Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2019-808 QPC

09/12/2022

Conformité

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 juillet 2019 par le Conseil d'État (décision n° 431589 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la société Total raffinage France portant sur le dernier alinéa du 2 du B du paragraphe V de l'article 266 quindecies du code des douanes, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019.

 

Dans sa décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019, le Conseil constitutionnel a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution.

 

I. – Les dispositions contestées

 

1. – La taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants

 

a. – Présentation générale

 

L'article 266 quindecies du code des douanes instaure une taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants (TIRIB). Créée par la loi de finances pour 2019 précitée, elle a remplacé le prélèvement supplémentaire sur la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) relatif aux carburants (dit « TGAP carburants »).

 

La TIRIB vise à inciter les entreprises mettant des carburants à la consommation à y incorporer une quantité minimale de biocarburants, dans le but de permettre à la France d'atteindre l'objectif national, fixé au niveau européen1, de part minimale d'énergie renouvelable dans le secteur des transports, dans le cadre de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.

 

Les redevables de cette taxe sont les personnes assujetties à la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) qui porte sur les produits pétroliers destinés à être utilisés comme carburants ou combustibles (article 265 du code des douanes). La TIRIB est assise sur le volume total, respectivement, des essences et des gazoles mis à la consommation au cours de l'année civile. Son montant est calculé en appliquant à cette assiette un tarif (101 euros par hectolitre à compter de 2020) puis en multipliant ce produit par un coefficient égal à la différence entre un « pourcentage national cible d'incorporation d'énergie renouvelable dans les transports » – porté à 8 % pour les gazoles et à 8,2 % pour les essences à compter de 2020, après avoir été de 7,9 % en 2019 et de 7 % auparavant – et la proportion d'énergie renouvelable effectivement contenue dans les carburants mis à la consommation par le redevable.

 

Ainsi, plus le contribuable s'approche de la valeur cible d'incorporation de biocarburants, moins la taxe est élevée. Si la proportion d'énergie renouvelable qu'il incorpore dans son volume d'essence ou gazole est égale ou supérieure au pourcentage national cible, le montant de la taxe est nul. Il s'agit donc, comme son nom l'indique, d'une disposition fiscale à visée incitative.

 

b. – Les différents types de biocarburants pris en compte

 

* En application du second alinéa du A du paragraphe V de l'article 266 quindecies, pour pouvoir être considérée comme renouvelable lors du calcul de la TIRIB, l'énergie doit être issue de biocarburants qui satisfont à des critères conformes aux exigences du développement durable, dénommés « critères de durabilité ».

 

Ces critères sont définis à l'article 17 de la directive européenne dite « RED 1 » du 23 avril 20092, dans sa rédaction en vigueur au 24 septembre 20183. Pour l'essentiel, il en résulte que :

 

– d'une part, la réduction des émissions de gaz à effet de serre résultant de l'utilisation de ces biocarburants doit être d'au moins 60 % (par rapport à l'usage de carburants fossiles) ;

 

– d'autre part, ces biocarburants ne peuvent pas être produits à partir de matières premières provenant de terres de grande valeur en termes de diversité biologique (forêts primaires, zones affectées à la protection d'écosystèmes et d'espèces rares, certaines prairies), de terres présentant un important stock de carbone (zones humides, certaines zones forestières) ou de tourbières.

 

* Ces critères de durabilité ne permettent pas toutefois de s'assurer de l'effet positif des biocarburants sur la réduction des gaz à effet de serre puisque, selon la matière première dont ils sont issus et les conditions de leur production, les biocarburants peuvent comporter des externalités négatives importantes, de nature à annihiler l'effet de réduction des gaz à effet de serre recherché.

 

Tel est le cas en particulier des biocarburants fabriqués directement à partir de productions agricoles (betterave, céréales, canne à sucre, colza, tournesol, soja, palme), qui sont dits « en concurrence alimentaire », au sens où leur production peut se faire au détriment de cultures vivrières, qui sont alors conduites à s'étendre vers d'autres terres qui, jusqu'ici inexploitées, constituaient un important lieu de stockage du carbone (forêts, tourbières etc.).

