Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2014-430 QPC

09/12/2022

Conformité

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 17 septembre 2014 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 1180 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par Mme Barbara D. et sept autres héritiers du peintre Matisse, portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de « l'article 1er du décret du 19 juillet 1793 tel qu'interprété par l'arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation du 27 mai 1842 ».

 

Dans sa décision n° 2014-430 QPC du 21 novembre 2014, le Conseil constitutionnel a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution.

 

 

I. – Les dispositions contestées

 

A. – Historique des dispositions contestées

 

« Le droit d'auteur moderne est vraiment né pendant la Révolution, même si les décennies qui l'ont précédée avaient largement préparé le terrain à l'éclosion de ce droit. Par deux lois, brèves mais riches, en date des 13-19 janvier 1791 et des 19-24 juillet 1793, le droit de représentation et le droit de reproduction sont nés. Ils existent toujours de nos jours »1.

 

L'article 1er – qui ne comportait alors qu'un seul alinéa – de la loi décrétée le 19 juillet 1793 relative aux droits de propriété des auteurs d'écrits en tout genre, compositeurs de musique, peintres et dessinateurs, a consacré le droit de propriété de l'auteur sur son œuvre : « Les auteurs d'écrits en tout genre, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d'en céder la propriété en tout ou en partie ».

 

Cet article 1er a été complété par la loi du 11 mars 1902 étendant aux œuvres de sculpture l'application de la loi décrétée le 19 juillet 1793 sur la propriété artistique et littéraire : d'une part, à l'alinéa 1er, cette loi a ajouté les architectes et les statuaires à la liste des personnes auxquelles sont applicables ces règles d'usage et de cession de la propriété ; d'autre part, elle a introduit un second alinéa pour étendre également ces règles aux œuvres des sculpteurs et dessinateurs d'ornement.

 

Il existe, en matière littéraire et artistique, deux propriétés : la propriété incorporelle de l'œuvre, et la propriété sur le bien corporel, c'est-à-dire le support matériel. Par suite, la question se pose de savoir si la cession du support matériel doit être considérée comme emportant celle de la propriété intellectuelle, et notamment le droit de reproduction.

 

Après de nombreuses hésitations, la Cour de cassation en chambres réunies (alors sa formation la plus solennelle) a tranché cette question dans un arrêt du 27 mai 1842 :

 

« Attendu en droit que, conformément aux dispositions du code civil, la vente faite sans aucune réserve transmet à l'acquéreur la pleine et absolue propriété de la chose vendue, avec tous ses accessoires, avec tous les droits et avantages qui s'y rattachent ou en dépendent ;

 

« Attendu que la vente d'un tableau et les effets qu'elle est appelée à produire ne sauraient échapper à l'application de ces principes qu'autant qu'une loi spéciale et exceptionnelle en aurait, d'une manière formelle, autrement disposé, puisque, par sa nature, un tableau et les avantages qui peuvent se rattacher à sa possession, sont susceptibles de l'appropriation la plus complète ;

 

« Attendu que le droit de reproduire le tableau par la gravure doit être compris au nombre des droits et facultés que transmet à l'acquéreur une vente sans réserve »2.

 

La solution est donc claire : si rien n'est prévu dans le contrat, la vente du support matériel emporte celle du droit de reproduction. Cependant, une réserve peut figurer dans le contrat, qui écarte alors le droit de reproduction du périmètre des droits transférés lors de la vente du support matériel de l'œuvre.

 

Cette solution a été critiquée par la doctrine, en ce qu'elle procèderait d'une confusion de la propriété matérielle du support et de la propriété intellectuelle portant sur l'œuvre, en méconnaissance de l'esprit de la loi décrétée le 19 juillet 1793. Elle a cependant été maintenue de manière constante par la jurisprudence.

Le législateur est intervenu pour mettre un terme à cette jurisprudence par la loi du 11 avril 1910 relative à la protection du droit des auteurs en matière de reproduction des œuvres d'art. Son article unique dispose que : « L'aliénation d'une œuvre d'art n'entraîne pas, à moins de convention contraire, l'aliénation du droit de reproduction ». La solution est exactement inverse à celle résultant de la législation antérieure.

