• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2020-801 DC

13/06/2023

  

 La loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet a été déférée au Conseil constitutionnel par plus de soixante sénateurs qui contestaient certaines dispositions de ses articles 1er et 7 et ses articles 4, 5 et 8.

 

Dans sa décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les paragraphes I et II de son article 1er et ses articles 4, 5, 7 et 8.

 

Par voie de conséquence ou parce qu'ils étaient inséparables des dispositions déclarées contraires à la Constitution, le Conseil a également déclaré contraires à la Constitution ses articles 3 et 9 et certaines dispositions de ses articles 10, 12, 18 et 19.

 

Par ailleurs, il a censuré d'office les dispositions de son article 11 et certaines dispositions de son article 12 qui avaient été introduites par amendement en première lecture alors que, contrairement à ce qu'exige la seconde phrase du premier alinéa de l'article 45 de la Constitution, qui prohibe les « cavaliers législatifs », elles étaient dépourvues de lien, même indirect, avec celles qui figuraient dans la proposition de loi déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale.

 

Le présent commentaire porte sur les dispositions relatives à l'obligation de retrait en une heure de contenus à caractère terroriste ou pédopornographique imposée aux hébergeurs ou éditeurs d'un service de communication en ligne (paragraphe I de l'article 1er) et à l'obligation de retrait en vingt-quatre heures de contenus manifestement haineux imposée à certains opérateurs de plateforme en ligne (paragraphe II de l'article 1er).

 

I. – Présentation des dispositions contestées

 

A. – Le paragraphe I de l'article 1er : Obligation de retrait en une heure des contenus à caractère terroriste ou pédopornographique

 

* Le paragraphe I de l'article 1er de la loi déférée modifiait l'article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique qui prévoit un dispositif de blocage administratif des adresses électroniques des services de communication au public en ligne comportant des contenus à caractère terroriste ou pédopornographique.

 

– En l'état du droit, ce dispositif de blocage, créé par l'article 4 de la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, se présente tel qu'il a été modifié par l'article 12 de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.

 

La loi du 14 mars 2011 avait prévu, à l'article 6 de la loi du 21 juin 2004, que lorsque les nécessités de la lutte contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs à caractère pornographique relevant de l'article 227-23 du code pénal le justifient, l'autorité administrative notifie aux fournisseurs d'accès à internet les adresses électroniques des services de communication au public en ligne contrevenant aux dispositions de cet article, auxquelles ces personnes doivent empêcher l'accès sans délai. Le manquement à cette obligation était alors puni d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende1.

 

La loi du 13 novembre 2014 a transféré ce dispositif à l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 et lui a apporté plusieurs modifications.

 

En premier lieu, le dispositif de blocage a été étendu aux contenus qui contreviennent aux dispositions de l'article 421-2-5 du code pénal, c'est-à-dire à des contenus qui provoquent directement à la commission d'actes de terrorisme ou en font publiquement l'apologie.

 

En deuxième lieu, la procédure permettant à l'administration de bloquer les adresses électroniques a été modifiée pour prévoir qu'avant de notifier aux fournisseurs d'accès à internet les adresses auxquelles ils doivent empêcher l'accès, l'administration doit demander aux éditeurs ou hébergeurs de retirer les contenus en cause. Ce n'est qu'en l'absence de retrait dans un délai de vingt-quatre heures par ces éditeurs ou hébergeurs que l'administration peut notifier aux fournisseurs d'accès à internet les adresses auxquelles il leur appartient d'empêcher, sans délai, l'accès. L'administration peut également notifier les adresses aux moteurs de recherche et annuaires, afin qu'ils prennent toute mesure utile destinée à faire cesser leur référencement. La procédure de blocage est donc devenue un dispositif subsidiaire ayant vocation à ne s'appliquer qu'en l'absence de réaction de l'éditeur ou de l'hébergeur.

 

En dernier lieu, l'administration doit désormais transmettre ses demandes de retrait à une personnalité qualifiée, désignée en son sein par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Si cette personnalité constate une irrégularité dans les demandes, elle peut à tout moment recommander à l'autorité administrative d'y mettre fin. Si l'autorité administrative ne suit pas cette recommandation, la personnalité qualifiée peut saisir la juridiction administrative compétente, en référé ou sur requête.

 

– Le paragraphe I de l'article 1er de la loi déférée modifiait ce dispositif en prévoyant que les éditeurs et hébergeurs auxquels l'administration adresse une demande de retrait de certains contenus en accusent réception sans délai et sont tenus de retirer ou de rendre inaccessibles les contenus notifiés dans un délai d'une heure. Le manquement à cette obligation était alors puni d'une peine d'un an d'emprisonnement et d'une amende de 250 000 euros (en application de l'article 6 de la loi du 21 juin 2004, lui-même modifié par l'article 6 de la loi déférée).