 

* Afin d'éviter cette concurrence avec les productions à des fins alimentaires, la part d'énergie produite à partir de certaines catégories de matière premières n'est prise en compte que dans certaines limites pour le calcul de la TIRIB (ainsi que pour le calcul de la part nationale d'énergie renouvelable).

 

En particulier, les biocarburants issus de céréales et autres plantes riches en amidon, sucrières ou oléagineuses ou issus des cultures principales des terres agricoles principalement utilisées à des fins de production d'énergie ne peuvent être pris en compte que dans la limite de 7 %4, conformément à la troisième ligne du tableau figurant au C du paragraphe V de l'article 266 quindecies. Au-delà de ce taux de 7 %, la part d'énergie issue de telles matières premières n'est pas considérée comme renouvelable et ne contribue donc pas à diminuer le montant de la taxe.

 

À plus long terme, le B du paragraphe V, qui entrera en vigueur le 1er janvier 20205, introduit une restriction supplémentaire à la prise en compte, dans le calcul de la TIRIB, des biocarburants issus de ces mêmes matières premières, lorsque deux conditions, évaluées à l'échelle mondiale, sont remplies6 :

 

– la culture de ces matières premières et leur utilisation pour la production de biocarburants présentent un risque élevé d'induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre neutralisant la réduction desdites émissions qui résulte de la substitution par ces biocarburants des carburants fossiles. Est ainsi visé le risque de changements indirects dans l'affectation des sols (CIAS), pour reprendre les termes du droit de l'Union européenne ;

 

– l'expansion des cultures de ces matières premières s'effectue sur des terres présentant un important stock de carbone, au sens de l'article 17, déjà évoqué, de la directive « RED 1 » de 2009 (zones humides et certaines zones forestières).

 

Le tableau figurant au 1 de ce B prévoit une diminution progressive de la prise en compte des biocarburants répondant à ces deux conditions : si, jusqu'à 2023, la part d'énergie qui en est issue est entièrement prise en compte dans la notion d'énergie renouvelable utilisée dans le calcul de la taxe, elle ne l'est ensuite plus que dans la limite d'un seuil se réduisant chaque année, avant d'en être totalement exclue à partir de 2031, ce type de biocarburant ne procurant alors plus aucun avantage fiscal.

 

Toutefois, par dérogation prévue au premier alinéa du 1 du B, cette restriction ne s'applique pas à l'énergie issue des mêmes matières premières « lorsqu'il est constaté qu'elles ont été produites dans des conditions particulières permettant d'éviter le risque » d'une hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre – c'est-à-dire le risque correspondant à la première des deux conditions ci-dessus.

 

2. – Le traitement spécifique, par les dispositions contestées, des produits à base d'huile de palme

 

Toutefois, en application du dernier alinéa du B du paragraphe V de l'article 266 quindecies, « Ne sont pas considérés comme des biocarburants les produits à base d'huile de palme ». Le législateur a ainsi exclu, à compter de 2020, toute application des critères de durabilité aux carburants issus de l'huile de palme et, a fortiori, toute possibilité de démontrer que cette huile a été produite dans des conditions particulières permettant d'éviter le risque de hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre. L'énergie produite à partir de cette matière première ne peut donc jamais être considérée comme renouvelable au sens de l'article 266 quindecies du code des douanes : elle n'est pas prise en compte dans la part d'énergie renouvelable servant au calcul du coefficient mentionné ci-dessus, qui permet de diminuer le montant de la TIRIB en fonction de l'effort d'incorporation d'énergie renouvelable dans les transports.

 

Cette disposition résulte d'un amendement du député Bruno Millienne adopté en séance publique par l'Assemblée nationale, contre l'avis du Gouvernement et du rapporteur général de la commission des finances, lors de la discussion du projet de loi de finances pour 20197. Des amendements similaires avaient auparavant été rejetés par la commission des finances, qui s'en était remise aux discussions en cours au niveau européen.

 

L'exposé sommaire de l'amendement adopté justifie cette exclusion par le fait que « l'extension des plantations de palmiers à huile concourt à la déforestation dans les pays du Sud. De plus, si l'effet des changements d'affectation des sols indirects (CASI), causés par l'augmentation de cette pression foncière, était pris en compte dans le bilan gaz à effet de serre, les biocarburants à base d'huile de palme seraient les plus nocifs pour le climat ». Lors des débats, plusieurs députés ont également mis en avant l'acheminement lointain de l'huile de palme, essentiellement depuis l'Indonésie et la Malaisie (les palmiers à huile poussant seulement sous un climat tropical humide).

