Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2013-340 QPC

09/12/2022

Décision n° 2013-340 QPC du 20 septembre 2013

M. Alain G.

(Assujettissement à l'impôt sur le revenu des indemnités
de licenciement ou de mise à la retraite)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 juin 2013 par le Conseil d'État (décision n° 365253 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Alain G. et relative au 1. de l'article 80 duodecies du code général des impôts (CGI) dans sa rédaction issue de l'article 1er de la loi n° 2000-1353 du 30 décembre 2000 de finances rectificative (LFR) pour 2000.

Dans sa décision n° 2013-340 QPC du 20 septembre 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution en assortissant cette déclaration d'une réserve d'interprétation.

 

I. – Contexte de la QPC

A. – Historique et portée des dispositions contestées

1. Historique

L'article 80 duodecies a été inséré dans le CGI par l'article 3 de la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 de finances pour 2000.

Avant cette loi, le régime de taxation à l'impôt sur le revenu (IR) des indemnités de rupture d'un contrat de travail ou d'un mandat social n'était pas défini par la loi. Il reposait sur une appréciation, par l'administration et par le juge de l'impôt, en fonction d'une règle prétorienne, fondée sur l'article 12 du CGI, selon laquelle les sommes versées sont imposables si elles ne réparent pas un préjudice distinct de celui résultant de la perte de rémunération. Étaient donc soumises à l'IR les indemnités correspondant à la compensation de la perte de salaire et, en revanche, les indemnités correspondant à l'indemnisation de tout autre préjudice (moral, professionnel, difficulté à retrouver un emploi…) étaient exonérées. L'administration et le juge se fondaient sur un faisceau d'indices pour apprécier la partie du préjudice non pécuniaire (âge du contribuable, ancienneté dans les fonctions occupées, niveau de formation, condition de la rupture du contrat, trouble dans les conditions d'existence…)

Cet état du droit avait pu être critiqué pour sa nature essentiellement casuistique : « Le Conseil d'État rend une belle et bonne justice sous son chêne, mais chacun doit venir le trouver pour connaître son sort. D'où l'incertitude dans laquelle sont laissés les contribuables »1.

L'article 80 duodecies a été ajouté à la loi de finances (LFI) pour 2000 par un amendement de M. François Hollande qui avait pour objet de répondre à l'émoi suscité par les conditions financières de départ de M. Philippe Jaffré lors du rachat d'ELF par Total en 2000 et, dans le même temps, d'améliorer la sécurité juridique des salariés en cas de licenciement. Il était ainsi présenté par son auteur en séance publique : « L'amendement 524 vise à clarifier le régime fiscal des indemnités de rupture du contrat de travail ou de mandat social. Son premier objectif est la sécurité juridique des salariés, s'agissant des indemnités de départ ou de licenciement. Il tend à exonérer les indemnités correspondant aux conventions collectives ou liées à un plan social, mais à imposer celles qui vont au-delà. Par ailleurs, il a pour effet de mettre fin à certains abus concernant les indemnités de rupture de mandat social, en les soumettant, au-delà d'un certain montant, à l'impôt sur le revenu. »2

Ainsi, l'article 80 duodecies comporte deux volets : le premier détermine les seuils d'assujettissement à l'IR des indemnités de rupture du contrat de travail ou de mise à la retraite des salariés et prévoit que sont totalement exonérées certaines indemnités de licenciement (1. de l'article) ; le second règle le régime fiscal des indemnités de toutes natures versées aux mandataires sociaux et dirigeants de société à l'occasion de la cessation de leurs fonctions (2. de l'article).

La loi n° 2000-1353 du 30 décembre 2000 de finances rectificative pour 2000 a ensuite prévu que pour l'application des dispositions de l'article 80 duodecies aux indemnités de mise à la retraite des salariés, un plafonnement légal est applicable à défaut de plafonnement conventionnel.

L'article 80 duodecies a connu, fin 2005 des modifications successives. L'article 13 de la loi n° 2005-1579 du 19 décembre 2005 portant loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2006 a prévu que les indemnités de licenciement correspondant au montant fixé par la loi ou la convention collective étaient exonérées de toute charge sociale et fiscale dès lors qu'elles dépassaient six fois le plafond annuel de la sécurité sociale (l'effet de seuil bénéficiant aux mieux dotés). Moins de quinze jours plus tard, l'article 56 de la loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005 de finances rectificative pour 2005 a supprimé cette exonération pour les indemnités les plus élevées et a rétabli un plafonnement légal distinct des indemnités de mise à la retraite et des indemnités de licenciement exonérées d'impôt sur le revenu.