 

La Cour de cassation a jugé que la loi du 11 avril 1910 n'avait aucun caractère interprétatif ni rétroactif3. Or, s'agissant des conflits de lois dans le temps, le principe est que le contrat reste régi par la loi en vigueur au moment de sa conclusion, afin de ne pas déjouer les prévisions des parties4. Cette solution générale a été reprise par la jurisprudence pour l'hypothèse particulière du contrat d'édition5.

 

Il en résulte que, pour toutes les ventes d'œuvres réalisées avant l'entrée en vigueur de la loi du 11 avril 1910, la solution adoptée par la Cour de cassation en 1842 continue à s'appliquer.

 

Dans un arrêt du 25 mai 2005, la Cour de cassation a ainsi jugé, au visa de l'article 1314 du code civil et de l'article 1er de la loi décrétée le19 juillet 1793 applicable en la cause « qu'il résulte du second de ces textes que la stipulation d'une vente pleine et entière, sans aucune réserve, de la propriété d'une œuvre littéraire transmet à l'acquéreur la pleine et absolue propriété de l'œuvre ainsi que l'ensemble des droits patrimoniaux d'auteur », et qu'en l'espèce « la vente des œuvres en 1907 emportait, en l'absence de toute limitation dans l'acte, la cession au profit de l'éditeur de tous les modes d'exploitation, fussent-ils alors inconnus, y compris le bénéfice des prolongations légales de protection dans les pays concernés par l'exploitation »6.

 

La loi des 19-24 juillet 1793 a été abrogée par l'article 77 de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique, qui, codifiée par la suite dans le code de la propriété intellectuelle (CPI), continue à régir le droit d'auteur. Elle s'inscrit dans la lignée de la loi de 1910. Désormais en effet :

 

– l'article L. 111-3 du CPI dispose que : « La propriété incorporelle définie par l'article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l'objet matériel.

« L'acquéreur de cet objet n'est investi, du fait de cette acquisition, d'aucun des droits prévus par le présent code » ;

 

– le premier alinéa de l'article L. 131-3 du CPI précise quant à lui que : « La transmission des droits de l'auteur est subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse l'objet d'une mention distincte dans l'acte de cession et que le domaine d'exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée ».

 

B. – Origine de la QPC et question posée

 

M. Ivan M., industriel russe collectionneur d'art, a acquis au début du XXe siècle, six toiles d'Henri Matisse et une de Pablo Picasso.

 

En 1918, ces tableaux ont été déclarés propriété de la République socialiste fédérative de Russie. Ils sont aujourd'hui présentés au public dans des musées de Moscou et Saint-Pétersbourg.

 

M. Pierre K., héritier d'Ivan M., a assigné les héritiers de Matisse et Picasso afin d'obtenir la restitution des sommes perçues par eux en rémunération du droit de reproduction des tableaux en cause, dans la limite de la prescription trentenaire.

 

La cour d'appel de Paris a fait partiellement droit à sa demande dans un arrêt du 18 décembre 2013 : les tableaux ayant été vendus avant l'entrée en vigueur de la loi du 11 avril 1910, la loi décrétée le 19 juillet 1793 est applicable à ces cessions. Or la preuve d'une clause réservant le droit de reproduction n'étant apportée que pour certains des tableaux, M. Ivan M. était titulaire du droit de reproduction pour les autres.

 

Les héritiers de Matisse et Picasso se sont pourvus en cassation contre cet arrêt. À cette occasion, ils ont formé une QPC portant sur l'article 1er de la loi décrétée le 19 juillet 1793. Par son arrêt du 17 septembre 2014, la première chambre civile de la Cour de cassation a renvoyé cette QPC au Conseil constitutionnel, au motif que « la question posée, en tant qu'elle invoque une atteinte portée au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, présente un caractère sérieux ».

 

 

II. – L'examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

 

Pour des raisons touchant aux différents délais de procédure applicables, en fonction de leur lieu de résidence (en France ou à l'étranger), aux différentes parties au litige tranché par la cour d'appel, certaines de ces parties n'étaient pas encore dans la procédure du pourvoi en cassation lorsque la QPC a été renvoyée au Conseil constitutionnel. Formellement, elles n'étaient donc pas davantage parties à la procédure devant le Conseil constitutionnel. Elles se sont toutefois jointes à la procédure devant le Conseil constitutionnel par voie d'interventions qui ont été déclarées recevables.

