• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2013-678 DC

13/06/2023

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 31 octobre 2013, par le Premier ministre, en application des articles 46, alinéa 5, et 61, alinéa 1er, de la Constitution, de la loi organique portant actualisation de la loi n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.

 

Par sa décision n° 2013-678 DC du 14 novembre 2013, le Conseil constitutionnel a jugé l'ensemble des 28 articles de la loi organique conformes à la Constitution, tout en formulant une réserve d'interprétation sur l'article 25.

 

Le Conseil constitutionnel s'est tout d'abord assuré que la loi organique avait été adoptée dans le respect des règles de procédure prévues par la Constitution (cons. 4), notamment en vérifiant que le congrès de la Nouvelle-Calédonie avait été consulté conformément à l'article 77 de la Constitution, dans le respect des conditions prévues par l'article 90 de la loi statutaire (loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie) pour les projets de loi qui « introduisent, modifient ou suppriment des dispositions spécifiques à la Nouvelle-Calédonie » et avant que l'avis du Conseil d'État soit rendu. En l'espèce, l'avis avait été rendu par le congrès le 24 juin 2013. Le Conseil d'État disposait donc de cet avis lorsqu'il a rendu le sien le 27 juin 2013. Le Conseil constitutionnel s'est également assuré que le projet de loi, qui avait « pour principal objet l'organisation d'une collectivité territoriale », avait, comme l'exige le second alinéa de l'article 39 de la Constitution, été examiné en premier lieu par le Sénat1.

 

La décision du Conseil constitutionnel appelle des commentaires sur deux points : l'article 1er, relatif à la compétence de création d'autorités administratives indépendantes (AAI) dans les domaines de compétence du législateur du pays ; l'article 25, relatif au statut civil coutumier.

I. – La compétence de création d'AAI dans les domaines de compétence du législateur du pays (article 1er)

 

L'article 1er de la loi organique prévoit la possibilité de déroger aux dispositions en vigueur relatives à la répartition des compétences entre l'État et les institutions de la Nouvelle-Calédonie pour permettre à cette dernière de créer des AAI dans les domaines qui relèvent de la compétence du législateur du pays.

 

Cet article 1er fait suite à un avis du Conseil d'État2 relatif à la détermination de l'autorité compétente pour instituer des autorités administratives indépendantes en Nouvelle-Calédonie. Le Conseil d'État avait alors estimé que seule une modification de la loi organique du 19 mars 1999 permettrait à l'assemblée délibérante de doter une autorité indépendante du gouvernement et de l'assemblée de pouvoirs allant au-delà des fonctions de médiation, de recommandation et d'évaluation, seules permises par les dispositions statutaires en vigueur, ou même, dans le cadre de celles-ci, d'une capacité décisionnelle suffisante pour pouvoir être qualifiée d'autorité.

 

Cet article 1er fait également écho à une disposition comparable pour la Polynésie française : l'article 30-1 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, inséré par l'article 8 de la loi organique n° 2011-918 du 1er août 2011 relative au fonctionnement des institutions de la Polynésie française. Cet article dispose :

 

« La Polynésie française peut, pour l'exercice de ses compétences, créer des autorités administratives indépendantes, pourvues ou non de la personnalité morale, aux fins d'exercer des missions de régulation dans le secteur économique.

 

« L'acte prévu à l'article 140 dénommé « loi du pays » créant une autorité administrative indépendante en définit les garanties d'indépendance, d'expertise et de continuité.

 

« Il peut lui attribuer, par dérogation aux dispositions des articles 64, 67, 89 à 92 et 95, un pouvoir réglementaire ainsi que les pouvoirs d'investigation, de contrôle, de recommandation, de règlement des différends et de sanction, strictement nécessaires à l'accomplissement de ses missions. »

 

L'article 77 de la Constitution fait relever de la loi organique la création des « institutions de la Nouvelle-Calédonie ». Les règles d'organisation et de fonctionnement de ces institutions sont de niveau organique. Toutefois, une AAI n'est pas une « institution de la Nouvelle-Calédonie » au sens de l'article 77 de la Constitution, contrairement, par exemple, à l'assemblée délibérante de cette collectivité. Dès lors la création d'une AAI ne relève pas du champ du législateur organique.