D'autres modifications nombreuses ont été apportées à l'article 80 duodecies. En particulier, lors de la création de la rupture conventionnelle du contrat de travail par l'article 5 de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail, le paragraphe V de cet article a complété l'article 80 duodecies pour inclure dans l'exonération sous plafond des indemnités allouées à l'occasion de cette rupture conventionnelle.

Les dispositions de l'article 80 duodecies ont également une portée indirecte en matière de cotisations sociales : à la suite d'un amendement, l'article 2 de la LFSS pour 2000 (loi n° 99-1140 du 29 décembre 1999) a prévu expressément, à l'article L. 242-1 du code de la sécurité sociale (CSS), l'assujettissement des indemnités de licenciement aux cotisations de sécurité sociale pour la fraction qui est elle-même soumise à l'impôt sur le revenu. Ce n'est que la LFSS pour 2011 (paragraphe I de l'article 18 de la loi n° 2010-1594 du 20 décembre 2010) qui a dissocié le régime fiscal et le régime social en introduisant, pour ce dernier, un plafond général d'exonération égal à trois fois le plafond annuel de la sécurité sociale.

2. – Portée des dispositions contestées

Les dispositions déférées au Conseil constitutionnel étaient applicables à compter de l'imposition des revenus de 1999 pour les indemnités de licenciement et de 2000 pour les indemnités de mise à la retraite et jusqu'à celles des revenus de 2005.

Seul le premier volet de l'article 80 duodecies, le 1. de l'article, a fait l'objet de la QPC.

Il était déféré dans sa version modifiée par l'article 1er de la loi de finances rectificative pour 2000 précitée qui a étendu le dispositif de plafonnement légal du 1. aux indemnités de départ à la retraite.

Dans sa version déférée, le 1. de l'article 80 duodecies fixe le principe selon lequel constitue une rémunération imposable « toute indemnité versée à l'occasion de la rupture du contrat de travail ». Il énumère ensuite les exceptions à cette règle.

Sont ainsi exonérées :

a)  les indemnités de départ volontaire en retraite prévues au premier alinéa de l'article L. 122-14-13 du code du travail, dans la limite de 3 050 € (22° de l'article 81 du CGI)3 ;

b)  les indemnités de licenciement ou de départ volontaire versées dans le cadre d'un plan social ;

c)  les indemnités mentionnées à l'article L. 122-14-4 du code du travail. Il s'agit des indemnités suivantes :

  • l'indemnité pour licenciement irrégulier due en application de cet article lorsque l'employeur n'a pas respecté la procédure de licenciement (maximum un mois de salaire) ;
  • l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (minimum six mois de salaire) ;
  • l'indemnité allouée en cas de non-respect de la procédure prévue à l'article L. 321-1 du code du travail en cas de licenciement collectif pour motif économique (minimum deux mois de salaire).

En revanche, ne sont pas visées par cet article les indemnités pour licenciement abusif, qu'elles aient été allouées en cas de rupture infondée d'un contrat à durée déterminée (CDD) en application de l'article L. 132-8 du code du travail ou qu'elles aient été allouées en réparation du préjudice du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse mais qui ne bénéficie pas des indemnités prévues par l'article L. 122-14-4 soit parce qu'il a moins de deux années d'ancienneté, soit parce que l'entreprise emploie habituellement moins de onze salariés.

La doctrine administrative a partiellement atténué la rigueur de cette règle. Ainsi, l'instruction fiscale de juin 2000 précise : « Il sera admis que bénéficie également de cette exonération, l'indemnité prévue en cas de licenciement abusif par l'article L. 122-14-5 du code du travail en faveur des salariés qui ont moins de deux ans d'ancienneté ou dont l'entreprise occupe habituellement moins de onze salariés. Le montant de cette indemnité est fixé par le tribunal en fonction du préjudice subi. »4 S'agissant des indemnités de rupture anticipée d'un CDD, l'instruction actuelle précise que le montant des rémunérations qui auraient été perçues jusqu'au terme du contrat est imposable tandis que le surplus de l'indemnité ne l'est pas5.