 

B. – Le paragraphe II de l'article 1er : Obligation de retrait en vingt-quatre heures de contenus manifestement haineux

 

* Le paragraphe II de l'article 1er de la loi déférée introduisait un nouvel article 6-2 au sein de la loi du 21 juin 2004 afin de créer un régime d'obligations spécifiques à certaines catégories d'opérateurs, dont la méconnaissance exposait ceux-ci à des sanctions pénales.

 

Ce régime avait vocation à se cumuler avec les régimes de responsabilité civile et pénale des hébergeurs et fournisseurs d'accès à internet prévus par les 2 et 3 du paragraphe I de l'article 6 de la loi précitée. Conformément à ces dispositifs spécifiques de responsabilité, les hébergeurs ou fournisseurs d'accès à internet « ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si [ils] n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où [ils] en ont eu cette connaissance, [ils] ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible ». En outre, « [ils] ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si [ils] n'avaient pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicites ou si, dès le moment où [ils] en ont eu connaissance, [ils] ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l'accès impossible »2.

 

Le nouveau régime instauré par le paragraphe I de ce nouvel article 6-2 s'appliquait aux opérateurs de plateforme en ligne. Cette notion, définie à l'article L. 111-7 du code de la consommation, correspond aux moteurs de recherche ou aux sites de classement ou de référencement, ainsi qu'aux « plateformes » de mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d'un bien, de la fourniture d'un service ou de l'échange ou du partage d'un contenu, d'un bien ou d'un service. Pour s'en tenir aux opérateurs les plus connus, il s'agit, par exemple, de Facebook, Amazon, Ebay, Leboncoin.fr, Google, Dailymotion, Instagram, Twitter, etc.

 

Dès lors que l'activité sur le territoire français de ces opérateurs dépasse des seuils déterminés par décret, ils étaient « tenus, au regard de l'intérêt général attaché au respect de la dignité humaine, de retirer ou de rendre inaccessible, dans un délai de vingt-quatre heures après notification par une ou plusieurs personnes, tout contenu contrevenant manifestement aux dispositions mentionnées aux cinquième, septième et huitième alinéas de l'article 24, à l'article 24 bis et aux troisième et quatrième alinéas de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, aux articles 222–33, 227–23 et 421–2–5 du code pénal ainsi que, lorsque l'infraction porte sur un contenu à caractère pornographique, à l'article 227–24 du même code ».

 

Ces articles renvoyaient aux infractions d'apologie à la commission de certains crimes ; de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou de provocation à la discrimination à l'égard de ces dernières personnes ; de contestation d'un crime contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; de négation, de minoration ou de banalisation de façon outrancière de l'existence d'un crime de génocide, d'un autre crime contre l'humanité que ceux précités, d'un crime de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou d'un crime de guerre lorsque ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ; d'injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ; de harcèlement sexuel ; de transmission d'une image ou d'une représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ; de provocation directe à des actes de terrorisme ou d'apologie de ces actes ; de diffusion d'un message à caractère pornographique susceptible d'être vu ou perçu par un mineur.

 

Le deuxième alinéa de ce paragraphe I précisait, s'agissant des moteurs de recherche, que ceux-ci « sont tenus [dans le même délai], de retirer les contenus [précédemment] mentionnés de la page de résultats de recherche qu'ils renvoient en réponse à une requête ». Il ne s'agissait donc pas d'une obligation de déréférencement du lien vers le contenu litigieux mais de retrait de la seule mention de ce contenu de la page relative au résultat des recherches.

 

Les trois derniers alinéas de ce paragraphe I, valant pour les deux catégories d'opérateurs, prévoyaient que :

 

- le délai de vingt-quatre heures court à compter de la réception par l'opérateur d'une notification comprenant des éléments mentionnés aux deuxième à avant-dernier alinéas du 5 du paragraphe I de l'article 6 de la loi du 21 juin 20043 (troisième alinéa) ;

- le fait de ne pas respecter l'obligation précédemment définie est puni de 250 000 euros d'amende (quatrième alinéa) ;

- le caractère intentionnel de l'infraction « peut résulter de l'absence d'examen proportionné et nécessaire du contenu notifié » (cinquième et dernier alinéa du paragraphe).

 

Le paragraphe II du nouvel article 6-2 faisait obligation à l'ensemble des opérateurs visés au paragraphe précédent de faire apparaître un message indiquant qu'un contenu avait été retiré en lieu et place de celui-ci (premier alinéa).

 

Il prévoyait également que « Les contenus retirés ou rendus inaccessibles à la suite d'une notification doivent être temporairement conservés par les opérateurs de plateformes pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales, à la seule fin de les mettre à la disposition de l'autorité judiciaire ».

 

Son paragraphe III précisait que « L'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête [à l'ensemble des mêmes opérateurs] toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage occasionné par un contenu [au nombre de ceux précédemment énumérés] ou par le retrait d'un contenu par un opérateur » et ce, soit par la voie du référé prévu par le 8 du paragraphe I de l'article 6 de la loi du 21 juin 20044, soit par le référé conservatoire de droit commun5.