 

A. – Les dispositions mises en cause

 

La QPC porte, selon l'arrêt de la Cour de cassation, sur « l'article 1er du décret du 19 juillet 1793 tel qu'interprété par l'arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation du 27 mai 1842 ».

 

Quoique ce texte soit parfois qualifié de « décret », il s'agit en réalité d'une loi qui a été « décrétée » par la Convention nationale, élue en septembre 1792 au suffrage universel, et qui disposait du pouvoir législatif. Les lois de la première période révolutionnaire faisaient l'objet d'une adoption par l'assemblée (on disait alors que la loi était décrétée), puis d'une sanction royale, de sorte qu'elles étaient identifiées par deux dates correspondant à ces deux étapes. À la suite de la suppression de la procédure de sanction le 10 août 1792, l'entrée en vigueur des lois était subordonnée non plus à leur sanction mais à leur promulgation par le garde des sceaux. Ainsi, en l'espèce, le 19 juillet 1793 correspond à la date à laquelle la loi a été adoptée par décret par l'assemblée, et le 24 juillet à sa promulgation.

 

Par ailleurs, le Conseil constitutionnel juge de manière constante qu'il lui revient d'examiner la constitutionnalité des dispositions qui lui sont renvoyées en QPC telles qu'elles sont interprétées par une jurisprudence constante : « en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition » dont la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit est contestée7.

 

En l'espèce, il appartenait donc au Conseil d'examiner l'article 1er de la loi décrétée le 19 juillet 1793, tel qu'interprété par la jurisprudence constante, initiée par l'arrêt de la Cour de cassation de 1842 et confirmée à plusieurs reprises depuis. Le Conseil a ainsi jugé que : « il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que, pour la vente intervenue antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 11 avril 1910 susvisée, la cession d'une œuvre faite sans réserve transfère également à l'acquéreur le droit de la reproduire » (cons. 2).

 

Enfin, les dispositions ainsi interprétées étaient contestées dans leur rédaction applicable au moment de la cession des œuvres à l'origine du litige à l'occasion duquel la QPC a été posée : il s'agissait donc de l'article 1er dans sa rédaction modifiée par la loi du 11 mars 1902 précitée.

 

Les requérants invoquaient à titre principal la violation du droit de propriété : selon eux, faire de la propriété incorporelle un simple accessoire de la propriété du support matériel revenait à nier l'existence de la propriété artistique et, par suite, à méconnaître les exigences constitutionnelles dégagées en la matière par le Conseil constitutionnel. Les parties intervenantes dénonçaient également une atteinte à la liberté contractuelle.

 

Les requérants invoquaient également des griefs d'atteinte à la sécurité juridique et au maintien des conventions légalement conclues, et dénonçaient la méconnaissance de l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi compte tenu des conditions dans lesquelles la règle contestée avait été dégagée de façon prétorienne par la Cour de cassation.

 

B. – Le droit de propriété et la liberté contractuelle

 

1. – La jurisprudence du Conseil constitutionnel

 

* La jurisprudence relative au droit de propriété est abondante et constante. Dans son dernier état, le Conseil constitutionnel juge que « la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 ; qu'aux termes de son article 17 : "La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité" ; qu'en l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi »8.

 

Il en résulte une distinction entre les mesures de privation qui relèvent de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, lesquelles doivent être justifiées par une nécessité publique légalement constatée et doivent prévoir une juste et préalable indemnité, et les mesures qui portent atteinte aux conditions d'exercice de ce droit, qui doivent respecter les dispositions de l'article 2, lequel exige que soient démontrés un motif d'intérêt général et le caractère proportionné de l'atteinte à l'objectif poursuivi.

 

Dans sa décision n° 2013-337 QPC du 1er août 2013, le Conseil a validé la présomption irréfragable de gratuité posée par l'article 918 du code civil pour certaines aliénations faites au profit d'un successible en ligne directe car elle est justifiée par un motif d'intérêt général (protéger les droits des héritiers réservataires, et favoriser les accords entre successibles) et ne porte pas une atteinte disproportionnée aux conditions d'exercice du droit de propriété9.

