• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2018-776 DC

13/06/2023

 

 

Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 a été examiné en conseil des ministres le 10 octobre 2018 et déposé le même jour sur le bureau de l'Assemblée nationale. Il a été adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 30 octobre 2018, puis par le Sénat le 20 novembre 2018. Conformément au deuxième alinéa de l'article 45 de la Constitution, le Premier ministre a décidé de provoquer la réunion d'une commission mixte paritaire (CMP) qui, lors de sa réunion du 20 novembre 2018, n'est pas parvenue à l'adoption d'un texte commun sur les dispositions restant en discussion. Le texte a été adopté en nouvelle lecture par l'Assemblée nationale le 28 novembre 2018, puis rejeté par le Sénat le 29 novembre 2018, avant d'être définitivement adopté par l'Assemblée nationale le 3 décembre 2018.

 

Deux recours ont été formés contre cette loi, émanant l'un et l'autre de plus de soixante députés. Ces deux recours contestaient son article 68. Les auteurs de la première saisine contestaient également la procédure d'adoption de la loi et certaines dispositions de son article 51. Les auteurs de la seconde saisine contestaient en outre certaines dispositions de ses articles 7 et 23, son article 43 et certaines dispositions de ses articles 70 et 77.

 

Dans sa décision n° 2018-776 DC du 21 décembre 2018, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution l'ensemble des dispositions contestées, à l'exception des mots « et 2020 » figurant au premier alinéa de l'article 68, qu'il a jugés étrangers au domaine des lois de financement de la sécurité sociale (« cavalier social »).

 

Pour le même motif, il a censuré d'office :

– l'article 45 étendant le champ des expérimentations pour l'innovation au sein du système de santé en vue de développer « la compréhension et la participation active des patients à leur parcours de soins, tant à titre préventif que curatif, notamment via l'éducation thérapeutique » ;

– les 1° et 2° du paragraphe I et les paragraphes II et III de l'article 50, relatifs à la prescription dématérialisée des arrêts de travail.

Le présent commentaire porte sur la seule censure des mots « et 2020 » figurant au premier alinéa de l'article 68.

I. – Présentation de l'article 68 prévoyant, pour les années 2019 et 2020, une règle dérogatoire de revalorisation de certaines prestations

 

Par le premier alinéa de l'article 68, le législateur a fait le choix de déroger à l'article L. 161-25 du code de la sécurité sociale (CSS), qui prévoit la revalorisation annuelle du montant de certaines prestations suivant l'inflation. Dans sa rédaction issue de l'article 67 de la loi de finances pour 20161, cet article prévoit : « La revalorisation annuelle des montants de prestations dont les dispositions renvoient au présent article est effectuée sur la base d'un coefficient égal à l'évolution de la moyenne annuelle des prix à la consommation, hors tabac, calculée sur les douze derniers indices mensuels de ces prix publiés par l'Institut national de la statistique et des études économiques l'avant-dernier mois qui précède la date de revalorisation des prestations concernées. Si ce coefficient est inférieur à un, il est porté à cette valeur ».

 

En lieu et place de cette règle d'indexation sur l'inflation, le premier alinéa de l'article 68 de la loi déférée fixe, pour les seules années 2019 et 2020, une règle de revalorisation des prestations de 0,3 % par an. Cette mesure s'applique notamment à l'ensemble des pensions de retraite et des prestations familiales.

 

Le deuxième alinéa de cet article 68 prévoit une exception à la règle dérogatoire ainsi posée pour les prestations énumérées à ses 1° à 9°, à savoir : l'allocation de veuvage (1°) ; l'allocation de solidarité aux personnes âgées (2°) ; l'allocation supplémentaire d'invalidité (3°) ; le plafond de ressources prises en compte pour l'attribution de la protection complémentaire en matière de santé (4°) ; le revenu de solidarité active (5°) ; l'allocation temporaire d'attente (6°) ; l'allocation pour demandeur d'asile (7°) ; l'allocation spéciale pour les personnes âgées applicable à Mayotte (8°) et l'allocation de solidarité aux personnes âgées applicable à Saint-Pierre-et-Miquelon (9°). À celles-ci restent applicables, au cours de la période considérée, les dispositions de l'article L. 161-25 du CSS.

 

Selon les données figurant dans l'évaluation préalable de l'article, l'économie permise par cette mesure est estimée à 3,2 milliards d'euros en 2019, soit 2,4 milliards pour les administrations de sécurité sociale (ASSO) (dont 1,5 milliard d'euros pour la branche vieillesse du régime général et 260 millions d'euros pour la branche famille) et 0,8 milliard d'euros pour l'État. L'économie serait de 6,4 milliards d'euros en 2020 et 2021.

 

II. – Examen de la constitutionnalité des mots « et 2020 » figurant au premier alinéa de l'article 68

 

Les deux saisines se rejoignaient pour soutenir que les dispositions étendant à l'exercice 2020 la dérogation mentionnée ci-dessus ne trouveraient pas leur place dans la loi de financement de la sécurité sociale dès lors qu'elles seraient dépourvues de caractère permanent au sens du 2° du C du paragraphe V de l'article L.O. 111-3 du CSS, qui est relatif aux dépenses.