Hormis le bénéfice de ces dispositions de doctrine administrative dont les contribuables peuvent se prévaloir, les exceptions au principe de taxation des indemnités de rupture du contrat de travail sont d'interprétation stricte, le Conseil d'État jugeant « qu'à l'exception des indemnités limitativement énumérées par ce texte, toute indemnité perçue à l'occasion de la rupture d'un contrat de travail revêt un caractère imposable »6.

d)  une fraction des indemnités de départ à la retraite ou de licenciement dans la limite d'un plafond prévu par la convention collective, par l'accord de branche et interprofessionnel ou, à défaut, par la loi. La fraction exonérée de ces indemnités est au moins égale à la plus élevée de l'une des deux limites énoncée par la loi (50 % du montant des indemnités allouées ou le double de la rémunération brute perçue au cours de l'année civile précédant la rupture du contrat de travail) sans que l'application de cette limite ne puisse entraîner une exonération supérieure à la moitié de la première tranche du tarif de l'ISF pour les indemnités de licenciement (soit 2,35 millions de francs en 1999, évoluant jusqu'à 366 000 euros en 2005) et au quart de cette première tranche pour les indemnités de mise à la retraite (soit 1,175 million de francs en 1999, évoluant jusqu'à 183 000 euros en 2005).

B. – Origine de la QPC

Le requérant, qui exerçait l'activité de voyageur représentant placier (VRP), a « pris acte » en 2004 de la rupture du contrat de travail qu'il impute à son employeur. Il a alors assigné celui-ci pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. En cours d'instance, une transaction a été conclue : le requérant s'est désisté de son instance en contrepartie du versement de la somme de 105 000 euros. Il a estimé que cette somme était exonérée de l'IR et ne l'a pas déclarée au titre de ses revenus. Il a fait l'objet d'un redressement.

C'est à l'occasion d'un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel confirmant le rejet de sa contestation du redressement que le requérant a posé une QPC.

L'argumentation du requérant consistait principalement à mettre en cause l'interprétation des dispositions contestées qui excluent du bénéfice de l'exonération les indemnités allouées dans le cadre d'une transaction. Il soutenait qu'il était contraire au principe d'égalité d'exonérer (dans la limite du plafond) les indemnités de licenciement qui sont versées spontanément par l'employeur ainsi que celles que l'employeur est condamné à payer au salarié en cas d'absence de cause réelle et sérieuse de licenciement, mais de refuser une telle exonération pour les indemnités que l'employeur a accepté de verser à titre transactionnel au cours de l'instance.

II. – La recevabilité de la QPC

A. – La décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 1999

L'article 3 de la LFI pour 2000 a été examiné par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, le Conseil constitutionnel a jugé : «  – SUR L'ARTICLE 3 :

« 17. Considérant que cet article a pour objet, en insérant un article 80 duodecies dans le code général des impôts, de conférer un fondement législatif propre à l'imposition, au titre de l'impôt sur le revenu, des indemnités versées aux salariés à l'occasion de la rupture du contrat de travail, ainsi qu'aux mandataires sociaux et dirigeants d'entreprise à l'occasion de la cessation de leurs fonctions ;

« 18. Considérant que, s'agissant des salariés, l'article 3 prévoit une exonération partielle ; que la fraction exonérée ne peut être inférieure au montant prévu par l'accord collectif ou par la loi, ni à la moitié des indemnités de licenciement, ni au double de la rémunération annuelle brute perçue au cours de la deuxième année civile précédant le licenciement ; qu'elle ne peut cependant excéder un montant égal à la moitié de la première tranche de l'impôt de solidarité sur la fortune ;

« 19. Considérant que l'article 3 rend applicable le même plafond d'exonération aux indemnités perçues par les mandataires sociaux et dirigeants d'entreprise en cas de cessation forcée de leurs fonctions ;

« 20. Considérant que les sénateurs requérants allèguent que la limite supérieure de l'exonération ainsi définie porterait atteinte à un "principe selon lequel les indemnités qui ont le caractère de dommages-intérêts ne sauraient être soumises à l'impôt sur le revenu" ; que la fixation d'un plafond d'exonération unique méconnaîtrait le principe d'égalité devant les charges publiques ; que les règles d'imposition prévues pour les dirigeants et mandataires sociaux seraient également contraires à ce principe ;