 

Le Sénat et le Gouvernement se sont opposés à cette mesure pour des raisons principalement tirées de ce qu'une telle exclusion nuirait à l'emploi, et notamment à la reconversion de l'usine de La Mède située dans les Bouches-du-Rhône. Ainsi, le Sénat a adopté un amendement de M. Bruno Gilles soumettant les biocarburants issus de l'huile de palme aux mêmes critères de durabilité que ceux applicables aux autres biocarburants, vidant ainsi les dispositions en cause de leur portée initiale8.

 

Après l'échec de la commission mixte paritaire, l'exclusion des produits à base d'huile de palme du bénéfice de la minoration du taux de la TIRIB a été réintroduite en nouvelle lecture par l'Assemblée nationale9. Les débats ont notamment témoigné de la volonté d'écarter toute possibilité de démontrer qu'un biocarburant issu de l'huile de palme a été produit « dans des conditions particulières permettant d'éviter le risque » d'une hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre (pour reprendre les termes du premier alinéa du 1 du B du paragraphe V de l'article 266 quindecies). Ainsi, selon l'exposé sommaire de l'amendement de M. Millienne, des limites « ont été pointées dans un rapport spécial de la Cour des Comptes Européenne de 2016 : "Le système de certification des biocarburants durables de l'Union Européenne". Les problèmes de litiges fonciers, de travail forcé ou de travail des enfants ne sont pas pris en compte et surtout ces certifications sont "inadéquates" pour éviter les effets indirects liés à une hausse de la demande » ; les « certifications s'arrêtant aux limites des parcelles certifiées, elles ne peuvent pas limiter les effets indirects tout autant néfastes ».

 

3. – Les récentes évolutions du cadre européen en matière de biocarburants

 

Ayant pour objectif d'inciter à l'incorporation des biocarburants, l'article 266 quindecies du code des douanes a entendu prendre en compte l'évolution des exigences européennes en matière d'objectif imposé aux États concernant la part de l'énergie produite à partir de sources renouvelables dans la consommation d'énergie pour les transports. En particulier, parmi les récentes évolutions du droit de l'Union européenne en matière de biocarburants, a figuré la volonté de prévenir des risques de changements indirects dans l'affectation des sols (CIAS).

 

Cette volonté est née du constat que les critères de durabilité de la directive « RED 1 » de 2009, déjà présentés, ne permettaient d'éviter que certains changements directs d'affectation des sols, notamment en visant la production de carburants à partir de matières premières provenant directement de terres de grande valeur en termes de biodiversité ou présentant un important stock de carbone.

 

Les risques liés aux changements indirects ont commencé alors à être pris en compte dans la directive du 9 septembre 2015 précitée, qui y a apporté une première réponse globale, consistant à fixer aux biocarburants « en concurrence alimentaire » (céréales, plantes sucrières, oléagineux) un plafond de 7 % à compter de 2020, dans le but d'inciter au développement de biocarburants plus avancés10.

 

Adoptée concomitamment aux débats sur le projet de loi de finances pour 2019 relatés ci-dessus, la directive « RED 2 » du 11 décembre 2018 précitée prend davantage en compte ces changements indirects11. Elle rappelle qu'« Un changement indirect dans l'affectation des sols se produit lorsque des cultures aux fins de la production de biocarburants […] entraînent le déplacement de cultures traditionnelles destinées à l'alimentation humaine ou animale. Cette demande supplémentaire intensifie la pression qui s'exerce sur les terres et peut se traduire par une extension des terres agricoles vers des zones présentant un important stock de carbone, telles que les forêts, les zones humides et les tourbières, provoquant un surcroît d'émissions de gaz à effet de serre » (considérant 81).

 

Elle confirme le plafond de 7 % pour les biocarburants « produits à partir de cultures destinées à l'alimentation humaine et animale », tout en incitant les États membres à retenir une limite plus basse : « Les États membres peuvent fixer une limite inférieure et peuvent opérer une distinction […] entre différents biocarburants, […] en tenant compte des meilleures données disponibles relatives à l'impact des changements indirects dans l'affectation des sols. Les États membres peuvent par exemple fixer une limite inférieure pour la part des biocarburants, bioliquides et combustibles issus de la biomasse produits à partir de plantes oléagineuses »12.

