• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2021-831 DC

13/06/2023

 

Définitivement adoptée le 24 novembre 2021, la loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques a été transmise au Conseil constitutionnel le 25 novembre 2021 par le Premier ministre, en application du cinquième alinéa de l'article 46 et du premier alinéa de l'article 61 de la Constitution.

 

Cette loi organique a été prise sur le fondement des dix-huitième1, dix-neuvième2, vingt-et-unième3 et vingt-deuxième4 alinéas de l'article 34 de la Constitution, ainsi que du premier alinéa de ses articles 475 et 47-16.

 

Elle comporte trente-trois articles répartis en trois titres.

 

Par sa décision n° 2021-831 DC du 23 décembre 2021, le Conseil constitutionnel a partiellement censuré son article 26 qui modifiait l'article 57 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (dite « LOLF »), afin notamment de permettre au président et au rapporteur des commissions des finances des deux chambres parlementaires, ainsi qu'aux agents publics désignés par eux, d'accéder à des informations relevant de la statistique publique ou recueillies par l'administration fiscale.

 

En outre, le Conseil a, sous des réserves d'interprétation, jugé conformes à la Constitution l'article 1er K et l'article 61 de la LOLF, ainsi que les articles 7, 17, 20, 23, 25 et 27 de la loi déférée. Les autres dispositions de la loi organique ont été déclarées conformes à la Constitution.

 

Le présent commentaire porte uniquement sur l'article 26 de la loi organique.

 

I. – Présentation de l'article 26

 

* L'article 57 de la loi organique du 1er août 2001 précitée s'insère dans le second chapitre de son titre V dédié à l'information et au contrôle du Parlement sur les finances publiques.

 

Son premier alinéa confie au président, au rapporteur général et, dans leurs domaines d'attributions, aux rapporteurs spéciaux des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances, ainsi qu'à certains membres de ces commissions, la mission de suivre et contrôler l'exécution des lois de finances et de procéder à « l'évaluation de toute question relative aux finances publiques ».

 

À cette fin, « ils procèdent à toutes investigations sur pièces et sur place, et à toutes auditions qu'ils jugent utiles ».

 

Son deuxième alinéa ajoute que doivent leur être fournis tous les renseignements et documents d'ordre financier et administratif qu'ils demandent, « réserve faite des sujets à caractère secret concernant la défense nationale et la sécurité intérieure ou extérieure de l'État et du respect du secret de l'instruction et du secret médical ».

 

* L'article 26 de la loi organique déférée prévoyait notamment que « En vue de l'évaluation des conséquences, notamment financières, des dispositions relevant du domaine des lois de finances ainsi que de la réalisation des travaux prévus à la première phrase du premier alinéa du présent article, le président et le rapporteur général des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances ainsi que les agents publics qu'ils désignent conjointement à cet effet sont habilités à accéder à l'ensemble des informations qui relèvent de la statistique publique ainsi qu'à celles recueillies à l'occasion des opérations de détermination de l'assiette, de contrôle, de recouvrement ou de contentieux des impôts, droits, taxes et redevances et qui sont, le cas échéant, couvertes par le secret statistique ou fiscal. L'accès à ces informations s'effectue dans des conditions préservant la confidentialité des données. Les travaux issus de l'exploitation de ces données ne peuvent en aucun cas faire état des personnes auxquelles elles se rapportent ni permettre leur identification. Les modalités d'application du présent alinéa sont fixées par décret pris après avis du Conseil d'État ». 

 

Issu d'un amendement de MM. Jean-François HUSSON et Claude RAYNAL adopté en séance publique en première lecture par le Sénat contre l'avis du Gouvernement7, cette disposition visait initialement à « pose[r] le principe d'un accès aux données de l'administration fiscale pour l'accomplissement des missions de législation, de contrôle et d'évaluation de la commission des finances ».

 

Les informations auxquelles ces dispositions donnaient accès ainsi que le champ des personnes habilitées à en disposer ont toutefois été étendus en commission mixte paritaire, ce qui a suscité des réserves de certains parlementaires.