« 21. Considérant, en premier lieu, qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n'interdit de façon générale et absolue l'imposition de sommes versées à titre d'indemnités ; qu'il était loisible au législateur de prévoir l'imposition des indemnités versées à l'occasion de la cessation de fonctions, à condition de prendre en compte les capacités contributives des intéressés ; qu'en fixant un plafond d'exonération se traduisant par un mécanisme d'abattement à la base, et en déterminant, comme elle l'a fait, le niveau de ce plafond, la disposition critiquée n'entraîne pas de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ;

« 22. Considérant, en second lieu, que la distinction établie entre salariés, d'une part, dirigeants et mandataires sociaux, d'autre part, est justifiée par leur différence de situation au regard des règles applicables à la cessation de leurs fonctions ;

« 23. Considérant que les moyens soulevés doivent donc être rejetés ».

Plusieurs éléments devaient être pris en compte pour apprécier la portée de cette décision sur la recevabilité de la question posée.

– Formellement, le dispositif de la décision du 29 décembre 1999 ne déclarait pas l'article 3 conforme à la Constitution. Toutefois, cette décision est intervenue à une époque où le Conseil avait pour pratique de ne faire figurer dans le dispositif de ses décisions que les censures. Le Conseil constitutionnel a déjà eu l'occasion, s'agissant de décisions comparables, de considérer qu'une disposition, si elle a été spécialement examinée et déclarée conforme à la Constitution dans les motifs de l'une de ses décisions, doit être regardée comme ayant été déclarée conforme à la Constitution au sens de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 19587.

– La version renvoyée au Conseil constitutionnel est celle résultant de la LFR pour 2000, c'est-à-dire celle incluant un plafonnement légal pour l'exonération des indemnités de mise à la retraite et plus seulement un plafonnement conventionnel. Il y a donc une modification du texte au second alinéa du 1. de l'article 80 duodecies. Toutefois celle-ci n'était pas de nature à modifier l'appréciation de la question de constitutionnalité posée.

– Le Conseil d'État a développé une jurisprudence restrictive de l'application du bénéfice des exonérations prévues par les dispositions contestées.

B. – La jurisprudence du Conseil d'État

Dans sa décision renvoyant la QPC au Conseil constitutionnel, le Conseil d'État a jugé « qu'à l'exception des indemnités qui y sont limitativement énumérées, toute somme perçue par le salarié à l'occasion de la rupture de son contrat de travail revêt un caractère imposable, que cette indemnité compense une perte de salaires ou qu'elle répare un préjudice d'une autre nature ; qu'il en va notamment ainsi des indemnités perçues par un salarié en exécution d'une transaction conclue avec son employeur à la suite d'une « prise d'acte » de la rupture de son contrat de travail, qui ne peuvent bénéficier, en aucune circonstance et quelle que soit la nature du préjudice qu'elles visent à réparer, d'une exonération d'impôt sur le revenu ».

Dans ses observations en défense dans la présente QPC, le Gouvernement proposait au Conseil constitutionnel de retenir une interprétation différente de celle du Conseil d'État et qui ne ferait pas obstacle à ce que les indemnités de licenciement accordées dans le cadre d'une transaction bénéficient de l'exonération fiscale. À ce titre, il faisait valoir que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation juge que, pour déterminer si les sommes allouées sont ou non exonérées de cotisations sociales (l'article L. 242-1 du code de la sécurité sociale – CSS – renvoyant à l'article 80 duodecies du CGI), il appartient à la cour d'appel « de rechercher elle-même, comme elle y était invitée, la qualification à donner aux sommes objet de la transaction »8. En outre, l'administration fiscale paraît également avoir retenu une interprétation différente de celle du Conseil d'État puisque l'instruction précitée de juin 2000 citait en note de bas de page : « Les salariés ayant moins de deux ans d'ancienneté ou licenciés pour faute grave ou, a fortiori, pour faute lourde, ne peuvent bénéficier d'une indemnité légale ou, sauf exception, conventionnelle. Toutefois, une transaction donnant lieu au versement d'une indemnité peut être conclue avec l'employeur. Les dispositions du deuxième alinéa du 1 de l'article 80 duodecies sont applicables, dans les conditions prévues aux 16 à 18, à l'indemnité transactionnelle ainsi versée. »

 

Le Gouvernement proposait donc au Conseil constitutionnel d'écarter l'interprétation mise en avant par le Conseil d'État dans la décision de renvoi et de juger que la bonne interprétation à donner des dispositions en cause conduit à écarter le grief comme manquant en fait.

