées par le juge civil ou commercial [pour les manquements en cause] sont identiques à celles encourues devant la juridiction pénale pour les mêmes manquements constitutifs du délit de banqueroute. En revanche, le juge pénal peut condamner l'auteur de ce délit à une peine d'emprisonnement [de cinq ans] et à une peine d'amende, ainsi qu'à plusieurs autres peines complémentaires d'interdictions »37. Il a donc considéré que les sanctions étaient de nature différente.

 

Dans le même sens, dans sa décision n° 2016-621 QPC du 30 mars 2017, le Conseil était saisi d'un cumul entre, d'une part, des dispositions qui prévoyaient que l'employeur d'un étranger non autorisé à exercer une activité salariée en France devait s'acquitter d'une contribution spéciale, dont le montant est, au plus, égal à 5 000 fois le taux horaire du salaire minimum garanti et, d'autre part, des dispositions de l'article L. 8256-2 du code du travail qui punissaient ces mêmes faits d'une peine d'emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 15 000 euros. Le Conseil a jugé que « Les sanctions pécuniaires pouvant être prononcées contre l'employeur d'étrangers non autorisés à travailler, sur le fondement des dispositions contestées et de l'article L. 8256-2 du code du travail, sont comparables dans leur montant. En revanche, le juge pénal peut condamner l'auteur d'une telle infraction à une peine d'emprisonnement ou, s'il s'agit d'une personne morale, à une peine de dissolution, ainsi qu'à plusieurs peines complémentaires. Il résulte de ce qui précède que les faits prévus et réprimés par les articles précités doivent être regardés comme susceptibles de faire l'objet de sanctions de nature différente »38.

 

Enfin, il a considéré que la sanction prononcée par la CNCCFP, « pénalité financière, strictement égale au montant du dépassement constaté », avait une nature différente de la peine d'emprisonnement (alors d'un an) encourue par le candidat poursuivi pour le délit de dépassement du plafond des dépenses électorales39. Le commentaire observait que la position du Conseil se situait ainsi « dans la droite ligne des décisions qui l'ont conduit, en dehors des précédents relatifs aux sanctions pécuniaires particulièrement importantes susceptibles d'être prononcées par l'AMF, à systématiquement conclure à l'existence de sanctions de nature différente lorsque l'une d'entre elles comportait une peine d'emprisonnement. En l'espèce, s'agissant d'élections politiques, il devait a fortiori être tenu compte de la dimension infamante d'une condamnation à une peine d'emprisonnement, laquelle ne peut ainsi guère apparaître comme équivalente à une sanction financière. En outre […], s'agissant de la sanction prononcée par la CNCCFP, le législateur a retenu une somme à verser strictement égale au dépassement du plafond constaté : la sanction répond ainsi "par équivalent" au comportement reproché à l'intéressé et peut tout aussi bien aboutir à un faible montant qu'à une somme élevée ».

 

Ce tout dernier constat montre que la différence de nature des sanctions peut résulter de considérations qui ne sont pas réductibles à la seule question de la sévérité.

 

c. – En dernier lieu, le Conseil constitutionnel a également développé une jurisprudence propre aux cumuls de poursuites lorsque celles-ci sont de nature complémentaire.

 

Dans ses décisions précitées nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC du 24 juin 2016, à propos du cumul des pénalités fiscales pour insuffisance de déclaration et des sanctions pénales associées prévues par les articles 1729 et 1741 du code général des impôts, il a ainsi jugé que, dès lors que des poursuites étaient « complémentaires » et non « différentes », l'application combinée de ces dispositions ne méconnaissait pas le principe de nécessité des délits et des peines. Plus récemment, dans sa décision n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018, il a retenu des motifs analogues au sujet des dispositions des articles 1728 et 1741 du même code relatives aux sanctions fiscales et pénales applicables à l'omission déclarative40.

 

Cette jurisprudence, jusqu'à présent réservée à la matière fiscale, repose sur l'idée selon laquelle, même si les poursuites sont exercées par des autorités différentes et peuvent conduire à des sanctions de nature distincte, le législateur a entendu articuler ces deux modes de poursuites autour de la même finalité répressive. C'est en réalité la même poursuite qui se déploie selon un ou deux degrés, en fonction de la gravité des faits reprochés, ce dont rend compte, dans chacune de ces affaires, la réserve d'interprétation formulée par le Conseil afin de réserver les poursuites pénales « aux cas les plus graves » des manquements réprimés.

 

2. – L'application à l'espèce

 

* Dans la décision commentée, le Conseil a opéré un contrôle des dispositions contestées au regard de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

 

Après avoir rappelé sa formule de principe relative au principe de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines, le Conseil a présenté l'objet de chacune des dispositions contestées et en particulier les peines qu'elles permettaient de prononcer.

