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Commentaire de la décision 2021-926 QPC

09/12/2022

Conformité

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 12 mai 2021 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 542 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Walter G. portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 757 du code général des impôts, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011.

 

Dans sa décision n° 2021-923 QPC du 9 juillet 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le deuxième alinéa de cet article, dans cette rédaction.

 

I. – Les dispositions contestées

 

  1. – Historique et objet des dispositions contestées

 

1. – Le don manuel

 

Traditionnellement, le don manuel se définit comme la donation qui se réalise de la main à la main, par la remise d'une chose mobilière susceptible d'être acquise dans les conditions de l'article 2276 du code civil1.

 

L'exigence originelle d'une transmission « de la main à la main » s'est assouplie avec l'avènement de dons portant sur des meubles incorporels tels que les chèques, titres et bons de caisse2. De nos jours, le don manuel peut concerner tout autant des objets (bijoux, voiture, tableau etc.) qu'une somme d'argent (espèces, chèque, virement) ou des valeurs mobilières (action ou obligation)3

 

Étant constitué par la simple remise d'objets mobiliers, le don manuel n'est soumis à aucun formalisme particulier, et il ne requiert notamment pas la rédaction d'un acte devant notaire pour être valable4. Toutefois, il reste soumis aux règles de fond des donations entre vifs. Conformément à l'article 894 du code civil, le donateur doit ainsi se dessaisir de l'objet de manière irrévocable et être animé d'une intention libérale5. Le donataire, quant à lui, doit accepter le don.

 

Si aucun texte n'impose au donataire de déclarer immédiatement le don manuel dont il bénéficie, la fiscalité applicable à ce don a été conçue pour favoriser les déclarations précoces.

 

2. – La fiscalité applicable aux dons manuels (les dispositions renvoyées)

 

a. – Évolution des dispositions applicables aux droits de donation

 

Initialement, le droit fiscal ne contenait aucune disposition traitant spécifiquement des dons manuels. D'un point de vue fiscal, la loi du 22 frimaire an VII ne les appréhendait que comme des donations ordinaires. Les droits d'enregistrement ne pouvaient être perçus que sur les contrats formalisant la libéralité consentie par le donateur au donataire6. De nombreux dons manuels échappaient alors à l'impôt.

 

Pour remédier au préjudice financier que cette situation causait au Trésor, le législateur est intervenu afin de permettre à l'administration fiscale de percevoir un impôt sur l'ensemble des dons manuels, y compris ceux n'ayant pas été consentis sous la forme d'une donation ordinaire. L'article 6 de la loi du 18 mai 1850 a alors prévu que les actes renfermant soit la déclaration par le donataire (ou ses représentants), soit la reconnaissance judiciaire d'un don manuel devaient être soumis aux droits de mutation à titre gratuit. Cette disposition a été codifiée à l'article 747 du code général des impôts (CGI) par un décret du 6 avril 19507.

 

Depuis sa création, l'article 757 du CGI a été modifié à trois reprises.

 

* En premier lieu, la loi n° 91-1322 du 30 décembre 19918 a modifié le régime fiscal des dons manuels en ajoutant un nouveau cas d'imposition : la révélation. Ont ainsi été soumis aux droits de mutation à titre gratuit les dons manuels révélés à l'administration fiscale par le donataire, à la suite par exemple d'une réponse à une demande de justification, d'une procédure de contrôle ou encore d'une procédure contentieuse.

 

Cette même loi a créé l'article 635 A du CGI qui assujettit les dons manuels ainsi révélés à déclaration ou enregistrement dans le délai d'un mois à compter de cette révélation. L'obligation qui pèse alors sur le bénéficiaire du don de le présenter à la formalité suppose donc une révélation préalable, sans qu'il en résulte toutefois l'obligation pour le donataire de révéler lui-même le don manuel dont il a bénéficié9.