L'orientation proposée par le Gouvernement n'était possible qu'à la condition que le Conseil constitutionnel estime que l'interprétation du Conseil d'État ne constitue pas une jurisprudence constante. À défaut, le Conseil constitutionnel ne pouvait dissocier la disposition contestée de l'interprétation formulée par le Conseil d'État dans la décision de renvoi que s'il l'estimait contraire à la Constitution et en formulant une réserve d'interprétation. En effet, le Conseil juge, d'une part, « qu'en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition »9 et, d'autre part, « qu'il ne lui appartient de procéder à l'interprétation du texte qui lui est déféré que dans la mesure où cette interprétation est nécessaire à l'appréciation de sa constitutionnalité »10.

Le Conseil constitutionnel disposait de plusieurs éléments pour apprécier l'existence de cette jurisprudence.

Premièrement, dans l'état du droit antérieur à la réforme contestée, le juge de l'impôt estimait que les modalités selon lesquelles les indemnités de rupture du contrat de travail sont allouées sont indifférentes au regard de l'appréciation du critère conduisant à les soumettre ou à les soustraire à la taxation. Le Conseil d'État procédait à cette analyse que l'indemnité soit allouée par la juridiction ou par un protocole d'accord11 ou une sentence arbitrale12. Dans sa décision du 6 janvier 1984, le Conseil d'État a même jugé : « Considérant, en second lieu, que la circonstance que l'article L. 122-14-4 du Code du travail prévoit, dans certains cas, l'octroi au salarié licencié, par le tribunal saisi, d'une indemnité dont le montant ne peut être inférieur au minimum fixé par cet article est, par elle-même, sans influence sur la détermination de la nature de l'indemnité versée à M. Moschetto, en application de l'arrangement amiable susmentionné du 18 septembre 1974 ;

« Considérant, en troisième lieu, qu'en admettant même, eu égard aux circonstances particulières de l'affaire, que la somme litigieuse représente, en tout ou en partie, une fraction d'une indemnité de licenciement, une telle indemnité ne peut être regardée comme ayant le caractère de dommages-intérêts non imposables que si elle a pour objet de compenser un préjudice autre que celui résultant de la perte de salaires ; que l'existence d'un tel préjudice n'est pas, en l'espèce, établie ».

Postérieurement à l'adoption de la nouvelle législation, le Conseil d'État a mis fin à son analyse en fonction de la nature des indemnités versées. Dans sa décision n° 315056 du 27 octobre 2010 portant sur une question proche (interprétation de la doctrine fiscale qui rend applicable l'exonération d'impôt des sommes perçues en capital aux indemnités de licenciement visées par l'article L. 122-14-4 du code du travail), le Conseil d'État a jugé que le passage de la doctrine invoqué par le requérant est : « inclus dans une partie consacrée au licenciement qui, dans son paragraphe n° 4, précise que la réparation du préjudice subi par le salarié en cas de rupture abusive du contrat de travail est prévue par les articles L. 122-14-4 et L. 122-14-5 du code du travail ; que ces articles du code, alors en vigueur, se référaient aux indemnités accordées par une décision juridictionnelle ; que, dès lors, un contribuable ne peut se prévaloir de cette tolérance lorsque les indemnités lui ont été accordées sur le fondement d'une transaction ; qu'il en va de même lorsque la transaction a fait l'objet d'un jugement par lequel, à la demande des parties, le conseil de prud'hommes a seulement donné acte des accords transactionnels et constaté l'extinction de la procédure engagée devant lui ; que, par suite, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant que le requérant ne pouvait se prévaloir de cette tolérance, dès lors que les indemnités en litige lui avaient été accordées non par le juge mais sur le fondement d'une transaction ayant fait l'objet d'un tel jugement de donné acte ». Cette décision montre que le Conseil d'État est prêt à faire une différence entre les transactions homologuées par le juge, qui pourraient entrer dans le champ de l'exonération d'impôt et les transactions dont le juge s'est contenté de prendre acte en constatant le désistement, qui n'y entreraient pas. L'arrêt du 27 octobre 2010 a toutefois été rendu sur une transaction signée en 1994 et, par conséquent, sur l'état du droit antérieur à la disposition contestée.