 

En l'état du droit positif, la création d'une AAI agissant au nom de la Nouvelle-Calédonie implique que ses attributions se rattachent aux compétences de cette collectivité. Mais les attributions de l'AAI ne peuvent alors empiéter ni sur les compétences de l'État ni sur celles des provinces ou des communes. Il en va pourtant nécessairement ainsi si l'AAI doit être dotée d'un véritable pouvoir d'enquête, de décision et de sanction. L'État est en effet compétent en matière de libertés publiques.

 

Par ailleurs, la loi organique répartit les compétences de la Nouvelle-Calédonie entre l'assemblée du territoire, le gouvernement, le président du gouvernement, les ministres. Là aussi, l'attribution d'un pouvoir de décision à une AAI doit être combinée avec cette répartition d'attributions.

 

Si une loi organique est ainsi nécessaire, elle ne peut empiéter sur les attributions de la Nouvelle-Calédonie. Ce territoire est compétent, par exemple en matière de concurrence. Dès lors, il ne peut revenir à la loi organique de créer une AAI en cette matière, sous peine de contrevenir à l'article 77 de la Constitution. Seule la loi du pays est alors compétente pour cette création.

 

L'article 1er de la loi organique soumise au Conseil constitutionnel a été jugé conforme à ces exigences : prévoir dans la loi organique la nécessaire dérogation par rapport aux compétences de l'État ainsi que les limites à cette dérogation ; ne pas empiéter sur la loi du pays.

 

Le Conseil constitutionnel a ainsi relevé que les dispositions de l'article 1er de la loi organique, qui confient à la Nouvelle-Calédonie la compétence pour créer des AAI et pour leur attribuer le pouvoir de prendre les décisions, même réglementaires, celui de prononcer les sanctions administratives ainsi que les pouvoirs d'investigation et de règlement des différends, nécessaires à l'accomplissement de leurs missions, sont doublement limitées.

 

D'une part, la création de telles autorités, qui est confiée au législateur du pays, est limitée aux missions de régulation dans un domaine relevant des compétences de la loi du pays. Ainsi, la compétence nouvelle qui lui est confiée n'est contraire à aucun partage de compétences (cons. 6).

 

D'autre part, le troisième alinéa du nouvel article 27-1 de la loi organique du 19 mars 1999 « prévoit en particulier que les missions de ces autorités administratives indépendantes s'exercent "sans préjudice des compétences dévolues à l'État par les 1° et 2° du I de l'article 21" de la loi organique du 19 mars 1999, qui comprennent notamment la matière de la "garantie des libertés publiques" et celle de la "justice" ». Le Conseil constitutionnel a considéré que « dans ces conditions, l'habilitation du législateur du pays de la Nouvelle-Calédonie à créer des autorités administratives indépendantes respecte l'accord de Nouméa qui, dans son point 3.3, stipule que la justice et l'ordre public restent de la compétence de l'État jusqu'à la nouvelle organisation politique résultant de la consultation des populations intéressées prévue au cours du mandat du congrès de la Nouvelle-Calédonie commençant en 2014 » (cons. 7).

 

Enfin l'article 1er prévoit des règles de nomination des membres d'une AAI de Nouvelle-Calédonie ainsi que des règles budgétaires :

 

– le deuxième alinéa de l'article 27-1 de la loi organique du 19 mars 1999 pose le principe d'une composition et de modalités de désignation des membres d'une AAI de nature à assurer son indépendance et édicte des règles d'incompatibilité ainsi que les conditions dans lesquelles il peut être mis fin au mandat d'un membre d'une AAI ;

 

– le quatrième alinéa de l'article 27-1 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit l'attribution des crédits nécessaires à l'accomplissement des missions de l'AAI, inscrits au budget de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que le contrôle des comptes de l'AAI par la chambre territoriale des comptes ;

 

– l'article 93-1 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit les conditions de nomination des membres d'une AAI (par arrêté du gouvernement après une audition publique du candidat proposé par le gouvernement et une approbation par le congrès à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés).