 

Elle innove également en introduisant une distinction au sein même de ces biocarburants en concurrence alimentaire.

 

D'un côté, ceux produits à partir de cultures présentant un « risque élevé d'induire des changements indirects dans l'affectation des sols et dont la zone de production gagne nettement sur les terres présentant un important stock de carbone »13 doivent, de 2021 à 2023, être plafonnés à leur niveau constaté en 2019 puis, à partir de 2024, faire l'objet d'une limitation progressive, afin d'aboutir à leur suppression totale de la part nationale d'énergie renouvelable à compter de 2031. D'un autre côté, par exception, ne sont pas soumis à cette restriction (et peuvent donc être pris en compte dans la part nationale d'énergie renouvelable) les produits « certifiés comme étant des biocarburants, bioliquides ou combustibles issus de la biomasse présentant un faible risque d'induire des changements indirects dans l'affectation des sols », au sens qui précède 14.

 

C'est de ces dispositions que le législateur national a entendu tenir compte au B du paragraphe V de l'article 266 quindecies du code des douanes.

 

La directive renvoie à un acte délégué de la Commission européenne le soin de préciser la distinction entre ces deux catégories de biocarburants. Sur ce fondement, la Commission a adopté le règlement délégué du 13 mars 201915. Celui-ci part du constat scientifique selon lequel les biocarburants présentant le plus grand risque de CIAS sont ceux issus des cultures d'oléagineux (considérant 8), tels que le colza, la palme, le soja et le tournesol (article 2).

 

Son article 3 fixe ensuite deux critères cumulatifs permettant de déterminer les matières premières qui présentent un risque élevé d'induire des changements indirects dans l'affectation des sols et dont la zone de production gagne nettement sur les terres présentant un important stock de carbone, au sens de la directive « RED 2 » :

– l'expansion annuelle moyenne de la zone de production mondiale des matières premières depuis 2008 doit être supérieure à 1 % et affecter plus de 100 000 hectares (100 kha) ;

– la part de cette expansion sur des terres présentant un important stock de carbone doit être supérieure à 10 %.

 

Au regard de ces deux critères et du tableau figurant en annexe du même règlement (voir l'extrait ci-dessous), les produits à base d'huile de palme sont les seuls qui présentent un risque élevé de CIAS au sens de la directive « RED 2 ». Les autres, en particulier ceux issus du soja, ne remplissent pas le second critère.

 

Cultures oléagineuses

Extension annuelle moyenne de la surface de production depuis 2008 (kha)

Extension annuelle moyenne de la surface de production depuis 2008 (%)

Part de l'extension gagnée sur les zones forestières
(art. 29, § 4, pts b et c de la directive)

Part de l'extension gagnée sur les zones humides (art. 29, § 4, pt a de la directive)

Colza

301,9

1,0 %

1 %

-

Palme

702,5

4,0 %

45 %

23 %

Soja

3 183,5

3,0 %

8 %

-

Tournesol

127,3

0,5 %

1 %

-

 

Quant aux biocarburants présentant un « risque faible », soumis à une procédure de certification, ils sont définis par les articles 4 et 5 de ce règlement comme, en substance, ceux issus des matières premières présentant un risque élevé (i.e. uniquement l'huile de palme à l'heure actuelle) mais produits de façon à atténuer les émissions de gaz à effet de serre :

– soit parce qu'ils proviennent de cultures sur des terres abandonnées ou sévèrement dégradées (terres, dans les deux cas, pauvres en carbone) ;

– soit parce qu'ils résultent de gains de productivité. Une hausse des rendements agricoles sur des terres déjà exploitées est en effet moins libératrice de gaz à effet de serre que la mise en culture de nouvelles terres.