 

Le 1° du C du paragraphe V de cet article, dans sa rédaction résultant de la loi organique n° 2005-881 du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale, permet l'inscription dans la loi de financement de la sécurité sociale de l'année de dispositions « ayant un effet sur les dépenses de l'année des régimes obligatoires de base ou sur les dépenses de l'année des organismes concourant à leur financement qui affectent directement l'équilibre financier de ces régimes ».

 

Son 2° permet aussi l'inscription dans la loi de financement de la sécurité sociale de l'année de dispositions « ayant un effet sur les dépenses de l'année ou des années ultérieures des régimes obligatoires de base ou sur les dépenses de l'année des organismes concourant à leur financement qui affectent directement l'équilibre de ces régimes, à la condition qu'elles présentent un caractère permanent ».

 

Il se déduit de ces 1° et 2° que la loi de financement de la sécurité sociale de l'année peut, au titre du domaine dit « partagé » avec les lois ordinaires, comporter :

– des dispositions affectant uniquement les dépenses de l'année à venir ;

– des dispositions affectant les dépenses de l'année à venir et d'un ou plusieurs exercices ultérieurs ;

– des dispositions n'affectant pas les dépenses de l'année à venir mais affectant les dépenses d'un ou plusieurs exercices ultérieurs.

 

Dans ces deux derniers cas, cependant, les dispositions en cause doivent présenter un caractère permanent.

 

Se posait donc en l'espèce la question du caractère permanent des dispositions étendant à l'année 2020 la règle de revalorisation fixée au premier alinéa de l'article 68 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019.

 

Depuis l'introduction, en 2005, dans l'article L.O. 111-3 du CSS des dispositions du 2° du C de son paragraphe V, le Conseil constitutionnel s'était prononcé une fois sur la place de dispositions s'appliquant non pas au titre de l'année à venir mais au titre d'années ultérieures, dans sa décision n° 2008-571 DC sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 2009. Il avait alors censuré, en relevant leur absence de caractère permanent, des dispositions qui s'appliquaient jusqu'en 2028 : « son article 96, lequel ne présente pas un caractère permanent, réforme les conditions d'attribution de l'indemnité temporaire d'outre-mer de façon progressive jusqu'à 2028 et la supprime au-delà ; […] ces dispositions n'ont pas d'effet ou ont un effet trop indirect sur les dépenses des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement ; […] par suite, elles ne trouvent pas leur place dans une loi de financement de la sécurité sociale »2.

 

En l'espèce, pour justifier la place des mots « et 2020 » dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 au regard du 2° du C du paragraphe V de l'article L.O. 111-3 du CSS, le Premier ministre faisait valoir, dans ses observations, une argumentation inédite, selon laquelle les dispositions contestées produisaient un effet « en base ». Selon lui, la moindre revalorisation des prestations au titre d'une année déterminée produit « des effets permanents en ce que la base de revalorisation des années ultérieures s'en trouve affectée de manière pérenne ».

 

Le Conseil constitutionnel n'a pas suivi cette analyse. En effet, la disposition contestée ne produit juridiquement ses effets qu'au titre de l'exercice 2020 : en l'absence de nouvelle intervention du législateur, c'est la règle de revalorisation de droit commun prévue à l'article L. 161-25 du CSS (revalorisation égale à l'inflation), et non celle prévue à l'article 68 de la loi contestée (revalorisation de 0,3 %), qui s'appliquera de nouveau lors de l'exercice 2021 et des exercices ultérieurs. La règle posée par le législateur organique de 2005 vise d'ailleurs à faire en sorte que les mesures prises par la loi de financement de la sécurité sociale au titre d'années ultérieures ne « préemptent » pas les choix que doit opérer le législateur chaque année, sauf à ce que ces mesures présentent un caractère pérenne.

 

Dès lors, le Conseil a considéré que « Les dispositions dont la place est contestée se bornent à prévoir l'application de la dérogation pour l'année 2020, laquelle ne relève pas de loi de financement. Dès lors, et malgré la circonstance qu'elles auraient un effet sur la base de revalorisation des prestations sociales dues au titre des années ultérieures, ces dispositions ne présentent pas un caractère permanent au sens du 2° du C du paragraphe V de l'article L.O. 111-3 du code de la sécurité sociale » (paragr. 42). Il a, en conséquence, jugé les mots « et 2020 » figurant au premier alinéa de l'article 68, qui ne trouvent pas leur place dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, contraires à la Constitution.

Cette solution est à rapprocher de celle, obéissant à la même logique, que le Conseil constitutionnel a retenue dans sa décision n° 2018-777 DC3 relative à la loi de finances pour 2019, s'agissant de la place dans une loi de finances de dispositions affectant les dépenses budgétaires d'une année déterminée qui n'était pas celle objet de la loi de finances contrôlée.

 

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1 L'article 67 de la loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016 a substitué aux différents mécanismes de revalorisation fondés sur un taux d'inflation prévisionnel un mécanisme unique fondé sur les données d'inflation portant sur les douze derniers mois, et n'appelant par conséquent pas de régularisation a posteriori.

2 Décision n° 2008-571 DC du 11 décembre 2008, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2009, cons. 25.

3 Décision n° 2018-777 DC du 28 décembre 2018, Loi de finances pour 2019.