 

Ainsi, Mme Valérie RABAULT a fait valoir « Je reste cependant très critique sur l'article [26], qui autorise les présidents de commission et les rapporteurs généraux à déléguer à des agents publics le recueil des données fiscales. Attention, la question est très sensible, il ne faut pas saper la confiance dans la confidentialité des données fiscales. Lorsque le président d'une commission des finances ou un rapporteur général se déplace à Bercy, on le reconnaît, on n'a guère de doute sur la personne à qui l'on donne accès aux données fiscales, mais il en est autrement face à une personne qui a reçu délégation. […] / L'article [26] ne prend pas suffisamment de garanties, et je préférerais que l'accès à ces données soit restreint aux deux présidents de commissions des finances et aux deux rapporteurs généraux »8.

 

De même, M. Charles de COURSON a pu affirmer : « je vous ai également alertés sur le risque d'inconstitutionnalité de la nouvelle rédaction de l'article [26]. Celui-ci entend confier une partie des pouvoirs de contrôle et d'évaluation des présidents et des rapporteurs généraux des commissions des deux chambres à certains "agents publics" désignés. Il ne me paraît pas souhaitable de retenir une telle rédaction : ces pouvoirs régaliens ne devraient pas être délégués. Notre groupe attend donc avec intérêt la décision qui sera rendue par le Conseil constitutionnel, les lois organiques lui étant soumises d'office sans saisine préalable »9.

 

II. – La jurisprudence constitutionnelle

* Aux termes de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ». La liberté proclamée par cet article implique le respect de la vie privée10.

 

Le Conseil constitutionnel a eu l'occasion, à plusieurs reprises, d'examiner la conformité à ces exigences de dispositions instituant au profit des agents de certaines autorités administratives le droit d'accéder à des données à caractère personnel.

 

Ainsi, dans sa décision n° 2011-626 DC du 29 mars 2011, saisi de la loi organique relative au Défenseur des droits, il a déclaré conforme à la Constitution l'article  20 de ce texte instaurant un régime de communication des informations et pièces utiles à l'exercice de sa mission par le Défenseur des droits11.

 

Dans sa décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015, le Conseil a également eu à connaître du droit de communication reconnu aux agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui portait spécifiquement sur les livres, factures et autres documents professionnels d'un avocat. Le Conseil a relevé, d'une part, que ces investigations avaient pour seul objet de déterminer l'existence d'un manquement à l'obligation pour un avocat de conclure une convention d'honoraires avec ses clients. D'autre part, il a constaté que ces investigations devaient être conduites « dans le respect du secret professionnel […] lequel dispose que les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères à l'exception pour ces dernières de celles portant la mention "officielle", les notes d'entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier entre l'avocat et son client sont couvertes par le secret professionnel ». Il a conclu que les dispositions contestées ne méconnaissaient pas les droits de la défense et ne portaient pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée12.

 

Le Conseil a également été saisi du droit de communication reconnu aux agents de l'Autorité de la concurrence, portant sur les livres, factures et autres documents professionnels appartenant à une entreprise ou un commerçant faisant l'objet d'une enquête, qu'il a jugé conforme à la Constitution dans sa décision n° 2016-552 QPC du 8 juillet 201613. Répondant plus particulièrement au grief tiré de la méconnaissance du droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances, le Conseil constitutionnel, pour l'écarter, s'est notamment attaché à la nature particulière des documents dont la communication est demandée, documents professionnels ou de travail, et sur le fait que les dispositions en cause ne permettaient pas d'exiger la communication de documents protégés par le droit au respect de la vie privée ou le secret professionnel.