 

Commentant les nouvelles dispositions de l'article 266 quindecies du code des douanes, la circulaire du 12 juin 2019 du ministère de l'action et des comptes publics précise les conséquences de ce règlement délégué de la Commission européenne : « Bien que cet acte délégué ne soit pas applicable pour l'année 2020, dès lors que le législateur national n'a pas entendu retenir une définition différente du risque ILUC élevé16 de celle fixée en application des dispositions de l'article 26, paragraphe 2 [de la directive de 2018], le dispositif de suppression progressif de l'avantage fiscal prévu aux alinéas 1 à 7 du même B [du paragraphe V de l'article 266 quindecies du code des douanes] ne pourra s'appliquer qu'aux produits à base d'huile de palme, à l'exclusion de toute autre matière première telle que le colza ou le soja. / Toutefois, l'énergie contenue dans les produits à base d'huile de palme étant, en application du huitième alinéa dudit B [dispositions objet de la présente QPC], inéligible à l'avantage fiscal, ce dispositif de suppression progressive de l'avantage fiscal ne trouvera à s'appliquer à aucun produit. Dès lors, il sera, dans la pratique, inopérant »17.

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

La société Total Raffinage France a formé un recours pour excès de pouvoir à l'encontre du décret n° 2019-570 du 7 juin 2019 portant sur la taxe incitative relative à l'incorporation des biocarburants. À cette occasion, elle a posé une QPC portant sur le dernier alinéa du 2 du B du paragraphe V de l'article 266 quindecies du code des douanes.

 

Dans sa décision précitée du 24 juillet 2019, le Conseil d'État a d'abord précisé que ces dispositions, « éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 28 décembre 2018 dont elles sont issues, ont pour objet de ne pas tenir compte des biocarburants issus d'huile de palme dans la part d'énergie renouvelable servant au calcul du coefficient mentionné au dernier alinéa du paragraphe III de l'article 266 quindecies du code des douanes ».

 

Il a ensuite renvoyé au Conseil constitutionnel cette QPC au motif que « le moyen tiré de ce que ces dispositions, en excluant les biocarburants fabriqués à partir d'huile de palme du bénéfice de la réduction du taux de la taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburant, ne reposent pas sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l'objectif poursuivi, qu'elles introduisent entre les biocarburants une différence de traitement qui n'est pas davantage en rapport avec l'objectif que s'est assigné le législateur et qu'elles portent ainsi atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, ainsi qu'au principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de cette Déclaration, soulève une question présentant un caractère sérieux ».

 

II. – L'examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

La société requérante reprochait aux dispositions contestées d'exclure les carburants produits à partir d'huile de palme du régime favorable prévu pour les biocarburants dans le cadre de la TIRIB. En premier lieu, elle soutenait que cette exclusion de principe, sans possibilité de démontrer une absence de nocivité pour l'environnement de certains modes de culture de l'huile de palme, n'était pas en adéquation avec l'objectif du législateur d'accroître l'incorporation d'énergies renouvelables dans les carburants afin de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. En second lieu, elle soutenait que ces dispositions instituaient une différence de traitement injustifiée entre les carburants à base d'huile de palme et ceux issus d'autres plantes oléagineuses, dont la production ne serait pas toujours moins émettrice de gaz à effet de serre. Il en résultait selon elle une violation des principes d'égalité devant les charges publiques et devant la loi.

 

A. – La jurisprudence constitutionnelle sur l'application des principes d'égalité devant la loi et les charges publiques en matière de fiscalité incitative

 

* Les articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789 consacrent respectivement le principe d'égalité devant la loi et le principe d'égalité devant les charges publiques. Sur leur fondement, le Conseil constitutionnel a plusieurs fois contrôlé des mesures fiscales comportementales, parfois destinées à protéger l'environnement.

 

Ainsi, dans la décision n° 2000-441 DC du 28 décembre 2000, le Conseil a jugé que « conformément à l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être assujettis les contribuables ; que le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que soient établies des impositions spécifiques ayant pour objet d'inciter les redevables à adopter des comportements conformes à des objectifs d'intérêt général, pourvu que les règles qu'il fixe à cet effet soient justifiées au regard desdits objectifs »18.