 

D'une part, le Conseil a relevé que le premier alinéa de l'article L. 8224-5 du code du travail permettait de réprimer pénalement l'infraction de travail dissimulé, notamment par l'application d'une amende ainsi que par d'autres peines, telles notamment la dissolution, l'interdiction d'exercice d'une activité professionnelle ou l'interdiction de percevoir toute aide publique, affectant l'activité économique de la personne morale ayant commis cette infraction (paragr. 7).

 

D'autre part, le Conseil a observé que les deux premiers alinéas de l'article L. 243–7–7 du code de la sécurité sociale prévoyaient seulement une majoration du montant du redressement des cotisations et contributions sociales éludées à l'occasion de la commission de cette infraction (paragr. 8).

 

Le Conseil constitutionnel a ainsi constaté qu'« à la différence de l'article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale qui prévoit uniquement une majoration du montant du redressement des cotisations et contributions sociales, l'article L. 8224-5 du code du travail prévoit, outre une peine d'amende, une peine de dissolution et les autres peines précédemment mentionnées » (paragr. 9).

 

Il en a déduit que les faits réprimés par ces deux articles devaient être regardés comme faisant l'objet de sanctions de nature différente et que le grief tiré de la méconnaissance du principe de nécessité et de proportionnalité des peines devait donc être écarté (paragr. 10).

 

Par conséquent, le Conseil constitutionnel a jugé que le premier alinéa de l'article L. 8224-5 du code du travail et les deux premiers alinéas de l'article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale, qui ne méconnaissaient aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, devaient être déclarés conformes à la Constitution (paragr. 11).

 

_______________________________________

1 Cet article interdit également la publicité tendant à favoriser, en toute connaissance de cause, le travail dissimulé et le fait de recourir sciemment, directement ou par personne interposée, aux services d'une personne qui exerce un travail dissimulé.

2 Notamment en cas de dissimulation d'exercice à but lucratif d'une activité de production, de transformation, de réparation ou de prestation de services ou d'accomplissement d'actes de commerce par toute personne qui, se soustrayant intentionnellement à ses obligations, soit n'a pas demandé son immatriculation au répertoire des métiers, soit n'a pas procédé aux déclarations qui doivent être faites aux organismes de protection sociale ou à l'administration fiscale en vertu des dispositions légales en vigueur.

3 En cas de manquement de l'employeur à son obligation de déclaration préalable à l'embauche, de délivrance du bulletin de paie ou de déclaration des salaires et des cotisations sociales.

4 Soit les inspecteurs et contrôleurs du travail, les officiers et agents de police judiciaire, les agents des impôts et des douanes, les agents des organismes de sécurité sociale et des caisses de mutualité sociale agricole, les administrateurs et les officiers du corps technique et administratif des affaires maritimes, les fonctionnaires des corps techniques de l'aviation civile, les fonctionnaires ou agents de l'État chargés du contrôle des transports terrestres ainsi que les agents de Pôle emploi. Pour exercer leur contrôle, ces derniers disposent des prérogatives définies aux articles L. 8271-2 et suivants du code du travail (droit d'obtenir présentation ou copie de certains documents, droit de communication auprès de divers organismes ou d'audition de certaines personnes).

5 Article L. 8271-8 du code du travail.

6 Article L. 8224-1 du même code.

7 Article L. 8224-2 du même code.

8 Selon les modalités prévues à l'article 131-21 du code pénal.

9 Selon celles prévues par l'article 131-26 du code pénal.

10 Dans les conditions précisées par l'article 121-2 du code pénal.

11 L'article 131-38 du code pénal prévoit en effet que « Le taux maximum de l'amende applicable aux personnes morales est égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques par la loi qui réprime l'infraction ».

12 Dans les conditions prévues aux articles 706-141 et suivants du code de procédure pénale.

13 Article L. 243-7 du code de la sécurité sociale

14 L'article L. 243-7-5 du même code prévoit à ce titre que « Les organismes de recouvrement mentionnés aux articles L. 213-1 et L. 752-4 peuvent procéder au redressement des cotisations et contributions dues sur la base des informations contenues dans les procès-verbaux de travail dissimulé qui leur sont transmis par les agents mentionnés à l'article L. 8271-1-2 du code du travail » précité.

15 Article L. 243-7-7, II, du même code.

16 Article L. 243-7-7, III, du même code.

17 Article L. 133-1 du même code.

18 Lorsqu'au moins l'une des deux sanctions ne présente pas le caractère d'une punition, cette jurisprudence n'est pas applicable : voir, par exemple, la décision n° 2018-765 DC du 12 juin 2018, Loi relative à la protection des données personnelles, paragr. 36.

19 Décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, cons. 22.

20 Voir par exemple les décisions nos 2016-621 QPC du 30 mars 2017, Société Clos Teddi et autre (Cumul des poursuites pénales et administratives en cas d'emploi illégal d'un travailleur étranger), paragr. 4, et 2019-783 QPC du 17 mai 2019, M. Nicolas S. (Cumul de poursuites et de sanctions en cas de dépassement du plafond de dépenses par un candidat à l'élection présidentielle), paragr. 9.