 

Son paragraphe IV habilitait diverses associations, auxquelles la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse donne la faculté d'exercer les droits reconnus à la partie civile, à le faire s'agissant du délit défini à l'avant-dernier alinéa du paragraphe I (c'est-à-dire le non-respect de l'obligation de retrait) « lorsque ce délit porte sur un contenu qui constitue une infraction pour laquelle l'association peut exercer les mêmes droits ».

 

Son paragraphe V érigeait en infraction passible d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende « le fait, pour toute personne, de présenter aux opérateurs [précédemment mentionnés] un contenu ou une activité comme étant illicite […] dans le but d'en obtenir le retrait ou d'en faire cesser la diffusion alors qu'elle sait cette information inexacte ». Il visait à éviter les dénonciations abusives.

 

Enfin, son paragraphe VI permettait à une association reconnue d'utilité publique, déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits et dont l'objet statutaire comporte la protection des enfants, d'agir au nom d'un mineur.

 

 

 

 

II. – Analyse de constitutionnalité

 

A. – La protection constitutionnelle de la liberté d'expression et de communication

 

La protection constitutionnelle de la liberté d'expression et de communication se fonde sur l'article 11 de la Déclaration de 1789, aux termes duquel « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ».

 

La liberté d'expression et de communication s'applique aux services de communication au public en ligne et notamment à internet.

 

* Dès sa décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, le Conseil constitutionnel a jugé sur ce fondement que le droit de libre communication et la liberté de parler, écrire et imprimer constituaient « une liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale »6.

 

Dans sa décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, après avoir rappelé que la liberté d'expression et de communication est « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés », le Conseil a jugé que « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi »7. Ce faisant, il a expressément soumis les atteintes à cette liberté à son degré de contrôle le plus exigeant qui soit, celui du contrôle entier de proportionnalité.

 

Cette même décision a reconnu l'importance, pour l'exercice de cette liberté, des services de communication au public en ligne : « en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services »8. Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel a alors censuré un dispositif de coupure administrative de l'accès à internet de toute personne, notamment depuis son domicile, en cas d'usage non respectueux de la propriété intellectuelle9.

 

Dans sa décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, le Conseil a validé les dispositions, déjà évoquées, qui conféraient à l'autorité administrative le pouvoir de restreindre, pour la protection des utilisateurs d'internet, l'accès à des services diffusant des images de pornographie infantile10. Il a d'abord considéré qu'il « n'a pas un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu'il ne saurait rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé ; qu'en instituant un dispositif permettant d'empêcher l'accès aux services de communication au public en ligne diffusant des images pornographiques représentant des mineurs, le législateur n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation ; qu'en prévoyant que les surcoûts résultant des obligations mises à la charge des opérateurs seraient, s'il y a lieu, compensés, il n'a pas méconnu l'exigence constitutionnelle du bon usage des deniers publics »11. Il a ensuite jugé que « les dispositions contestées ne confèrent à l'autorité administrative que le pouvoir de restreindre, pour la protection des utilisateurs d'internet, l'accès à des services de communication au public en ligne lorsque et dans la mesure où ils diffusent des images de pornographie infantile ; que la décision de l'autorité administrative est susceptible d'être contestée à tout moment et par toute personne intéressée devant la juridiction compétente, le cas échéant en référé ; que, dans ces conditions, ces dispositions assurent une conciliation qui n'est pas disproportionnée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et la liberté de communication garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 »12.

 

Dans sa décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 201813, le Conseil constitutionnel a conclu, sous une réserve d'interprétation, à la conformité à la Constitution de la procédure de référé instituée pour, pendant les trois mois précédant une élection générale, obtenir la cessation de la diffusion de fausses informations sur les services de communication au public en ligne, lorsqu'elles sont de nature à altérer la sincérité du scrutin.

 

Le Conseil a tout d'abord relevé que, en instaurant cette procédure, le législateur a entendu lutter contre le risque que les citoyens soient trompés ou manipulés dans l'exercice de leur vote par la diffusion massive de telles informations sur des services de communication au public en ligne et ainsi entendu assurer la clarté du débat électoral et le respect du principe constitutionnel de sincérité du scrutin, en soulignant que les contenus publiés sur des services de communication au public en ligne se prêtent plus facilement à des manipulations massives et coordonnées en raison de leur multiplicité et des modalités particulières de la diffusion de leurs contenus. Le Conseil a ensuite relevé que le législateur a strictement délimité les informations pouvant faire l'objet de la procédure de référé contestée. D'une part, cette procédure ne peut viser que des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir. Ces allégations ne recouvrent ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples exagérations. Elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective. D'autre part, seule la diffusion de telles allégations ou imputations répondant à trois conditions cumulatives peut être mise en cause : elle doit être artificielle ou automatisée, massive et délibérée14.

 

Toutefois, le Conseil a émis une réserve d'interprétation en jugeant que, compte tenu des conséquences de la procédure, qui peut avoir pour effet de faire cesser la diffusion de certains contenus d'information, les allégations ou imputations mises en cause ne sauraient, sans que soit méconnue la liberté d'expression et de communication, justifier une telle cessation que si leur caractère inexact ou trompeur est manifeste. Il en est de même pour le risque d'altération de la sincérité du scrutin, qui doit aussi être manifeste15.