 

* En deuxième lieu, la loi n° 2003-709 du 1er août 2003 a ajouté un troisième (et dernier) alinéa à l'article 757 du CGI afin d'exclure de l'impôt les dons manuels consentis aux organismes d'intérêt général mentionnés à l'article 200 du CGI (associations, fondations, mécénat).

 

* En dernier lieu, la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011 a réformé, à l'initiative de la commission des finances de l'Assemblée nationale, les modalités d'évaluation et de déclaration des dons manuels afin d'inciter les contribuables à se manifester plus tôt auprès du Trésor.

 

b. – Le régime de taxation des dons manuels

 

L'article 757 du CGI détermine le régime de taxation des dons manuels en précisant les cas d'imposition qui en constituent le fait générateur ainsi que les règles d'évaluation.

 

* Le fait générateur de l'imposition est l'événement qui déclenche l'obligation pour le donataire de payer les droits de mutation à titre gratuit. Il est constitué, non par la réalisation du don manuel, mais par la publicité que lui confère, suivant les cas, la déclaration ou la reconnaissance judiciaire de l'acte de donation ou encore sa révélation à l'administration fiscale. La Cour de cassation juge avec constance qu'« il résulte de l'article 757 du code général des impôts que ce n'est pas le fait du don manuel qui est passible de l'impôt, mais l'acte qui en contient la déclaration ou la décision judiciaire qui en constate l'existence »10.

 

Il s'ensuit que, hors le cas où le donataire le déclare spontanément, le don manuel n'est pas immédiatement sujet à taxation. Le fait générateur de l'imposition dépend essentiellement de l'initiative prise en ce sens par le contribuable ou par l'administration fiscale, étant précisé qu'aucune obligation ne pèse sur le contribuable11.

 

L'article 757 du CGI ne soumet en définitive le don manuel aux droits de mutation à titre gratuit que dans trois hypothèses12 :

 

– lorsque le don manuel a fait l'objet d'une déclaration de la part du donataire ou de ses représentants (premier alinéa), par exemple à l'occasion du dépôt d'un acte soumis à enregistrement. La déclaration peut prendre la forme de la reconnaissance d'un don manuel incluse dans un acte obligatoirement assujetti à cette formalité13 ;

 

– lorsque le don manuel a fait l'objet d'une reconnaissance judiciaire (premier alinéa également). Il suffit que cette reconnaissance figure dans les motifs ou le dispositif du jugement, qu'elle soit exempte de toute équivoque et qu'il y ait constatation certaine de la transmission de la propriété à titre de libéralité14. Tel peut être le cas d'une décision tranchant un litige entre les successeurs et qui, à cette occasion, constate l'existence d'un don manuel ;

 

– lorsque le don manuel fait l'objet d'une révélation à l'administration fiscale (deuxième alinéa). Si le deuxième alinéa de l'article 757 du CGI ne précise pas ce qu'il faut entendre par révélation, il ressort de la doctrine administrative15, confirmée par la rédaction de l'article 635 A du même code depuis sa modification par la loi de finances rectificative pour 201116, que celle-ci peut intervenir soit spontanément, soit en réponse à une demande de justification, soit au cours d'une procédure de contrôle ou encore d'une procédure contentieuse. Dans ce cas, la libéralité doit être enregistrée dans le délai d'un mois suivant sa révélation.

 

* La détermination de la valeur imposable du don manuel est précisée, depuis 2011, par le premier alinéa de l'article 757 : le principe est que la valeur imposable est celle du bien à la date du fait générateur de l'impôt, sauf si la valeur de ce bien au jour de la réalisation de la donation est supérieure.

 

Il ressort en effet des travaux parlementaires que le législateur a entendu privilégier comme base de calcul « la valeur du don, non pas au moment où il est effectué, mais au moment où il est révélé »17, et ce afin de pénaliser d'un point de vue fiscal les révélations tardives18. Le rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, M. Gilles Carrez, précisait ainsi que « Si la révélation a lieu au moment de la succession – parfois plusieurs décennies après le don lui-même –, le montant des droits sera calculé à partir de la valeur acquise à ce moment par le bien résultant du don »19.