 

* S'agissant de la propriété intellectuelle, le Conseil constitutionnel lui a reconnu une protection constitutionnelle au nom d'une conception évolutive de la notion de droit de propriété : on sait que, dès la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations, le Conseil a relevé, au nombre des évolutions qu'a connues l'exercice du droit de propriété depuis 1789, « une notable extension de son champ d'application à des domaines individuels nouveaux »10. Par la suite, la référence à la « notable extension » du champ d'application du droit de propriété est venue justifier deux extensions de sa protection constitutionnelle. Parmi les « domaines nouveaux » du droit de propriété, le Conseil a reconnu :

 

– la propriété des marques, définie comme « le droit pour le propriétaire d'une marque de fabrique, de commerce ou de service, d'utiliser celle-ci et de la protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France »11. En 1991 et 1992, le Conseil a ainsi contrôlé des mesures qui soit limitaient l'usage de la marque par son propriétaire (restriction de la publicité pour les produits du tabac), soit, au contraire, autorisaient des concurrents à citer la marque d'autrui dans une publicité comparative ;

 

– la propriété littéraire et artistique : « le droit de propriété intellectuelle et notamment le droit d'auteur et les droits voisins »12. En 2006, la décision rendue sur la loi relative aux droits d'auteurs et aux droits voisins dans la société de l'information (dite loi DAVSI) a confirmé une tendance à l'interprétation extensive. Dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, le Conseil constitutionnel a confirmé la protection constitutionnelle des droits d'auteur et des droits voisins en des termes proches de la rédaction retenue en 1991 et 1992 pour la propriété des marques13. La lecture du considérant 13 de cette décision indique ainsi que la protection constitutionnelle du droit de propriété intellectuelle est appliquée aux droits d'auteur et droits voisins dans leur globalité (« le droit, pour les titulaires du droit d'auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle... »), mais qu'est reconnue la spécificité du régime juridique de cette propriété, organisée par des règles particulières (« ... dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France »).

Ce considérant a été repris dans la décision n° 2013-370 QPC du 28 février 2014 sur l'exploitation numérique des livres indisponibles14.

 

* Le Conseil constitutionnel fonde la protection constitutionnelle de la liberté contractuelle sur l'article 4 de la Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »15. Le législateur ne peut y déroger que pour des motifs d'intérêt général16.

 

La liberté contractuelle est fréquemment invoquée en même temps que le droit de propriété. Dans ce cas, le Conseil a affirmé que : « il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et à la liberté contractuelle, qui découle de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi »17. Le raisonnement mené sur ces deux fondements est donc similaire.

 

2. – L'application à l'espèce

 

Le Conseil a commencé par réaffirmer les principes bien établis relatifs au droit de propriété (cons. 4) et à l'extension de son champ d'application à des domaines nouveaux comme la propriété intellectuelle (cons. 5), ainsi qu'à la liberté contractuelle (cons. 6).

 

Le Conseil a alors considéré que les dispositions contestées « déterminent l'étendue de la cession volontairement réalisée par l'auteur de l'œuvre ; que les dispositions contestées instaurent une règle de présomption qui respecte la faculté, pour les parties à l'acte de cession, de réserver le droit de reproduction ; que ni la protection constitutionnelle des droits de la propriété intellectuelle ni celle de la liberté contractuelle ne s'opposent à une règle selon laquelle la cession du support matériel de l'œuvre emporte cession du droit de reproduction à moins que les parties décident d'y déroger  par une stipulation contraire » (cons. 7).

 

En effet, à la différence de l'article 918 du code civil, examiné dans la décision n° 2013-337 QPC du 1er août 2013, la présomption instituée par la disposition contestée est simple : il s'agit d'une règle supplétive de volonté, c'est-à-dire qu'elle ne s'applique qu'en l'absence de stipulation contraire dans le contrat de vente. L'existence d'une règle supplétive est utile car elle permet de lever les incertitudes lorsque les parties ne se sont pas prononcées sur une question, tout en laissant toute liberté aux parties de prévoir une solution différente. Si l'artiste souhaitait céder seulement la propriété du support matériel de l'œuvre et non le droit de reproduction, il lui suffisait de le préciser dans le contrat.