 

Enfin, il peut être noté que, sans qu'il ait mobilisé explicitement la liberté d'expression, le Conseil constitutionnel s'est, par sa décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, prononcé sur une partie du régime général de responsabilité applicable aux hébergeurs alors institué par le législateur, à savoir celui ouvrant la voie sous certaines conditions à l'engagement de leur responsabilité civile ou pénale à défaut de prompt retrait de contenus illicites. Il n'a admis la conformité de ces dispositions à la Constitution qu'en encadrant l'interprétation de la loi par une réserve selon laquelle ces dispositions « ont pour seule portée d'écarter la responsabilité civile et pénale des hébergeurs dans les deux hypothèses qu'ils envisagent » et « ne sauraient avoir pour effet d'engager la responsabilité d'un hébergeur qui n'a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n'a pas été ordonné par un juge »16.

 

Formellement, cette réserve d'interprétation n'est cependant pas fondée sur la liberté d'expression, ni sur aucun autre droit ou liberté, mais a seulement permis au Conseil constitutionnel de conclure que, ainsi interprétées, les dispositions qui lui étaient soumises « se bornent à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises du 1 de l'article 14 de la directive susvisée sur lesquelles il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de se prononcer » et que, « par suite, les griefs invoqués par les requérants ne peuvent être utilement présentés devant lui »17.

 

* De nombreuses décisions attestent la vigilance du Conseil quant à l'incidence sur la liberté d'expression et de communication de règles de nature pénale.

 

Le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur la possibilité d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication dès lors que ces abus « portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers »18. Toutefois, les peines et délits ainsi instaurés n'échappent pas aux exigences de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité mentionnées ci-dessus.

 

Faisant application de ce triple test de proportionnalité, le Conseil a, dans sa décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 201119, censuré l'interdiction de rapporter la preuve des faits diffamatoires lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix ans. La possibilité de rapporter la preuve de tels faits était une garantie de la liberté d'expression puisqu'elle faisait disparaître le caractère diffamatoire des propos. En l'interdisant, le législateur supprimait donc une garantie. Certes, cette interdiction poursuivait un objectif d'intérêt général de recherche de la paix sociale, mais son caractère général et absolu portait une atteinte à la liberté d'expression qui n'était pas proportionnée à l'objectif poursuivi.

 

Dans sa décision n° 2011-164 QPC du 16 septembre 201120, le Conseil constitutionnel a formulé une réserve d'interprétation encadrant la transposition à internet du régime de « responsabilité en cascade » prévu par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ce régime de responsabilité pénale de plein droit aurait pu, compte tenu en particulier de la possibilité de préserver son anonymat sur internet, entraîner une présomption irréfragable de culpabilité à l'égard des animateurs de sites de discussion en ligne à raison du contenu de messages dont ils n'avaient pas connaissance.

 

Dans sa décision n° 2013-311 QPC du 17 mai 201321, le Conseil constitutionnel a jugé que les formalités strictes prévues par la loi du 29 juillet 1881 pour citer à comparaître un organe de presse en cas d'injure ou de diffamation22 assurent une conciliation qui n'est pas déséquilibrée entre, d'une part, le droit à un recours juridictionnel du demandeur et, d'autre part, la protection constitutionnelle de la liberté d'expression et le respect des droits de la défense.

 

Plus récemment, dans sa décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a formulé des réserves d'interprétation visant à garantir le respect de la liberté d'expression par les dispositions définissant le délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse. L'une de ces réserves prévoit ainsi que « la seule diffusion d'informations à destination d'un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne, ne saurait être regardée comme constitutive de pressions, menaces ou actes d'intimidation au sens des dispositions contestées, sauf à méconnaître la liberté d'expression et de communication. Ces dispositions ne peuvent donc permettre que la répression d'actes ayant pour but d'empêcher ou de tenter d'empêcher une ou plusieurs personnes déterminées de s'informer sur une interruption volontaire de grossesse ou d'y recourir »23. L'autre réserve d'interprétation vise à limiter la répression aux seules personnes, dûment qualifiées ou prétendues telles, auprès desquelles une information est sollicitée. À l'inverse, le Conseil constitutionnel a considéré que ne pouvaient être poursuivies pour entrave ni les personnes interrogées sur leur opinion ni celles auprès desquelles une information était sollicitée, mais qui ne disposaient en la matière d'aucune qualification particulière24.

 

Toujours sur le fondement de la liberté d'expression et de communication, le Conseil, dans les décisions n° 2016–611 QPC du 10 février 2017 et n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, a censuré à deux reprises un délit de consultation habituelle de sites internet terroristes.

 

Dans ces décisions, le Conseil juge que, sur le fondement de l'article 34 de la Constitution – selon lequel la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques –, « il est loisible au législateur d'édicter des règles de nature à concilier la poursuite de l'objectif de lutte contre l'incitation et la provocation au terrorisme sur les services de communication au public en ligne, qui participe de l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de prévention des infractions, avec l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, écrire et imprimer »25.