 

En privilégiant cette règle de calcul sur la base de la valeur la plus élevée, le législateur a ainsi entendu faire en sorte que le choix de révéler le don tardivement n'offre pas au contribuable la possibilité d'un calcul « gagnant »20.

 

* Par ailleurs, concernant le tarif de l'imposition et ses abattements, le premier alinéa de l'article 757 a été complété en 2011 par la précision suivant laquelle « le tarif d'imposition et les abattements applicables sont ceux en vigueur au jour de la déclaration ou de l'enregistrement du don manuel » (cette règle s'applique également en cas de révélation du don, par l'effet du renvoi opéré par le deuxième alinéa de l'article 757)21.

 

Le détail du tarif est fixé par l'article 777 du CGI, qui prévoit l'application d'un taux progressif par « tranches », après abattement, en fonction de la valeur imposable22.

 

Ajoutons que, dans le cas particulier où la publicité du don manuel fait suite à sa révélation à l'administration fiscale, et toujours dans le but d'inciter le donataire à agir promptement, l'article 635 A du CGI tel que modifié par la loi de finances rectificative pour 2011 ouvre au bénéficiaire d'un don dont le montant dépasse 15 000 euros un choix pour acquitter les droits, soit dans le mois suivant la révélation, soit dans le mois suivant le décès du donateur lorsqu'il a procédé à sa révélation spontanément. En revanche, dans le cas où la révélation du don n'a pas été spontanée mais est « la conséquence d'une réponse du donataire à une demande de l'administration ou d'une procédure de contrôle fiscal », les droits doivent être acquittés au plus tard un mois après la révélation du don23.

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

Le 2 mai 2013, M. Walter G. avait déposé auprès de l'administration fiscale deux déclarations d'option pour le régime général de taxation des plus-values de cessions mobilières24 concernant des tableaux qui lui avait été offerts par un peintre en 1994 et en 2000.

 

En réponse, l'administration fiscale lui avait adressé une mise en demeure de souscrire des déclarations de don manuel, en application des dispositions de l'article 635 A du CGI, pour chacune de ces œuvres d'art. Le requérant avait procédé à leur enregistrement le 3 juin 2013 en précisant avoir reçu ces œuvres, dont il estimait la valeur à un euro symbolique, en échange de soins qu'il avait prodigués au peintre. Un mois plus tard, l'administration fiscale avait adressé au requérant une proposition de rectification par laquelle elle avait évalué les deux tableaux à un montant respectif de 600 001 euros et 500 001 euros, en prenant pour base de calcul leur valeur au jour de leur révélation datée du 2 mai 2013.

 

L'administration fiscale avait émis un avis de mise en recouvrement des droits correspondants pour un montant total de 926 640 euros, dont 660 000 euros au titre des droits en principal, 2 640 euros au titre des intérêts de retard et 264 000 euros au titre de la majoration de 40 % prévue à l'article 1729 du CGI.

 

Le 31 mars 2014, le requérant avait formé une réclamation puis, le 4 août 2015, il avait assigné l'administration fiscale devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins d'obtenir la décharge de cette imposition.

 

À la suite du rejet de ses demandes par ce tribunal25 puis la cour d'appel de Paris, le requérant avait formé un pourvoi en cassation contre ce dernier arrêt, à l'occasion duquel il avait posé une nouvelle QPC ainsi rédigée :

 

« Les dispositions de l'article 757 du code général des impôts, en ce qu'elles assujettissent les dons manuels aux droits de mutation à titre gratuit calculés sur la valeur du don manuel au jour de sa déclaration ou de son enregistrement ou sa valeur au jour de la donation si celle-ci est supérieure avec la prise en compte du tarif et des abattements applicables à cette même date, sont-elles contraires aux dispositions de l'article 34 de la Constitution et des articles 6,13 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen car portant atteinte tant au principe de l'égalité des contribuables devant la loi qu'à celui de la sécurité juridique qu'elle doit leur garantir ? »

 

Par l'arrêt précité du 12 mai 2021, la chambre commerciale de la Cour de cassation avait renvoyé au Conseil constitutionnel cette QPC après avoir estimé qu'elle « présente un caractère sérieux ».