 

* Plus récemment, s'agissant de données médicales qu'il considère comme particulièrement sensibles,  le Conseil constitutionnel a censuré, dans sa décision n° 2021-917 QPC du 11 juin 2021, des dispositions qui autorisaient des services administratifs à se faire communiquer par des tiers les données médicales d'un agent sollicitant l'octroi d'un congé pour invalidité temporaire imputable au service, afin de s'assurer que l'agent public remplit les conditions fixées par la loi pour l'octroi de ce congé. Pour ce faire, le Conseil a notamment relevé que le champ des agents habilités à recevoir la communication de ces données médicales était peu déterminé. Il a relevé que la notion de « services administratifs » retenue par législateur permettait que, « en fonction de l'organisation propre aux administrations, ces renseignements médicaux [soient] susceptibles d'être communiqués à un très grand nombre d'agents »14. Le Conseil constitutionnel a, par ailleurs, considéré que cet accès aux renseignements médicaux était d'autant plus large que la désignation des agents pouvant en demander la communication n'était « subordonnée à aucune habilitation spécifique » et que ces demandes n'étaient « soumises à aucun contrôle particulier ». En outre, « les dispositions contestées permett[ai]ent que ces renseignements soient obtenus auprès de toute personne ou organisme »15, sans autre précision.

 

De même, dans sa décision n° 2021-828 DC du 9 novembre 2021, le Conseil a censuré les dispositions de l'article 9 de la loi portant diverses dispositions de vigilance sanitaire qui visaient à permettre aux directeurs des établissements d'enseignement scolaire d'accéder à des informations médicales relatives aux élèves et à procéder à leur traitement. À cette occasion, il a notamment relevé que ces dispositions autorisaient l'accès à ces données à caractère personnel et leur traitement tant aux directeurs de ces établissements qu'aux personnes spécialement habilitées à cet effet par ces derniers. Il en a déduit que les informations médicales en cause étaient susceptibles d'être communiquées à un grand nombre de personnes, dont l'habilitation n'était subordonnée à aucun critère ni assortie d'aucune garantie relative à la protection du secret médical16.

 

III. – Application à l'espèce

 

Le Conseil constitutionnel a examiné à l'aune du droit au respect de la vie privée les dispositions de l'article 26 étendant les prérogatives de contrôle reconnues au président et au rapporteur des commissions des finances de chaque assemblée, ainsi qu'aux agents publics désignés par eux.

 

Après avoir rappelé que, « Pour être conformes à la Constitution, les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mises en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif » (paragr. 90), il a constaté que ces dispositions permettaient à ces autorités et agents d'accéder à l'ensemble des informations qui relèvent de la statistique publique ainsi qu'à celles recueillies à l'occasion des opérations de détermination de l'assiette, de contrôle, de recouvrement ou de contentieux des impôts, droits, taxes et redevances et qui sont, le cas échéant, couvertes par le secret statistique ou fiscal. Pour fonder le contrôle opéré à cet égard, le Conseil a relevé que « Les données susceptibles d'être communiquées dans ce cadre peuvent comporter des informations de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes intéressées » (paragr. 91).

 

Le Conseil constitutionnel s'est alors assuré de l'objectif poursuivi par le législateur organique. Il a constaté, en premier lieu, qu'« en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu renforcer les pouvoirs conférés aux commissions des finances de chaque assemblée pour le contrôle de l'exécution des lois de finances et l'évaluation de toute question relative aux finances publiques » (paragr. 92). Le Conseil en a déduit que ces dispositions visaient ainsi à mettre en œuvre, conformément au premier alinéa de l'article 47 de la Constitution, les procédures d'information et de contrôle sur la gestion des finances publiques nécessaires à un vote éclairé du Parlement sur les projets de lois de finances (même paragr.).

 

Puis, s'attachant à la proportionnalité de l'atteinte portée au droit au respect de la vie privée par ces dispositions, le Conseil a relevé, en deuxième lieu, que les informations communiquées ne pouvaient déroger au secret de l'instruction et au secret médical. Il a également constaté que « l'accès à ces informations s'effectue dans des conditions préservant leur confidentialité et les travaux issus de leur exploitation ne peuvent en aucun cas faire état des personnes auxquelles elles se rapportent ni permettre leur identification » (paragr. 93).