 

Au titre du contrôle des exigences d'adaptation et de proportionnalité requises en matière d'atteinte à la liberté de communication, et pour s'en tenir à la seconde décision, le Conseil juge que « les dispositions contestées n'imposent pas que l'auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés ait la volonté de commettre des actes terroristes », qu'elles répriment d'une peine de deux ans d'emprisonnement « le seul fait de consulter à plusieurs reprises un service de communication au public en ligne, sans que soit retenue l'intention terroriste de l'auteur de la consultation comme élément constitutif de l'infraction » et que la portée du « motif légitime » autorisant la consultation ne peut être déterminée. Ces dispositions font donc « peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l'usage d'internet pour rechercher des informations » et portent ainsi « une atteinte à l'exercice de la liberté de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée »26.

 

Ainsi, alors que la décision du 10 juin 2009 censurait un dispositif limitant l'accès technique à internet, en permettant la suspension de l'abonnement de l'internaute (voir supra), ces deux décisions nos 2016-611 QPC et 2017-682 QPC étendent la protection constitutionnelle à la consultation de contenus sur internet.

 

* Il ne résulte cependant pas de cette jurisprudence relative à la matière pénale que la liberté d'expression et de communication serait absolue.

 

En témoigne la censure de l'immunité pénale instituée par la loi sur la protection des sources des journalistes dans la décision n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016 : en prévoyant une immunité trop large, le législateur n'avait pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, la liberté d'expression et de communication et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée, le secret des correspondances, les exigences inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs d'infractions et la prévention des atteintes à l'ordre public27.

 

Telle est aussi la conclusion que permet de dégager la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la répression pénale de la négation des crimes les plus graves.

 

Certes, dans sa décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, le Conseil constitutionnel a censuré une infraction sanctionnant la contestation de l'existence de génocides reconnus par la loi, au motif qu'« en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication »28.

 

Mais, rappelant que, sur le fondement de l'article 34 de la Constitution, « il est loisible au législateur d'édicter des règles concernant l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d'écrire et d'imprimer » et qu' « il lui est également loisible, à ce titre, d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers », le Conseil constitutionnel a admis, par sa décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016 relative au délit de contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité, la possibilité pour le législateur d'incriminer la contestation de l'existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale, qualifiés de crimes contre l'humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale. Il a notamment relevé que ces dispositions visent à lutter contre certaines manifestations particulièrement graves d'antisémitisme et de haine raciale et, dans la mise en œuvre du triple test de proportionnalité évoqué précédemment, que cette incrimination n'avait « ni pour objet ni pour effet d'interdire les débats historiques »29.

 

En revanche, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, a censuré d'office l'infraction réprimant la négation, la minoration ou la banalisation de façon outrancière de certains crimes de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de réduction en esclavage ou crimes de guerre, lorsque cette négation, cette minoration ou cette banalisation constituent une incitation à la violence ou à la haine par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale30. Il a notamment relevé qu'un des éléments constitutifs de ce délit reposait sur la qualification de crime ou de délit des faits niés, minorés ou banalisés, alors qu'aucune juridiction ne s'était prononcée sur ce point. Or, il a estimé que ceci revenait à faire peser une incertitude sur la licéité d'actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l'objet de débats historiques « qui ne satisfait pas à l'exigence de proportionnalité qui s'impose s'agissant de l'exercice de la liberté d'expression ».

 

Plus récemment, saisi des dispositions organisant la répression pénale de l'apologie du terrorisme, le Conseil constitutionnel les a déclarées conformes à la Constitution dans sa décision n° 2018–706 QPC du 18 mai 2018. Il a jugé, en premier lieu, que « le législateur a entendu prévenir la commission de tels actes [de terrorisme] et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge d'actes ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. Ce faisant, le législateur a poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions, dont participe l'objectif de lutte contre le terrorisme ». En second lieu, l'atteinte portée à la liberté d'expression et de communication était nécessaire, adaptée et proportionnée à un tel objectif. À cet égard, le Conseil a relevé, d'une part, que « l'apologie publique, par la large diffusion des idées et propos dangereux qu'elle favorise, crée par elle-même un trouble à l'ordre public. Le juge se prononce en fonction de la personnalité de l'auteur de l'infraction et des circonstances de cette dernière, notamment l'ampleur du trouble causé à l'ordre public ». Il a jugé, d'autre part, que « les faits incriminés sont précisément définis et ne créent pas d'incertitude sur la licéité des comportements susceptibles de tomber sous le coup du délit ». Il a considéré, enfin, que « si, en raison de son insertion dans le code pénal, le délit contesté n'est pas entouré des garanties procédurales spécifiques aux délits de presse prévues par la loi du 29 juillet 1881 […], les actes de terrorisme dont l'apologie est réprimée sont des infractions d'une particulière gravité susceptibles de porter atteinte à la vie ou aux biens »31.