 

II. – L'examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

Le requérant reprochait, en premier lieu, aux dispositions renvoyées de soumettre les dons manuels aux droits de mutation à titre gratuit en leur appliquant le tarif et les abattements en vigueur non au jour de la donation, mais à celui auquel intervient, le cas échéant, la révélation du don à l'administration fiscale. Selon lui, des dons d'une valeur identique réalisés à la même date pouvaient ainsi être soumis à des règles d'imposition distinctes sur la base de ce seul critère. Il en résultait une différence de traitement injustifiée entre les donataires, en méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques. Le requérant estimait par ailleurs que, faute d'avoir fixé un délai au contribuable pour déclarer un don manuel, le législateur avait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces mêmes principes.

 

Il soutenait, en second lieu, que ces dispositions engendraient une impossibilité pour le donataire de prévoir les règles de taxation susceptibles de lui être appliquées, en méconnaissance du principe de sécurité juridique découlant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

 

Par conséquent, le Conseil constitutionnel a jugé que la question prioritaire de constitutionnalité portait sur le deuxième alinéa de l'article 757 du code général des impôts (paragr. 4).

 

A. – La jurisprudence constitutionnelle

 

* Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi… doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». De manière constante, le Conseil constitutionnel juge que le principe d'égalité devant la loi « ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit »26.

 

Le Conseil s'assure du respect du principe d'égalité devant les charges publiques sur le fondement de l'article 13 de la Déclaration de 1789, selon lequel : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Sur ce fondement, il juge qu'en vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques27.

 

En matière fiscale, le Conseil constitutionnel est souvent saisi de griefs qui reposent à la fois sur le principe d'égalité devant la loi fiscale et sur le principe d'égalité devant les charges publiques.

 

Comme le relevait le Président Fouquet, « la distinction entre les deux branches du principe d'égalité devant l'impôt n'est pas toujours aisée. Les parlementaires ou les contribuables dans leurs recours invoquent simultanément les deux branches. Dans l'un et l'autre cas, le raisonnement du Conseil constitutionnel comporte des éléments comparatifs. La différence tient sans doute à ce que le principe d'égalité devant la loi fiscale implique d'abord de procéder à une comparaison (par exemple Cons. const. 18 octobre 2010, n° 2010-58 QPC, Procos et a : taxe sur les surfaces commerciales, la décision distingue les magasins intégrés des magasins franchisés), alors que le principe d'égalité devant les charges publiques implique largement une appréciation intrinsèque de la situation du contribuable (par exemple Cons. const., 21 janv. 2011, n° 2010-88 QPC, Mme Boisselier, Constitutions 2011. 249, obs. A. Barilari : imposition du contribuable d'après les éléments de son train de vie en application de l'article 168 du CGI : obs. O. Fouquet Dr. Fisc. 4/11 act. 30, obs. Pelletier Dr. fisc. 7/11 comm. 219).

 

Lorsqu'il est saisi du principe d'égalité devant l'impôt dans ses deux branches, le Conseil constitutionnel opère les contrôles successifs suivants :

- il circonscrit les spécificités de la situation examinée pour déterminer si la différence de traitement peut être justifiée par une différence de situation en rapport direct avec l'objet de la loi ;

- il recherche la raison d'intérêt général en rapport direct avec la loi qui pourrait justifier une différence de traitement ;

- il examine, de manière spécifique au principe d'égalité devant les charges publiques, le caractère objectif et rationnel des critères qui fondent la différence de traitement en fonction des buts que le législateur se propose ;

- il contrôle, toujours de manière spécifique au principe d'égalité devant les charges publiques, l'éventuelle rupture manifeste d'égalité devant ces charges »28.