 

Le Conseil se prononçait alors sur l'extension de la TGAP à l'électricité et aux produits énergétiques fossiles. Il a constaté « qu'il ressort tant de l'exposé des motifs de la loi déférée que des débats parlementaires […] que l'objectif de la mesure est, dans le cadre des engagements internationaux de la France, de renforcer la lutte contre l'"effet de serre" en incitant les entreprises à maîtriser leur consommation de produits énergétiques ». Il a considéré « d'une part, que les modalités de calcul de la taxe […] pourraient conduire à ce qu'une entreprise soit taxée plus fortement qu'une entreprise analogue, alors même qu'elle aurait contribué de façon moindre au rejet de gaz carbonique dans l'atmosphère » en raison d'un trop grand nombre d'exonérations et « d'autre part, qu'il est prévu de soumettre l'électricité à la taxe, alors pourtant qu'en raison de la nature des sources de production de l'électricité en France, la consommation d'électricité contribue très faiblement au rejet de gaz carbonique et permet, par substitution à celle des produits énergétiques fossiles, de lutter contre l'"effet de serre" ». Le Conseil en a conclu que « les différences de traitement qui résulteraient de l'application de la loi ne sont pas en rapport avec l'objectif que s'est assigné le législateur » et a censuré les dispositions en cause comme « contraires au principe d'égalité devant l'impôt »19.

 

* Le Conseil a ensuite censuré d'autres dispositions fiscales qui retenaient des critères en inadéquation avec l'objectif incitatif poursuivi.

 

Il a ainsi jugé dans sa décision n° 2002-464 DC du 27 décembre 2002, à propos de la taxe sur les imprimés gratuits, « qu'il est loisible au législateur, dans le but d'intérêt général qui s'attache à la protection de l'environnement, de faire prendre en charge par les personnes mettant des imprimés à la disposition du public le coût de collecte et de recyclage desdits imprimés ; que, toutefois, en prévoyant, comme il l'a fait en l'espèce, d'exclure du champ d'application de l'article 88 un grand nombre d'imprimés susceptibles d'accroître le volume des déchets, le législateur a institué une différence de traitement sans rapport direct avec l'objectif qu'il s'était assigné »20.

 

Cette taxe a fait l'objet d'une seconde décision, n° 2003-488 DC du 29 décembre 2003, dans laquelle le Conseil a jugé que « la prolifération d'imprimés gratuits distribués aux particuliers ou mis à leur disposition en dehors de toute demande préalable de leur part est une cause importante de dégradation de l'environnement ; que, dans ces conditions, le législateur pouvait, sans porter atteinte au principe d'égalité, limiter aux seuls producteurs et distributeurs de tels imprimés le champ d'application du dispositif institué ; que la différence de traitement qui en résulte, fondée sur des critères objectifs et rationnels, est en rapport direct avec la finalité poursuivie par la loi en matière de collecte et de recyclage des imprimés ; / Considérant, en revanche, qu'en soumettant à ce dispositif les imprimés gratuits et non demandés distribués dans les boîtes aux lettres de façon non nominative, tout en exemptant les mêmes imprimés lorsqu'ils font l'objet d'une distribution nominative, le législateur a instauré une différence de traitement injustifiée au regard de l'objectif poursuivi »21.

 

De même, dans la décision n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, le Conseil a censuré la contribution carbone, au motif que trop de secteurs en étaient totalement exemptés, en contradiction avec l'objectif visé de lutte contre le réchauffement climatique22.

 

Dans la décision n° 2011-644 DC du 28 décembre 2011, le Conseil était saisi de dispositions dont la finalité avait évolué au cours des débats parlementaires. Si le projet de loi instituait, dans un objectif de santé publique, des contributions sur certaines boissons contenant des sucres ajoutés, il ressortait des travaux préparatoires que l'Assemblée nationale les avaient transformées en mesures de rendement, en étendant leur assiette aux boissons contenant des édulcorants. Après avoir constaté que « le Parlement a privilégié le rendement fiscal de ces contributions par rapport à l'objectif de santé publique initialement poursuivi » et que le champ de l'impôt était défini de manière objective et rationnelle, le Conseil a conclu à l'absence de méconnaissance de l'égalité devant les charges publiques23.

 

En revanche, dans sa décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, le Conseil a censuré une contribution qui portait sur les boissons énergisantes, y compris celles ne contenant pas d'alcool, en raison de l'inadéquation entre son assiette et l'objectif poursuivi par le législateur, qui était cette fois la lutte contre l'alcoolisme chez les jeunes24. Dans le même sens, dans sa décision n° 2014-417 QPC du 19 septembre 2014, le Conseil a procédé à une censure partielle de dispositions faisant porter une imposition sur les seules boissons énergisantes, au motif que le législateur, qui entendait imposer les boissons contenant un seuil minimal de caféine, n'avait pas soumis à cette imposition d'autres boissons qui, sans être énergisantes, contenaient un seuil identique de caféine25.