 

* Il se dégage de cet exposé jurisprudentiel que l'appréciation de la proportionnalité de l'atteinte portée à la liberté d'expression tient compte de la certitude ou, au contraire, de l'incertitude quant à la licéité du comportement ou du message susceptible d'être réprimé. Plus la qualification juridique des messages ou comportement visés est susceptible de donner lieu à débat, appréciation ou controverse, plus le risque est grand que l'atteinte soit jugée disproportionnée.

 

B. – L'application à l'espèce

 

1. Sur le paragraphe I de l'article 1er

 

Les sénateurs requérants contestaient ces dispositions en faisant notamment valoir qu'elles portaient une atteinte à la liberté d'expression et de communication disproportionnée en raison de l'absence de garanties suffisantes.

 

Le Conseil a rappelé que le droit à la libre communication des pensées et des opinions, proclamé par l'article 11 de la Déclaration de 1789, implique la liberté d'accéder aux services de communication au public en ligne. À cette occasion, et pour la première fois, le Conseil a expressément ajouté que ce droit impliquait également la liberté de s'exprimer au moyen de ces services de communication au public en ligne. Il a ainsi légèrement modifié son paragraphe de principe en affirmant, à propos du droit à la libre communication des pensées et des opinions, qu'« en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services et de s'y exprimer » (paragr. 4).

 

Il a ensuite rappelé plus classiquement que, sur le fondement de l'article 34 de la Constitution, qui lui donne compétence pour fixer les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, le législateur peut instituer des dispositions destinées à faire cesser des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers. Toutefois, les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi (paragr. 5).

 

Puis, examinant les dispositions contestées, le Conseil constitutionnel a admis que l'objectif poursuivi par le législateur était de nature à justifier l'adoption de mesures susceptibles de restreindre l'exercice de la liberté d'expression et de communication. Il a ainsi reconnu que « la diffusion d'images pornographiques représentant des mineurs, d'une part, et la provocation à des actes de terrorisme ou l'apologie de tels actes, d'autre part, constituent des abus de la liberté d'expression et de communication qui portent gravement atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». Le Conseil a ensuite considéré qu'en imposant aux éditeurs et hébergeurs de retirer, à la demande de l'administration, les contenus que cette dernière estime contraires aux articles 227–23 et 421-2-5 du code pénal, le législateur a entendu faire cesser de tels abus (paragr. 6).

 

Cependant, le Conseil a considéré que, en dépit de la pertinence de l'objectif poursuivi, les dispositions contestées portaient à la liberté d'expression une atteinte qui n'était pas adaptée, nécessaire et proportionnée.

 

Le Conseil a tout d'abord constaté que la détermination du caractère illicite des contenus ne reposait pas sur leur caractère manifeste et qu'elle était soumise à la seule appréciation de l'administration. Ainsi, en visant des contenus dont le caractère illicite n'apparaît pas manifestement et peut être sujet à débat, les dispositions censurées permettaient que soient retirés des contenus en réalité licites. Par ailleurs, l'appréciation sur ce point de l'administration ne présentait pas à cet égard une garantie suffisante32.

 

Le Conseil a ensuite constaté que le délai d'une heure laissé à l'éditeur ou l'hébergeur pour déférer à la demande de l'administration ne lui permettait pas, même en contestant en référé cette demande, d'en faire examiner la légalité avant de devoir y déférer, sous peine d'une lourde sanction pénale pouvant atteindre un an d'emprisonnement et 250 000 euros d'amende33.

 

Le Conseil en a conclu que les dispositions contestées méconnaissaient la liberté d'expression et de communication.

 

2. Sur le paragraphe II de l'article 1er

 

Les sénateurs requérants contestaient le paragraphe II de l'article 1er au regard de plusieurs exigences constitutionnelles. Ils soutenaient notamment que le délit institué par ce paragraphe, qui sanctionne l'absence de retrait des contenus incriminés, était contraire à la liberté d'expression et de communication. À ce titre, ils faisaient valoir que l'atteinte portée à cette liberté n'était pas nécessaire dès lors qu'il existe de nombreuses dispositions législatives permettant de prévenir et de réprimer la diffusion de tels propos. Selon eux, cette atteinte était également disproportionnée dans la mesure où la brièveté du délai laissé aux opérateurs pour procéder à ce retrait, couplée à la difficulté pour eux de déterminer si des propos sont ou non manifestement illicites, risquait de les inciter à retirer tout contenu signalé comme potentiellement illicite.

 

Le Conseil constitutionnel a examiné la constitutionnalité du paragraphe II de l'article 1er au regard des exigences de la liberté de communication et d'expression dont la portée était rappelée aux paragraphes 4 et 5 de sa décision.

 

Dans le cadre de cet examen, comme pour les dispositions contestées du paragraphe I, le Conseil constitutionnel s'est d'abord attaché à rechercher l'objectif poursuivi par le législateur lors de l'adoption du délit prévu au paragraphe II, afin de déterminer si celui-ci était de nature à justifier l'adoption de mesures restrictives de la liberté d'expression. Il a ainsi admis que, en adoptant ces dispositions, « le législateur a voulu prévenir la commission d'actes troublant gravement l'ordre public et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge de tels actes. Il a ainsi entendu faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers » (paragr. 13.).