 

Il résulte de ce qui précède que les articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789 trouvent des champs d'application qui ne se recoupent pas nécessairement. Sur le fondement du principe d'égalité devant la loi, le Conseil est conduit à contrôler des dispositions qui introduisent une différence de traitement entre les contribuables. Ainsi, sur ce fondement, le Conseil vérifie l'existence d'une différence de traitement avant de contrôler que celle-ci répond aux exigences qui découlent de ce principe. En l'absence de toute différence de traitement, le Conseil écarte le grief tiré de l'article 6. Par exemple, il a jugé à propos de la détermination de la date d'évaluation de droits sociaux : « Les dispositions contestées fixent dans tous les cas, et quelle que soit la nature des sociétés concernées, la date de l'évaluation à celle qui est la plus proche du remboursement des droits sociaux de l'associé cédant, retrayant ou exclu, sauf disposition contraire des statuts. Elles n'introduisent en conséquence aucune différence de traitement. Le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi doit donc être écarté »29.

 

Sur le fondement du principe d'égalité devant les charges publiques, le Conseil opère un contrôle qui s'attache moins à l'existence d'une différenciation entre les contribuables qu'au fait de savoir si, pour une imposition donnée, les critères choisis par le législateur pour apprécier leurs facultés contributives sont objectifs et rationnels en fonction du but poursuivi et si cette imposition ne revêt un caractère confiscatoire ou ne présente pas, le cas échéant, une charge excessive au regard des facultés contributives. En revanche, il ne se reconnaît pas de « pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il ne saurait rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé »30.

 

* D'une manière plus générale, qu'il se fonde sur l'article 6 ou sur l'article 13 de la Déclaration de 1789, le Conseil veille, au regard du but visé par le législateur, à la rationalité de la différence de traitement instaurée (égalité devant la loi) ou des critères de différenciation retenus (égalité devant les charges publiques).

 

Par exemple, dans sa décision n° 2017-758 DC du 28 décembre 2017, il a considéré que le législateur avait méconnu le principe d'égalité devant la loi en traitant différemment les titulaires d'usufruits constitués en application de l'article 757 du code civil selon la date de constitution de l'usufruit.

 

En effet, depuis le déplacement, par la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001, des dispositions de l'article 767 du code civil à l'article 757 de ce même code, le droit en vigueur applicable à l'impôt sur la fortune immobilière (ISF, devenu impôt sur la fortune immobilière) comportait une exception à la répartition, résultant de l'article 885 G du CGI, entre les usufruits conventionnels ou testamentaires et les usufruits résultant directement de la loi. Aucune mesure de coordination n'ayant, en 2001 ou depuis lors, été prise à l'article 885 G, les usufruitiers en application de l'article 757 du code civil supportaient l'entièreté de la charge de l'ISF. Au contraire, la loi déférée prévoyait, au nouvel article 968 du CGI, un partage entre le nu-propriétaire et l'usufruitier lorsque la constitution de l'usufruit résultait de l'application de l'article 757 du code civil ou de l'article 767 du même code dans sa rédaction antérieure à la loi du 3 décembre 2001. Toutefois, les dispositions contestées de la loi déférée prévoyaient de n'appliquer cette règle de partage qu'aux démembrements postérieurs au 1er janvier 2018. Par dérogation, pour les démembrements antérieurs à cette date, l'usufruitier devait supporter seul la charge de l'IFI, le nu-propriétaire en étant corrélativement déchargé.

 

Le Conseil constitutionnel a jugé que, ce faisant, le législateur avait introduit entre les titulaires d'usufruits constitués en application de l'article 757 du code civil selon leur date de constitution une différence de traitement qui n'était ni justifiée par une différence de situation ni par un motif d'intérêt général. Il a donc censuré le second alinéa du A du paragraphe IX de l'article 31 de la loi déférée comme contraire au principe d'égalité devant la loi31.