 

Ces différentes règles ne posent pas de difficultés constitutionnelles particulières mais appellent la même analyse que pour les AAI « métropolitaines ». Le Conseil constitutionnel juge en effet « que le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative indépendante, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission, dès lors que l'exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis ; qu'en particulier, doivent être respectés le principe de la légalité des délits et des peines ainsi que les droits de la défense, principes applicables à toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle ; que doivent également être respectés les principes d'indépendance et d'impartialité découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789 »3.

 

Le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions des deuxième et quatrième alinéas du nouvel article 27-1 et celles du nouvel article 93-1 introduits dans la loi organique du 19 mars 1999 ont pour objet de contribuer à assurer le respect des principes d'indépendance et d'impartialité par des autorités de nature non juridictionnelle auxquelles la loi du pays laisserait le soin de prononcer des sanctions ayant le caractère d'une punition (cons. 9). Ce faisant, le Conseil n'a pas entendu exclure la possibilité que d'autres garanties puissent être, le cas échéant, ajoutées lors de la création effective de telle ou telle autre AAI de la Nouvelle-Calédonie.

 

Le Conseil constitutionnel a ainsi déclaré conforme à la Constitution l'article 1er de la loi organique déférée.

 

 

II. – La modification de règles relatives au statut civil coutumier (article 25)

 

L'article 25 modifie l'article 19 de la loi organique du 19 mars 1999 pour permettre à la juridiction pénale de droit commun saisie d'une demande de dommages et intérêts, après s'être prononcée sur l'action publique concernant des faits de nature pénale commis par une personne de statut civil coutumier à l'encontre d'une personne de même statut civil coutumier, de statuer sur les intérêts civils dans les conditions prévues par la loi.

 

Actuellement, l'article 19 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie prévoit que « la juridiction civile de droit commun est seule compétente pour connaître les litiges et requêtes relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières. Elle est alors complétée par des assesseurs coutumiers dans les conditions prévues par la loi ».

 

Par un arrêt du 30 juin 20094, la Cour de cassation a considéré qu'il résultait de la combinaison de l'article 7 de la loi organique du 19 mars 1999, selon lequel les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies, pour l'ensemble du droit civil, par leur coutume, et de l'article 19 précité, que la juridiction pénale, qui ne peut pas être complétée par des assesseurs coutumiers, est incompétente pour statuer sur les intérêts civils des victimes de droit coutumier lorsque toutes les parties relèvent du statut civil coutumier.

 

En conséquence, les juridictions répressives de Nouvelle-Calédonie renvoient l'auteur de l'infraction et la victime devant la juridiction civile pour qu'elle statue sur les intérêts civils, mais aucun texte ne prévoit un tel renvoi.

 

Le 10 janvier 2013, le congrès de la Nouvelle-Calédonie a adopté une résolution sollicitant la réforme de la procédure d'indemnisation des victimes relevant du statut civil coutumier5. Il y « sollicite solennellement l'État afin qu'il prenne les mesures normatives nécessaires, au titre notamment de ses compétences en matière d'organisation judiciaire et de procédure pénale, pour rendre plus équitable, au profit des victimes relevant du statut civil coutumier, la procédure applicable en matière d'indemnisation des préjudices subis à raison de faits de nature pénale, tout en veillant à ce que cette procédure s'imprègne d'une dimension coutumière afin de pleinement prendre en compte les spécificités identitaires et culturelles attachées au statut civil coutumier kanak ».

 

En conséquence, le Sénat a adopté un amendement portant article additionnel présenté par M. Thani Mohamed Soilihi permettant à la juridiction pénale, après avoir statué sur l'action publique, d'être complétée par des assesseurs coutumiers afin d'examiner les intérêts civils (soit en fin d'audience, soit après chaque affaire).

 

L'Assemblée nationale a adopté un amendement présenté par M. Philippe Gomes proposant un dispositif différent. D'une part, « sauf demande contraire de l'une des parties », la juridiction pénale de droit commun, saisie d'une demande de dommages et intérêts, statue sur les intérêts civils après s'être prononcée sur l'action publique concernant des faits de nature pénale commis par une personne de statut civil coutumier à l'encontre d'une personne de même statut civil coutumier. D'autre part, si l'une des parties le demande, la juridiction pénale de droit commun ordonne le renvoi devant la juridiction civile complétée d'assesseurs coutumiers aux fins de statuer sur les intérêts civils. C'est ce dispositif proposé par l'Assemblée nationale qui a finalement été retenu par la commission mixte paritaire.