Deuxièmement, le Conseil constitutionnel a déjà jugé que l'interprétation donnée dans la décision de renvoi peut constituer la jurisprudence constante alors même qu'aucune autre décision antérieure ne confirmait cette interprétation (Décision n° 2011-185 QPC du 21 octobre 2011, M. Jean-Louis C. – Levée de l'hospitalisation d'office des personnes pénalement irresponsables). Dans tous les autres cas où le Conseil constitutionnel a fait référence à une « jurisprudence constante », l'interprétation résultait d'au moins un autre arrêt ou décision antérieur à l'arrêt ou à la décision de renvoi.

En l'espèce, le Conseil a estimé que la jurisprudence du Conseil d'Etat, rappelée dans la décision de renvoi de la QPC, est constante (cons. 5).

La prise en compte de cette jurisprudence constante a conduit le Conseil constitutionnel à estimer qu'il devait examiner la disposition telle qu'interprétée par le Conseil d'État, ce qui constitue un changement des circonstances depuis la décision du 29 décembre 1999 précitée.

 

III. – Examen de la constitutionnalité des dispositions contestées

A. – La jurisprudence du Conseil constitutionnel

Si l'article 6 de la Déclaration de des droits de l'homme et du citoyen de 1789 consacre un principe d'égalité devant la loi, le Conseil constitutionnel déduit principalement le principe de l'égalité devant l'impôt de l'article 13 de la Déclaration de 1789 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».

Le Conseil combine toutefois les exigences de l'article 13 de la Déclaration avec l'article 34 de la Constitution13, dont il déduit le considérant de principe suivant : « que conformément à l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives des redevables ». Comme l'explicitait déjà Bruno Genevois en 1988 : « pour l'application du principe d'égalité devant l'impôt, le Conseil constitutionnel est conduit, par la force des choses à laisser au législateur une importante marge de manœuvre lorsque celui-ci fixe l'assiette et le taux d'une imposition ».

Sur le fondement de l'article 13 de la Déclaration de 1789, le Conseil constitutionnel considère que « pour assurer le principe d'égalité, [le législateur] doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose ; que cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques » 14.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d'impôt sur le revenu est abondante. Une partie a trait à l'examen de dispositions instituées à des fins incitatives, qu'il s'agisse d'inciter à l'épargne salariale15, à l'acquisition de valeurs mobilières16, à l'emploi de salariés à domicile17 ou même à des fins de politique économique générale, telle la stimulation de la croissance ou de l'emploi18. En pareil cas, le Conseil constitutionnel s'assure que les critères retenus sont objectifs et rationnels et qu'ils sont bien en adéquation avec les buts poursuivis par le législateur.

Hormis ces hypothèses, le Conseil constitutionnel veille, d'une part, au respect du caractère progressif de l'impôt sur le revenu19 et, d'autre part, à l'absence de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques qui résulterait d'un taux manifestement excessif au regard des facultés contributives20.

En l'espèce, il ne s'agit toutefois ni d'une fiscalité incitative ni d'une question de taux. Il ne s'agit pas de contrôler les différences de traitement au regard d'un but d'intérêt général mais d'apprécier si les critères retenus pour la détermination de l'assiette de l'IR sont objectifs et rationnels. Outre la décision précitée du Conseil constitutionnel du 29 décembre 1999 sur l'article 80 duodecies, la question de la fiscalisation partielle des indemnités journalières d'accident du travail mérite d'être citée.

Dans la loi de finances pour 2010, le législateur a estimé que les indemnités journalières d'accident du travail devaient cesser d'être totalement exonérées d'IR pour y être taxées à hauteur de 50 %. Le Conseil a jugé que « les indemnités journalières d'accident du travail constituent un revenu de remplacement consécutif à un accident du travail ; que le législateur a pu, pour prendre en compte la nature particulière de ces indemnités ainsi que l'origine de l'incapacité de travail, prévoir qu'elles soient regardées comme un salaire à hauteur de 50 % de leur montant ; que, dès lors, il n'a pas créé une différence de traitement injustifiée entre les bénéficiaires d'indemnités journalières d'accident du travail et les autres personnes qui perçoivent des indemnités journalières parce qu'elles se trouvent dans l'incapacité de travailler en raison de leur état physique »21.