 

B. – L'application à l'espèce

 

Le Conseil constitutionnel n'avait pas encore eu l'occasion d'appréhender, au regard du principe d'égalité devant la loi et du principe d'égalité devant les charges publiques, des dispositions instaurant un fait générateur dont la date peut varier selon le comportement du contribuable, comme c'est le cas des droits de mutation à titre gratuit applicables aux dons manuels.

 

Il résulte en effet de l'article 757 du code général des impôts que ces dons sont soumis à cette imposition lorsqu'ils font l'objet d'une déclaration ou d'un enregistrement par le donataire ou ses représentants, lorsqu'ils donnent lieu à une reconnaissance judiciaire ou encore, en application des dispositions contestées, lorsque le donataire révèle le don à l'administration fiscale. Le tarif des droits et les abattements applicables au donataire sont ceux en vigueur au jour de la déclaration ou de l'enregistrement du don manuel.

 

Pour apprécier la conformité des dispositions contestées à la Constitution, le Conseil s'est placé en premier lieu sur le terrain du principe d'égalité devant les charges publiques protégé par l'article 13 de la Déclaration de 1789. Il a rappelé qu'il n'avait pas un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement et qu'« Il ne saurait rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé » (paragr. 9). À cet égard, il a relevé que les dons manuels consistant en la remise matérielle d'un bien meuble, le législateur avait choisi de ne soumettre leur réalisation à aucune formalité particulière. Il a, en conséquence, considéré qu'« en prévoyant que, lorsqu'un don manuel est révélé à l'administration fiscale par le donataire, le fait générateur de l'imposition se situe au jour, non de sa réalisation, mais de sa révélation », le législateur s'était fondé sur un critère objectif et rationnel en rapport avec l'objet de la loi (même paragr.).

 

En second lieu, se plaçant sur le terrain du principe d'égalité devant la loi, il a relevé qu'« en soumettant les dons révélés aux mêmes règles d'imposition que les dons déclarés, enregistrés ou reconnus en justice », les dispositions contestées ne créaient, par elles-mêmes, aucune différence de traitement entre les donataires (paragr. 10).

 

Le Conseil constitutionnel a donc écarté les griefs tirés de la méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques et, dans leur prolongement, celui tiré de la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces mêmes principes (paragr. 11).

 

Le deuxième alinéa de l'article 757 ne méconnaissant pas non plus les exigences découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789, ni aucun autre droit ou liberté que le Constitution garantit, il a été déclaré conforme à la Constitution (paragr. 12).

_______________________________________

1 Édouard Maguéro, Traité alphabétique des droits d'enregistrement, de timbre et d'hypothèques, 3e éd., 1893, n° 1.

2 François Fruleux, « Dons manuels », JurisClasseur Enregistrement Traité, Fasc. 60, 1er janvier 2021, n° 2.

3 Le don manuel doit être distingué des cadeaux ou présents d'usage. Ces derniers sont des libéralités qui se font, en pratique, dans la famille ou entre amis, à l'occasion d'événements tels que des cérémonies ou des fêtes.

4 Il échappe ainsi à la règle d'ordre public édictée par l'article 931 du code civil. Comme le relève le doyen Carbonnier « La validité des dons manuels s'est heurtée, en Droit civil, à une difficulté du fait de l'art. 931 qui semble exiger que la donation, sans aucune distinction, ait lieu par acte notarié. Néanmoins, une jurisprudence traditionnelle, et qui ne fait que prolonger un système déjà admis par l'Ancien Droit, admet la validité du don manuel. La meilleure raison que l'on puisse donner de cette jurisprudence, c'est qu'il est impossible d'empêcher les dons manuels en raison du caractère fugitif de la chose mobilière. Il est donc préférable que le Droit valide ce qu'il ne saurait empêcher » (Jean Carbonnier, Cours d'enregistrement, 1956-1957).

5 Une taxation au titre des droits de mutation à titre gratuit ne peut donc être opérée si l'intention libérale n'est pas rapportée (Cass. com., 24 octobre 2000, n° 97-21.594).