 

Le seul fait de rechercher à faire cesser des abus de la liberté d'expression ne suffisait toutefois pas à assurer la constitutionnalité de la mesure. Il revenait ensuite au Conseil constitutionnel de vérifier si l'atteinte à cette liberté résultant des dispositions contestées était nécessaire, adaptée et proportionnée.

 

Or, le Conseil a relevé, en premier lieu, que l'obligation de retrait prévue par les dispositions contestées « s'impose à l'opérateur dès lors qu'une personne lui a signalé un contenu illicite en précisant son identité, la localisation de ce contenu et les motifs légaux pour lesquels il est manifestement illicite ». Ainsi, au regard de ces conditions simples de signalement, le dispositif adopté par le législateur reposait sur une possibilité très large de saisine des opérateurs. Aucun mécanisme de filtre n'était prévu ni aucune autre condition que la conviction du signalant d'être face à un contenu manifestement illicite. Cela signifiait donc que chaque opérateur pouvait être saisi d'un nombre important de signalements et qu'il lui incombait d'examiner systématiquement tous les contenus signalés afin de ne pas risquer d'être sanctionné pénalement (paragr. 14.).

 

Or, et c'est le deuxième élément du raisonnement du Conseil constitutionnel, cette obligation d'examen pouvait se révéler complexe pour l'opérateur. En effet, si le législateur avait prévu que seuls les contenus manifestement illicites devaient être retirés par les opérateurs de plateforme en ligne, il avait en revanche retenu de multiples qualifications pénales justifiant ce retrait. En outre, l'examen devant être réalisé par l'opérateur ne devait pas se limiter au motif indiqué dans le signalement mais s'étendait à l'ensemble des incriminations pénales précitées. Le Conseil en a conclu qu'« Il revient en conséquence à l'opérateur d'examiner les contenus signalés au regard de l'ensemble [des infractions mentionnées], alors même que les éléments constitutifs de certaines d'entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s'agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d'énonciation ou de diffusion des contenus en cause » (paragr. 15).

 

Cette obligation d'examen était également rendue plus rigoureuse en raison du délai de vingt-quatre heures que la loi déférée imposait aux opérateurs de plateforme en ligne pour retirer les propos illicites. À ce titre, le Conseil a relevé que, « compte tenu des difficultés précitées d'appréciation du caractère manifeste de l'illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref » (paragr. 16).

 

Le Conseil constitutionnel a également relevé que le législateur n'avait prévu aucune disposition permettant à un opérateur de s'exonérer de sa responsabilité pénale en raison de circonstances qui auraient rendu son examen de propos signalés particulièrement difficile ou impossible dans le délai de vingt-quatre heures (paragr. 17). S'il résultait des travaux parlementaires que le législateur avait entendu prévoir, au dernier alinéa du paragraphe I du nouvel article 6-2, une cause exonératoire de responsabilité pour les opérateurs de plateforme en ligne selon laquelle « Le caractère intentionnel de l'infraction […] peut résulter de l'absence d'examen proportionné et nécessaire du contenu notifié », le Conseil constitutionnel a estimé que celle-ci n'était « pas rédigée en des termes permettant d'en déterminer la portée » (même paragr.). Selon l'exposé sommaire de l'amendement à l'origine de cette disposition, introduite en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, celle-ci devait permettre « de tenir compte du cas, envisagé par la Commission européenne dans ses observations sur le texte, où la nature du contenu nécessite une évaluation de son contexte plus conséquente, qui ne peut pas raisonnablement être effectuée dans le délai de 24 heures, ou de l'hypothèse dans laquelle le contenu ne doit pas être retiré car il a pour vocation de dénoncer un propos haineux »34. Ce point d'interprétation avait toutefois fait l'objet d'un désaccord entre les deux assemblées, le rapporteur de la commission des lois du Sénat estimant que « La rédaction choisie, à l'inverse de ce que soutient la rapporteure de l'Assemblée nationale, élargit encore plus les cas d'engagement de la responsabilité pénale des plateformes, puisque l'infraction pourra désormais explicitement être constituée même en cas de simple négligence »35. S'agissant d'un texte pénal, dont l'interprétation par le juge doit être stricte en application de l'article 111-4 du code pénal, la rédaction adoptée ne permettait en tout état de cause pas de conclure à l'existence d'une cause d'exonération spécifique pour les opérateurs.

Enfin, le Conseil constitutionnel a constaté que « le fait de ne pas respecter l'obligation de retirer ou de rendre inaccessibles des contenus manifestement illicites est puni de 250 000 euros d'amende » et que « la sanction pénale est encourue pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition » (paragr. 18).

Le Conseil a conclu de ces différents éléments que, « compte tenu des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée » (paragr. 19).