 

L'arrêt de la cour d'appel de Paris dans le cas d'espèce rappelle d'ailleurs que, d'une part, de telles clauses réservant le droit de reproduction figuraient dans le règlement intérieur des salons d'automne des années 1904, 1905, 1908, 1909 et 1910 et que, d'autre part, tant pour Matisse que pour Picasso, il était de « pratique habituelle lors de la vente d'un tableau par le peintre à un marchand d'art que le vendeur délivre à l'acheteur un reçu des sommes perçues en paiement du prix, sur lequel pouvait, ou non, être porté la mention "avec tous droits de reproduction", biffée ou non »18.

 

Le Conseil a donc écarté les griefs tirés d'une atteinte au droit de propriété et à la liberté contractuelle.

 

C. – Le droit au maintien des contrats légalement conclus

 

1. – La jurisprudence du Conseil constitutionnel

 

Après lui avoir longtemps dénié toute valeur constitutionnelle (décision n° 94-348 DC du 3 août 1994), le Conseil constitutionnel a progressivement reconnu que le législateur doit justifier d'un motif d'intérêt général suffisant pour porter atteinte aux contrats légalement conclus sous peine de méconnaître les exigences découlant des articles 4 (liberté) et 16 (garantie des droits) de la Déclaration de 1789. Le Conseil a consacré le droit au maintien des contrats légalement conclus dans sa décision n° 98-401 DC du 10 juin 199819 et lui a reconnu valeur constitutionnelle en le rattachant, dans sa décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000, à l'article 4 de la Déclaration de 178920.

 

Dans un premier temps, le Conseil a considéré que le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration de 178921.

 

La portée du principe est désormais fixée par une jurisprudence constante et abondante. Il en ressort que le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration de 178922.

 

Dans sa décision n° 2013-322 QPC du 14 juin 2013, le Conseil a jugé que l'affirmation par le législateur que les maîtres de l'enseignement privé ne sont pas liés à leur établissement par un contrat de travail ne peut être regardée comme portant atteinte à des droits légalement acquis, dès lors qu'il existait une divergence de jurisprudence entre la Cour de cassation et le Conseil d'État sur leur statut juridique23.

 

Dans sa décision n° 2013-336 QPC du 1er août 2013 sur la participation des salariés aux résultats de l'entreprise dans les « entreprises publiques », le Conseil a jugé que « l'interprétation que la Cour de cassation a retenue de la notion "d'entreprise publique" figurant à l'article 15 de l'ordonnance du 21 octobre 1986 n'a pas porté atteinte à une situation légalement acquise ; que, par suite, le grief doit être écarté »24.

 

2. – L'application à l'espèce

 

Après avoir repris son considérant de principe sur le droit au maintien des contrats légalement conclus (cons. 8), le Conseil a jugé que : « la loi décrétée le 19 juillet 1793 telle qu'interprétée par la Cour de cassation n'a porté atteinte ni aux conventions légalement conclues ni à une situation légalement acquise ; que, par suite, les griefs doivent être écartés » (cons. 9). Ce faisant, il s'est inscrit dans la lignée de sa décision précitée n° 2013-336 QPC du 1er août 2013.

 

Dans le cas où le contrat a été conclu après l'arrêt de 1842, l'auteur n'avait aucune situation légalement acquise lui permettant de conserver son droit de reproduction lorsqu'il a cédé son œuvre sans réserve. Au contraire, le respect de l'économie des conventions impose que l'étendue des droits transférés ne soit pas modifiée par rapport aux prévisions des parties, prévisions qui sont réalisées en fonction de l'état du droit au moment de la conclusion du contrat – cette considération explique d'ailleurs que les conflits de lois dans le temps en matière contractuelle soient résolus en principe en faveur du maintien de la loi ancienne. Au regard de la jurisprudence alors établie, un contrat portant sur la vente d'une œuvre et ne comportant aucune réserve emportait cession du droit de reproduction.

 

Dans le cas où le contrat a été conclu avant l'arrêt de 1842, l'arrêt a levé une incertitude sur l'état du droit, et la rétroactivité est inhérente à la jurisprudence. Il n'y avait pas de situation légalement acquise.