6 François Fruleux, op. cit., n° 4. Ces droits étaient calculés d'après des taux proportionnels, dépendant à la fois des liens de parenté existant entre le donateur et les bénéficiaires de la mutation, et de la nature mobilière ou immobilière du bien transmis (Rapport d'information n° 65 [Sénat – 2002-2003] fait au nom de la commission des finances sur la fiscalité des mutations à titre gratuit par M. Philippe Marini, 20 novembre 2002, p. 56).

7 Décret n° 50-481 du 6 avril 1950 portant refonte et codification des décrets en Conseil d'État pris pour l'application du code général des impôts.

8 Loi n° 91-1322 du 30 décembre 1991 de finances pour 1992, art. 15.

9 Le Parlement a déjà été amené à débattre de propositions visant à « rendre obligatoire la déclaration à l'administration fiscale de l'ensemble des dons manuels, ce qui n'est actuellement pas le cas » (Rapport d'information n° 1802 [Assemblée nationale – XIe législature] fait au nom de la commission des finances sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales par M. Jean-Pierre Brard, enregistré le 8 septembre 1999, p. 375).

10 Cass. civ. 1re, 3 décembre 1985, n° 84-13.087, Bull. civ. I n° 327. Voir aussi, Cass. com., 10 octobre 2000, n° 97-21.591, Bull. civ. IV, n° 152 : « la date à laquelle le don manuel a été réalisé est sans incidence sur l'imposition au droit de donation dont le fait générateur est constitué soit par l'acte renfermant la déclaration de ce don par le donataire ou ses représentants, soit par la reconnaissance judiciaire du don, soit par sa révélation à l'Administration ».

11 En soi, le silence gardé par le bénéficiaire d'un don manuel n'est donc pas constitutif d'une fraude fiscale.

12 À ces hypothèses prévues par l'article 787 du CGI, il faut ajouter celle du rapport fiscal prévue par l'article 784 du même code, en vertu duquel « Les parties sont tenues de faire connaître, dans tout acte constatant une transmission entre vifs à titre gratuit et dans toute déclaration de succession, s'il existe ou non des donations antérieures consenties à un titre et sous une forme quelconque par le donateur ou le défunt aux donataires, héritiers ou légataires ». Le cas échéant, cette obligation peut conduire à soumettre à imposition les biens qui ont fait l'objet de donations dans les quinze années qui précèdent, pour celles de ces donations qui n'auraient pas déjà été sujettes aux DMTG.

13 Frédéric Douet, Précis de droit fiscal de la famille, 19e éd., LexisNexis, 2020, n° 2716, p. 856.

14 Cass. com., 12 octobre 2010, n° 09-70.337, Bull. civ. IV, n° 153.

15 BOI-ENR-DMTG-20-10-20-10.

16 Le législateur est intervenu sur ce point après que la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France la même année sur le fondement de l'article 9 de la Convention, au motif notamment que « l'imprécision de la notion de révélation contenue dans l'article 757 ne pouvait, en l'état du droit positif de l'époque, conduire la requérante à envisager que la simple présentation de sa comptabilité constituerait une telle révélation » et que « la notion de révélation telle qu'interprétée en l'espèce a fait dépendre la taxation des dons manuels de la réalisation du contrôle fiscal, ce qui implique nécessairement une part d'aléa et donc une imprévisibilité dans l'application de la loi fiscale ». La Cour en a conclu, dans cette affaire, que la requérante n'avait pas été à même de prévoir à un degré raisonnable les conséquences pouvant résulter des offrandes qu'elle percevait et de la présentation de sa comptabilité à l'administration fiscale, de sorte que la qualification de « révélation » donnée pour la première fois à cette procédure de contrôle constituait une ingérence injustifiée au regard de l'article 9 de la Convention (CEDH, 30 juin 2011, Association des Témoins de Jéhovah c. France, req. n° 8916/05, § 70). La Cour de cassation a d'abord mis sa jurisprudence en conformité avec cette position, avant de prendre finalement acte du changement de législation intervenu pour neutraliser l'effet de la condamnation européenne (Cass. com., 4 mars 2020, n° 18-11.120).