 

* Enfin, le Conseil a parfois émis des réserves d'interprétation afin de restaurer la cohérence entre l'assiette de l'impôt et l'objectif poursuivi par le législateur. Tel a été le cas dans les décisions n° 2010-57 QPC du 18 octobre 2010, à propos de la soumission à la TGAP des déchets inertes26, n° 2012-251 QPC du 8 juin 2012 sur la taxe sur les boues d'épuration27 et n° 2015-482 QPC du 17 septembre 2015, à propos du champ d'application des tarifs réduits de TGAP sur les déchets non dangereux28.

 

B. – L'application à l'espèce

 

En l'espèce, après avoir rappelé le principe d'égalité devant les charges publiques et exposé la portée des dispositions contestées, le Conseil constitutionnel a d'abord identifié l'objectif poursuivi par le législateur en instituant la taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants. Il a jugé que « le législateur a entendu lutter contre les émissions de gaz à effet de serre dans le monde. À ce titre, il a cherché à réduire tant les émissions directes, notamment issues des carburants d'origine fossile, que les émissions indirectes, causées par la substitution de cultures agricoles destinées à produire des biocarburants à celles destinées à l'alimentation, conduisant à la mise en culture, à des fins alimentaires, de terres non agricoles présentant un important stock de carbone, telles que les forêts ou les tourbières » (paragr. 7). En effet, le législateur, s'inspirant notamment de la directive « RED 2 », en cours d'adoption pendant la discussion du projet de loi de finances, avait entendu prendre en compte les effets indirects sur les émissions de gaz à effet de serre causés par certaines matières premières (c'est-à-dire les risques liés aux changements indirects dans l'affectation des sols, selon les termes du droit européen).

 

Le Conseil a ensuite contrôlé l'adéquation entre les dispositions contestées et l'objectif poursuivi. Il a jugé que le législateur s'était fondé « sur le constat que l'huile de palme se singularise par la forte croissance et l'importante extension de la surface mondiale consacrée à sa production, en particulier sur des terres riches en carbone, ce qui entraîne la déforestation et l'assèchement des tourbières » (paragr. 8). Il en en a déduit que le législateur « a ainsi tenu compte du fait que la culture de l'huile de palme présente un risque élevé, supérieur à celui présenté par la culture d'autres plantes oléagineuses, d'induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre » (même paragr.).

 

Ensuite, rappelant les limites inhérentes à son office lorsque sont en cause certaines données techniques et scientifiques29, le Conseil a indiqué qu'il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement et qu'il ne lui appartenait pas de « remettre en cause l'appréciation par le législateur des conséquences pour l'environnement de la culture des matières premières en question, dès lors que cette appréciation n'est pas, en l'état des connaissances, manifestement inadéquate » (paragr. 8).

 

Si le contrôle du Conseil est donc limité dans ces matières, il demeure effectif. En l'espèce, il pouvait être relevé, au demeurant, que le constat dressé par le législateur s'est trouvé étayé par le règlement délégué de la Commission européenne du 13 mars 2019, déjà évoqué, selon lequel seule l'huile de palme présente aujourd'hui un « risque élevé » de changement indirect dans l'affectation des sols au sens du droit de l'Union européenne (voir supra, I, A, 3).

 

Le Conseil constitutionnel a alors conclu qu'en excluant toute possibilité de démontrer que l'huile de palme pourrait être produite dans des conditions particulières permettant d'éviter le risque de hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre, « le législateur a, en l'état des connaissances et des conditions mondiales d'exploitation de l'huile de palme, retenu des critères objectifs et rationnels en fonction du but poursuivi » (paragr. 9). Il a donc écarté le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques.

 

Après avoir constaté qu'elles ne méconnaissaient pas non plus le principe d'égalité devant la loi, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions contestées.

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1 Désormais fixé à l'article 25 de la directive (UE) 2018/2001 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables, dite « RED 2 ».