 

Enfin, après avoir relevé que les dispositions contestées « ne sont en tout état de cause pas inintelligibles » (cons. 10), le Conseil constitutionnel a déclaré l'article 1er de la loi décrétée le 19 juillet 1793 relative aux droits de propriété des auteurs d'écrits en tout genre, compositeurs de musique, peintres et dessinateurs, dans sa rédaction résultant de la loi du 11 mars 1902, conforme à la Constitution.

_______________________________________

1  C. Caron, Droit d'auteur et droits voisins, Litec, 2ème éd., 2009, n° 29.

2  Cass. chambres réunies, 27 mai 1842, S. 1842. 1. 385.

3  Cass. crim., 19 mars 1926, DP 1927. 1. 25 ; 1ère Civ., 16 juin 1982, n° 81-10.805.

4  V. par ex. P. Malaurie et P. Morvan, Droit civil, Introduction générale, Defrénois, 2004, n° 273 : « D'une manière générale, il est admis que la loi sous l'empire de laquelle un contrat a été conclu continue à régir ses conditions de validité et causes de nullité ainsi que ses effets (passés, bien entendu, mais surtout à venir) […]. Le principe de survie de la loi ancienne se justifie ici par le respect des prévisions des parties ».

5  Cass. 1ère Civ., 4 décembre 2001, n° 98-18.411, Bull. civ. I, n° 307.

6  Cass. 1ère Civ., 25 mai 2005, n° 02-17.305, Bull. civ. I, n° 230.

7  V. par ex. la décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B. (Adoption au sein d'un couple non marié), cons. 2.

8  Notamment décisions nos 2011-208 QPC du 13 janvier 2012, Consorts B. (Confiscation de marchandises saisies en douane), cons. 4 ; 2011-209 QPC du 17 janvier 2012, M. Jean-Claude G. (Procédure de dessaisissement d'armes), cons. 4 ; 2011-212 QPC du 20 janvier 2012, Mme Khadija A., épouse M. (Procédure collective : réunion à l'actif des biens du conjoint), cons. 3 ; 2013-316 QPC du 24 mai 2013, SCI Pascal et autre (Limite du domaine public maritime naturel), cons. 3 ; 2013-325 QPC du 21 juin 2013, M. Jean-Sébastien C. (Droit de délaissement d'un terrain inscrit en emplacement réservé), cons. 3 ; 2013-337 QPC du 1er août 2013, M. Didier M. (Présomption irréfragable de gratuité de certaines aliénations), cons. 3.

9  Décision n° 2013-337 QPC du 1er août 2013 précitée.

10 Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation, cons. 16.

11 Décisions n° 90-283 DC du 8 janvier 1991, Loi relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme, cons. 7, et n° 91-303 DC du 15 janvier 1992, Loi renforçant la protection des consommateurs, cons. 9.

12 Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, cons. 15.

13 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 13

14 Décision n° 2013-370 QPC du 28 février 2014, M. Marc S. et autre (Exploitation numérique des livres indisponibles), cons. 13.

15 Décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, cons. 37.

16 Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l'énergie, cons. 29.

17 Décisions n° 2012-660 DC du 17 janvier 2013, Loi relative à la mobilisation du foncier public en faveur du logement et au renforcement des obligations de production de logement social, cons. 5 ; n° 2014-701 DC du 9 octobre 2014, Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, cons. 18.

18 Cour d'appel de Paris, 18 décembre 2013, n°12/07594.

19 Décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, cons. 29.

20 Décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, cons. 37.

21 Décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998, précitée, cons. 28.

22 Décisions n° 2002-465 DC du 13 janvier 2003, Loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi, cons. 4 ; n° 2004-490 DC du 12 février 2004, Loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française, cons. 93 ; n° 2007-556 DC du 16 août 2007, Loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, cons. 17 ; n° 2008-568 DC du 7 août 2008, Loi portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, cons. 18 ; n° 2009-578 DC du 18 mars 2009, Loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion, cons. 13, et n° 2009-592 DC du 19 novembre 2009, Loi relative à l'orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie, cons. 9.

23 Décision n° 2013-322 QPC du 14 juin 2013, M. Philippe W. (Statut des maîtres sous contrat des établissements d'enseignement privés).

24 Décision n° 2013-336 QPC du 1er août 2013, Société Natixis Asset Management (Participation des salariés aux résultats de l'entreprise dans les entreprises publiques), cons. 10.