17 Rapport n° 3503 (Assemblée nationale – XIIIe législature) fait au nom de la commission des finances sur le projet de loi de finances rectificative pour 2011 par M. Gilles Carrez, enregistré le 1er juin 2011, p. 145.

18 Rapport n° 620 (Sénat – 2011-2011) fait au nom de la commission des finances sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, de finances rectificative pour 2011 par M. Philippe Marini, enregistré le 15 juin 2011, p. 175.

19 Rapport n° 3503 précité. Prenant l'exemple d'une succession au bénéfice de deux enfants, dont l'un aurait reçu il y a vingt ans un don manuel d'un million de francs lui ayant permis d'acheter un appartement à Paris et qu'il n'aurait pas révélé, il poursuivait en ces termes : « Alors que l'appartement vaut désormais beaucoup plus cher, au moment du règlement de la succession ce don ne sera, en l'état du droit, taxé qu'à hauteur de sa valeur initiale. Cet amendement est donc destiné à limiter une forme d'évasion fiscale ».

20 Outre les considérations de lutte contre la fraude ou l'évasion fiscales, le rapporteur de cette loi à l'Assemblée nationale justifiait cette règle par le fait que « Les dons manuels qui ne sont pas révélés échappent à toute fiscalisation. Et quand ils le sont, leur révélation au moment de la succession peut provoquer la zizanie dans la famille. Une difficulté peut par exemple survenir quand le don a bénéficié aux petits-enfants du donateur, car ces derniers ne sont pas partie prenante à la succession » (Rapport n° 3503 précité de M. Gilles Carrez).

21 Ces dispositions ont été rendues applicables aux dons manuels consentis à compter du 31 juillet 2011.

22 Les abattements et le tarif des droits dépendent du lien entre donateur et le donataire : ligne directe, époux, partenaire lié par un PACS, collatéral ou non parent (le taux varie, par tranches, entre 5 et 60 %).

23 Ces dispositions s'appliquent aux dons révélés spontanément à compter du 31 juillet 2011 (quelle que soit la date de réalisation du don).

24 L'article 150 VL du CGI permet au contribuable de demander à être imposé selon le régime général des plus-values mobilières, plutôt que de se voir appliquer la taxe forfaitaire sur la cession et l'exportation d'objets précieux, à la condition qu'il puisse justifier de la date et du prix d'acquisition initial du bien.

25 Devant lequel le requérant avait posé une première QPC visant à contester la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du premier alinéa de l'article 757 du CGI.

26 Voir récemment la décision n° 2021-907 QPC du 14 mai 2021, M. Stéphane R. et autre (Impossibilité de déduire la pension versée à un descendant mineur pris en compte dans la détermination du quotient familial du débiteur), paragr. 12.

27 Ibid., paragr. 5.

28 Olivier Fouquet, « Le Conseil constitutionnel et le principe d'égalité devant l'impôt », Nouv. Cah., Cons. const., 2011, p. 7.

29 Décision n° 2016-563 QPC du 16 septembre 2016, M. Dominique B. (Date d'évaluation de la valeur des droits sociaux des associés cédants, retrayants ou exclus), paragr. 11. Voir aussi, en matière de cotisations sociales, décision n° 2018-767 QPC du 22 février 2019, Société ODDO BHF (Exclusion de l'assiette des cotisations sociales des actions attribuées gratuitement), paragr. 18.

30 Décision n° 2021-907 QPC précitée, paragr. 8. Voir aussi la décision n° 2014-456 QPC du 6 mars 2015, Société Nextradio TV (Contribution exceptionnelle sur l'impôt sur les sociétés – seuil d'assujettissement), cons. 8.

31 Décision n° 2017-758 DC du 28 décembre 2017, Loi de finances pour 2018, paragr. 59.