2 Directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/CE et 2003/30/CE. L'acronyme RED signifie « renewable energy directive ».

3 Ce qui prend en compte la modification de l'article 17 par la directive (UE) 2015/1513 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 modifiant la directive 98/70/CE concernant la qualité de l'essence et des carburants diesel et modifiant la directive 2009/28/CE relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables.

4 Fixée au niveau européen : voir infra, 3.

5 Paragraphe III de l'article 192 de la loi du 28 décembre 2018 précitée.

6 Conditions prévues aux 1° et 2° du 2 du B du paragraphe V.

7 Amendement n° II-2267 rect. du 12 novembre 2018 présenté par M. Bruno Millienne.

8 Amendement n° II-320 rect. ter.

9 Sous-amendements identiques n° 1403 de Mme Christine Pires Beaune et n° 1431 de M. Bruno Millienne.

10 Limite fixée par la directive 2015/1513 précitée (article 2, paragraphe 2, b, iv) au d du paragraphe 4 de l'article 3 de la directive 2009/28/CE précitée, qui vise les « biocarburants produits à partir de céréales et d'autres plantes riches en amidon, sucrières et oléagineuses et à partir de cultures cultivées en tant que cultures principales essentiellement à des fins de production d'énergie sur des terres agricoles ». Ce plafond peut exceptionnellement être écarté à certaines conditions.

11 Cette directive doit être transposée avant le 30 juin 2021. Elle abroge la directive « RED 1 » de 2009 à compter du 1er juillet 2021. Son article 29 reprend et renforce les critères de durabilité aujourd'hui fixés à l'article 17 de la directive de 2009.

12 Article 26, paragraphe 1.

13 Article 26, paragraphe 2.

14 Ibidem.

15 Règlement délégué (UE) 2019/807 de la Commission du 13 mars 2019 complétant la directive (UE) 2018/2001 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne, d'une part, la détermination des matières premières présentant un risque élevé d'induire des changements indirects dans l'affectation des sols dont la zone de production gagne nettement sur les terres présentant un important stock de carbone et, d'autre part, la certification des biocarburants, bioliquides et combustibles issus de la biomasse présentant un faible risque d'induire des changements indirects dans l'affectation des sols.

16 ILUC : « Indirect land use change » (CIAS en français).

17 Circulaire du 12 juin 2019 du ministère de l'action et des comptes publics (NOR : CPAD1917078C), p. 19, § 49 à 50.

18 Décision n° 2000-441 DC du 28 décembre 2000, Loi de finances rectificative pour 2000, cons. 34.

19 Ibid., cons. 35 à 38.

20 Décision n° 2002-464 DC du 27 décembre 2002, Loi de finances pour 2003, cons. 57.

21 Décision n° 2003-488 DC du 29 décembre 2003, Loi de finances rectificative pour 2003, cons. 10 et 11.

22 Décision n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, cons. 77 à 83.

23 Décision n° 2011-644 DC du 28 décembre 2011, Loi de finances pour 2012, cons. 12 et 13.

24 Décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2013, cons. 26.

25 Décision n° 2014-417 QPC du 19 septembre 2014, Société Red Bull On Premise et autre (Contribution prévue par l'article 1613 bis A du code général des impôts), cons. 12.

26 Décision n° 2010-57 QPC du 18 octobre 2010, Société SITA FD et autres (Taxe générale sur les activités polluantes), cons. 5.

27 Décision n° 2012-251 QPC du 8 juin 2012, COPACEL et autres (Taxe sur les boues d'épuration), cons. 6.

28 Décision n° 2015-482 QPC du 17 septembre 2015, Société Gurdebeke SA (Tarifs de la taxe générale sur les activités polluantes portant sur les déchets non dangereux), cons. 7.

29 Cf. notamment les décisions n° 2015-458 QPC du 20 mars 2015, Époux L. (Obligation de vaccination), cons. 10, n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015, Association Plastics Europe (Suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du Bisphénol A), cons. 6, n° 2016-737 DC du 4 août 2016, Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, paragr. 38 et n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018, Loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, paragr. 17 et n° 2018-698 QPC du 6 avril 2018, Syndicat secondaire Le Signal (Exclusion de la procédure d'expropriation pour risques naturels majeurs en cas d'érosion dunaire), paragr. 8.