21 Décisions n° 2012-289 QPC du 17 janvier 2013, M. Laurent D. (Discipline des médecins), cons. 3 ; n° 2014-423 QPC du 24 octobre 2014 , M. Stéphane R. et autres (Cour de discipline budgétaire et financière), cons. 35 ; n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015 M. John L. et autres (Cumul des poursuites pour délit d'initié et des poursuites pour manquement d'initié), cons. 19 ; n° 2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016, M. Alain D. et autres (Cumul des poursuites pénales pour délit d'initié avec des poursuites devant la commission des sanctions de l'AMF pour manquement d'initié II), cons. 11 ; n° 2016-550 QPC du 1er juillet 2016, M. Stéphane R. et autre (Procédure devant la cour de discipline budgétaire et financière), paragr. 6 ; nos 2016-570 QPC et 2016-573 QPC du 29 septembre 2016, M. Pierre M. et M. Lakhdar Y. (Cumul des poursuites pénales pour banqueroute avec la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire et cumul des mesures de faillite ou d'interdiction prononcées dans ces cadres), respectivement cons. 3 et 8 ; n° 2016-572 QPC du 30 septembre 2016, M. Gilles M. et autres (Cumul des poursuites pénales pour le délit de diffusion de fausses informations avec des poursuites devant la commission des sanctions de l'AMF pour manquement à la bonne information du public), paragr. 6.

22 Par exemple, décision n° 2016-621 QPC du 30 mars 2017, précitée, paragr. 4.

23 Ibid.

24 Jusqu'aux décisions précitées n° 2016-545 QPC et n° 2016-546 QPC, une quatrième condition était prévue, relative au fait que les poursuites et sanctions prononcées ne relèvent pas du même ordre de juridiction. Cette condition a été abandonnée par ces décisions.

25 Décision n° 2014-453/454 QPC précitée, cons. 24.

26 Décision n° 2016-572 QPC du 30 septembre 2016 précitée, paragr. 9.

27 Décision n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019 M. Nicolas S. (Cumul de poursuites et de sanctions en cas de dépassement du plafond de dépenses par un candidat à l'élection présidentielle), paragr. 11

28 Décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021, Société Akka technologies et autres (Sanction de l'obstruction aux enquêtes de l'autorité de la concurrence), paragr. 21. Le commentaire de cette décision précise que « À la différence [du délit prévu par l'article L. 450-8 du code de commerce], le manquement contesté n'exigeait pas d'élément intentionnel. Pour autant, le Conseil constitutionnel n'a pas jugé cette circonstance déterminante au regard du premier critère. L'infraction contestée est certes plus large que le délit prévu à l'article L. 450-8 du code de commerce, puisqu'elle recouvre à la fois des entraves intentionnelles et des entraves non-intentionnelles. Mais, en ce qu'elle vise les premières, elle réprime les mêmes agissements que le délit, en les qualifiant juridiquement de manière identique ».

29 Décision n° 2020-838/839 du 7 mai 2020, M. Jean-Guy C. et autre (Cumul de poursuites et de sanctions en cas de gestion de fait), paragr. 9.

30 Décision n° 2019-783 QPC précitée, paragr. 12.

31 Ibidem, paragr. 14.

32 Décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015, précitée, cons. 19 à 28.

33 Ibidem, cons. 26.

34 Décision n° 2016-572 QPC du 30 septembre 2016 précitée, cons. 11 et 12.

35 Décision n° 2021-892 QPC du 26 mars 2021 précitée, paragr. 23. Le commentaire de cette décision précise que « Le fait que le quantum maximum d'une des sanctions soit exprimé en proportion du chiffre d'affaires, alors que celui de l'autre sanction est exprimé forfaitairement ne constitue donc pas nécessairement, pour le Conseil constitutionnel, un élément de différenciation des sanctions. En effet, dans de nombreuses situations, le montant de la sanction effectivement prononcée sur le fondement de l'une ou l'autre des sanctions, en tenant compte de leurs maxima respectifs, peut être proche. Ainsi, le maximum de 1 500 000 euros correspond, en l'exprimant sous la forme d'1 % du chiffre d'affaires, à un chiffre d'affaires mondial de 150 millions d'euros ».

36 Décision n° 2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016, précitée , cons. 11 à 13.

37 Décisions nos 2016-570 QPC et 2016-573 QPC du 29 septembre 2016 précitées, respectivement paragr. 7 et 12.

38 Décision n° 2016-621 QPC du 30 mars 2017 précitée, paragr. 7.

39 Décision n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019 précitée, paragr. 13.

40 Décision n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018, M. Thomas T. et autre (Pénalités fiscales pour omission déclarative et sanctions pénales pour fraude fiscale).