 

Le Conseil constitutionnel devait s'assurer que ces dispositions ne portaient pas atteinte aux exigences constitutionnelles relatives au statut coutumier kanak.

 

Alors que ce statut coutumier a pour objet de régir l'ensemble de la matière civile pour les personnes qui n'y ont pas renoncé, le dispositif retenu par le législateur organique permet que des personnes de statut coutumier, en l'absence de demande contraire, voient leur affaire jugée par une juridiction ne comprenant pas d'assesseurs coutumiers. En elle-même, la possibilité ouverte par le législateur d'un jugement de personnes relevant du statut coutumier par une juridiction composée différemment, dans la mesure où elle était subordonnée à leur accord tacite, ne portait pas atteinte à ce statut.

 

Toutefois, la rédaction de l'article 25, en faisant référence au fait que la juridiction pénale de droit commun statue alors « dans les conditions prévues par la loi », ne permettait pas de savoir si la juridiction pénale de droit commun, lorsqu'elle sera saisie d'une demande de dommages et intérêts et qu'aucune demande ne sera formée par une partie pour que la question soit renvoyée à la juridiction civile siégeant dans sa composition assortie d'assesseurs coutumiers, devra juger cette demande selon le droit coutumier.

 

En vertu de l'article 75 de la Constitution : « Les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l'article 34, conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé ». En outre, il résulte du point 1.1 de l'accord de Nouméa une exigence de niveau constitutionnel selon laquelle le statut coutumier kanak régit la matière civile. La mise en œuvre de cette exigence constitutionnelle est assurée par l'article 7 de la loi organique du 19 mars 1999, qui dispose : « Les personnes dont le statut personnel, au sens de l'article 75 de la Constitution, est le statut civil coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes ».

 

Tirant les conséquences de ces exigences constitutionnelles, le Conseil a considéré « que l'instauration de la faculté pour la juridiction pénale de droit commun de statuer sur les intérêts civils dans des instances concernant exclusivement des personnes de statut civil coutumier kanak, lorsqu'aucune de ces personnes ne s'y oppose, n'a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de permettre à la juridiction pénale de droit commun de ne pas faire application de la coutume lorsqu'elle statue sur les intérêts civils » (cons. 37). Il a dans le même temps relevé que la juridiction pénale de droit commun ne serait pas démunie pour faire application de la coutume : « en toute hypothèse, la juridiction pénale peut décider de recourir à une expertise en droit coutumier pour l'évaluation du préjudice, ou, selon l'alinéa 2 du paragraphe I de l'article 150 de la loi organique du 19 mars 1999, consulter le conseil coutumier sur l'interprétation des règles coutumières ».

 

Sous cette réserve d'interprétation, le Conseil a déclaré l'article 25 de la loi organique conforme à la Constitution.

 

Enfin, les autres dispositions de la loi organique (articles 2 à 24 et 26 à 28), « organiques par elles-mêmes ou du fait de leur inséparabilité de dispositions organiques », ont été jugées conformes à la Constitution (cons. 11 à 35).

 

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1  Le Conseil constitutionnel estime en effet que, si la Nouvelle-Calédonie n'est pas régie par le titre XII mais par le titre XIII de la Constitution, elle est une « collectivité territoriale » au sens de l'article 39 de la Constitution (décision n° 2009-587 DC du 30 juillet 2009, Loi organique relative à l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie et à la départementalisation de Mayotte, cons. 4).

2  Avis n° 383.316 du 22 décembre 2009.

3  Décisions nos 2013-331 QPC du 5 juillet 2013, Société Numéricâble SAS et autre (Pouvoir de sanction de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), cons. 10 et 2012-280 QPC du 12 octobre 2012, Société Groupe Canal Plus et autre (Autorité de la concurrence : organisation et pouvoir de sanction), cons. 16. Auparavant, voir par exemple décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet.

4  C. de cass., crim., 30 juin 2009, n° 08-85954. Confirmant la position d'un avis rendu par la Cour de cassation le 15 janvier 2007 (n° 0070001P).

5  Résolution n° 254 du 10 janvier 2013.