 

En dernier lieu, toutefois, le Conseil constitutionnel a considéré que le champ des personnes autorisées à accéder à de telles informations avait été défini d'une manière trop large par le législateur organique.

 

Si rien ne faisait obstacle à ce que le législateur organique ouvre ce droit d'accès au président et au rapporteur des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances, eu égard à leurs fonctions (paragr. 94), le Conseil a jugé que ce dernier « ne pouvait en revanche, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée, prévoir que ce droit puisse être ouvert dans les mêmes conditions à "tous les agents publics qu'ils désignent conjointement à cet effet" » (même paragr.).

 

Dans la mesure où cet aspect du dispositif était le seul qui ne satisfaisait pas aux exigences constitutionnelles, le Conseil a prononcé une censure limitée aux mots « ainsi que les agents publics qu'ils désignent conjointement à cet effet » figurant à la première phrase du second alinéa du 2° de l'article 26 de la loi déférée. Le reste de cet article a été déclaré conforme à la Constitution.

 

_______________________________________

1 « Les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l'État, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».

2 « Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».

3 « Les orientations pluriannuelles des finances publiques sont définies par des lois de programmation. Elles s'inscrivent dans l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques ».

4 « Les dispositions du présent article pourront être précisées et complétées par une loi organique ». Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel juge que des dispositions de nature organique peuvent être prises pour fixer le cadre des lois de programmation relatives aux orientations pluriannuelles des finances publiques (décision n° 2012-658 DC du 13 décembre 2012, Loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, cons. 8).

5 « Le Parlement vote les projets de loi de finances dans les conditions prévues par une loi organique ».

6 « Le Parlement vote les projets de loi de financement de la sécurité sociale dans les conditions prévues par une loi organique ».

7 Amendement n° 80, http://www.senat.fr/amendements/2020-2021/832/Amdt_80.html.

8 Rapport de M. Jean-François Husson (n° 150, Sénat) et M. Laurent Saint-Martin (n° 4667, Assemblée nationale) fait au nom de la commission mixte paritaire, déposé le 15 novembre 2021.

9 Compte rendu des débats AN – 1ère séance du 18 novembre 2021.

10 Décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, Loi portant création d'une couverture maladie universelle, cons. 45.

11 Décision n° 2011-626 DC du 29 mars 2011, Loi organique relative au Défenseur des droits. L'article 20 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits prévoit à cet égard que « Le Défenseur des droits peut recueillir sur les faits portés à sa connaissance toute information qui lui apparaît nécessaire sans que son caractère secret ou confidentiel puisse lui être opposé, sauf en matière de secret concernant la défense nationale, la sûreté de l'État ou la politique extérieure. Le secret de l'enquête et de l'instruction ne peut lui être opposé. / Les informations couvertes par le secret médical ou par le secret professionnel applicable aux relations entre un avocat et son client ne peuvent lui être communiquées qu'à la demande expresse de la personne concernée. Toutefois, les informations couvertes par le secret médical peuvent lui être communiquées sans le consentement de la personne concernée lorsqu'elles sont relatives à des privations, sévices et violences physiques, sexuelles ou psychiques commis sur un mineur ou une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ».

12 Décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, cons. 63. Voir également, dans la même décision, au sujet des dispositions applicables aux avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, cons. 101.

13 Décision n° 2016-552 QPC du 8 juillet 2016, Société Brenntag (Droit de communication de documents des agents des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence et des fonctionnaires habilités par le ministre chargé de l'économie), paragr. 8 à 10.

14 Décision n° 2021-917 QPC, du 11 juin 2021, Union nationale des syndicats autonomes de la fonction publique (Accès aux données médicales des fonctionnaires lors de l'instruction des demandes de congé pour incapacité temporaire imputable au service), paragr. 8.

15 Ibid., paragr. 9.

16 Décision n° 2021-828 DC du 9 novembre 2021, Loi portant diverses dispositions de vigilance sanitaire, paragr. 39.