L'atteinte à la liberté d'expression et de communication ne résultait donc pas de ce que des propos illicites devaient être retirés par les opérateurs de plateforme en ligne, mais de ce que le dispositif retenu par le législateur ne pouvait que conduire à entraîner également le retrait de propos licites au seul motif qu'ils ont fait l'objet d'un signalement.

Le Conseil constitutionnel a en conséquence déclaré contraire à la Constitution le paragraphe II de l'article 1er.

 

 

 

 

 

_______________________________________

1 Le Conseil a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution dans sa décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, voir infra.

2 Ces dispositions sont elles-mêmes modifiées par l'article 17 de la loi déférée qui insère le mot « manifestement », après les mots « leur caractère » et remplace les mots « de l'activité ou de l'information illicites » par les mots « du caractère manifestement illicite de l'activité ou de l'information ».

3 Il s'agit des informations suivantes :

– si le notifiant est une personne physique : ses nom, prénom, adresse électronique ; si le notifiant est une personne morale : sa forme sociale, sa dénomination sociale, son adresse électronique ; si le notifiant est une autorité administrative : sa dénomination et son adresse électronique. Ces conditions sont réputées satisfaites dès lors que le notifiant est un utilisateur inscrit du service de communication au public en ligne en cause, qu'il est connecté au moment de procéder à la notification et que l'opérateur a recueilli les éléments nécessaires à son identification ;

– la description du contenu litigieux, sa localisation précise et, le cas échéant, la ou les adresses électroniques auxquelles il est rendu accessible ; ces conditions sont réputées satisfaites dès lors que le service de communication au public en ligne permet de procéder précisément à cette notification par un dispositif technique directement accessible depuis ledit contenu litigieux ;

– les motifs légaux pour lesquels le contenu litigieux devrait être retiré ou rendu inaccessible ; cette condition est réputée satisfaite dès lors que le service de communication au public en ligne permet de procéder à la notification par un dispositif technique proposant d'indiquer la catégorie d'infraction à laquelle peut être rattaché ce contenu litigieux.

4 Aux termes desquels : « L'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».

5 Selon l'article 835 du code de procédure civile, « le président du tribunal judiciaire ou le juge du contentieux de la protection dans les limites de sa compétence peuvent toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ».

6 Décision n° 84-181 DC du11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, cons. 37.

7 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 15.

8 Ibid., cons. 12.

9 Ibid., cons. 16.

10 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 précitée, cons. 5 à 8.

11 Ibid., cons. 7.

12 Ibid., cons. 8.

13 Décision n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018, Loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information.

14 Ibid., paragr. 18 à 21.

15 Ibid., paragr. 23.

16 Décision 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique, cons. 9. Cette décision est la première à définir des modalités particulières de contrôle des dispositions transposant une directive européenne.

17 Ibid.

18 Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, cons. 5.

19 Décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011, Mme Térésa C. et autre (Exception de vérité des faits diffamatoires de plus de dix ans).

20 Décision n° 2011-164 QPC du 16 septembre 2011, M. Antoine J. (Responsabilité du « producteur » d'un site en ligne).

21 Décision n° 2013-311 QPC du 17 mai 2013, Société Écocert France (Formalités de l'acte introductif d'instance en matière de presse).

22 Aux termes de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 : « La citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite. / Si la citation est à la requête du plaignant, elle contiendra élection de domicile dans la ville où siège la juridiction saisie et sera notifiée tant au prévenu qu'au ministère public. / Toutes ces formalités seront observées à peine de nullité de la poursuite ».

23 Décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017, Loi relative à l'extension du délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse, paragr. 14.

24 Ibid., paragr. 15.

25 Décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes), paragr. 5 ; décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle des sites internet terroristes II), paragr. 4.

26 Décision n° 2017-682 QPC précitée, paragr. 14 à 16.

27 Décision n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016, Loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, paragr. 9 à 23.

28 Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, cons. 6.

29 Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, M. Vincent R. (Délit de contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité), cons. 5 à 8.

30 Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, paragr. 194 et s.

31 Décision n° 2018-706 QPC du 18 mai 2018, M. Jean-Marc R. (Délit d'apologie d'actes de terrorisme).

32 À cet égard, il est possible de relever que, saisi en février 2018 par la personnalité qualifiée désignée par la Cnil, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a annulé le 4 février 2019 (décision nos 1801344, 1801346, 1801348 et 1801352) plusieurs décisions de l'administration prises en application de l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004, après avoir jugé que les faits en cause n'étant pas des actes de terrorisme, les publications ne pouvaient être constitutives de l'infraction de provocation ou d'apologie à commettre de tels actes.

33 Par application du premier alinéa de l'article 131-38 du code pénal, ce montant peut être porté au quintuple à l'encontre des personnes morales.

34 Amendement n° CL49 présenté par Mme Laetitia Avia.

35 Rapport n° 299 (Sénat – 2019-2020) de M. Christophe-André Frassa, fait au nom de la commission des lois, déposé le 5 février 2020, p. 19.