B. – Examen au cas d'espèce

L'interprétation retenue par le Conseil d'État était mise en cause en ce qu'elle conduit à ce qu'une indemnité transactionnelle, notamment à la suite d'une « prise d'acte » par le salarié de la rupture de son contrat de travail, ne soit ni une indemnité de licenciement ni une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

 

Depuis une série de décisions du 25 juin 2003, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation pose une alternative : « lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets, soit d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient, soit, dans le cas contraire, d'une démission »22. Par ailleurs, devant la juridiction du travail, la transaction occupe une place particulière dès lors que la conciliation constitue une phase légale obligatoire préalable à l'accès à la formation de jugement (article L. 1411-1, ancien L. 511-1, du code du travail). La transaction est devenue le domaine de prédilection du droit du travail : en 2007, 44,8 % des actions prud'homales au fond et 55,7 % des instances en référé se terminent sans jugement23. La chambre sociale de la Cour de cassation admet la licéité de la transaction même avant la saisine du juge, à condition qu'elle intervienne après que la rupture du contrat de travail a été consommée (et ce afin de ne pas permettre le détournement des règles d'ordre public qui encadrent les conditions de rupture du contrat de travail).

 

Sur le plan constitutionnel, le Conseil constitutionnel a estimé que le fait d'avoir ou non laissé le juge du contrat de travail statuer ne constitue pas une différence de situation en adéquation avec la différence de traitement au regard de la loi fiscale entre les indemnités perçues par les salariés dont le contrat de travail est rompu.

 

Par suite, le Conseil constitutionnel a estimé qu'une indemnité ne cesse pas d'être « de licenciement » ou « pour licenciement sans cause réelle et sérieuse » parce que les parties se sont accordées sur son montant au lieu de laisser le juge ou l'arbitre statuer sur la demande. Certes, « l'administration et le juge de l'impôt ne sont pas liés par la qualification… retenue par les signataires de la transaction »24, mais ils ne sont pas davantage liés par la qualification retenue par une sentence arbitrale25, et, en tout état de cause, il ne peut s'en déduire que les modalités de détermination de l'indemnité modifieraient sa nature.

Par suite le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions de l'article 80 duodecies : « ne sauraient, sans instituer une différence de traitement sans rapport avec l'objet de la loi, conduire à ce que le bénéfice de ces exonérations varie selon que l'indemnité a été allouée en vertu d'un jugement, d'une sentence arbitrale ou d'une transaction ; qu'en particulier, en cas de transaction, il appartient à l'administration et, lorsqu'il est saisi, au juge de l'impôt de rechercher la qualification à donner aux sommes objet de la transaction » (cons. 6).

Le Conseil constitutionnel a ainsi :

 

– formulé une réserve d'interprétation consistant à juger que le bénéfice de l'exonération prévue à l'article 80 duodecies ne saurait varier selon que l'indemnité a été allouée en vertu d'un jugement, d'une sentence arbitrale ou d'une transaction ;

 

– considéré que pour le surplus, les changements intervenus postérieurement à la décision du 29 décembre 1999 dans la rédaction de l'article 80 duodecies ne sont pas de nature à justifier un réexamen des autres griefs tirés de l'atteinte à l'égalité devant les charges publiques.

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1  J. Turot, « Indemnités de licenciement : quand le Conseil d'État se fait juge de paix », RJF 1991, p. 235.

2  Assemblée nationale, compte rendu de la première séance du jeudi 21 octobre 1999, p. 7745.

3  Cette franchise de 3 050 € n'a été supprimée que par l'article 100 de la loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009 de finances pour 2010.

4  Instruction 5-F-8-00, Bulletin officiel des impôts n° 118 du 26 juin 2000.

5  BOI-RSA-CHAMP-20-40-2010912, tableau récapitulatif, p. 29.

6  CE, 5 mai 2010, M. et Mme Arribart, n° 309803, 9° et 10° sous-sections.

7  Décisions n° 2013-331 QPC du 5 juillet 2013, Société Numéricâble SAS et autre (Pouvoir de sanction de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), cons. 7 et n° 2010-19/27 QPC du 30  juillet 2010, Époux P. et autres (Perquisitions fiscales), cons 5 et 10.

8  Cour de cassation, deuxième chambre civile, 30 juin 2011, n° 10-21274.

9  Décision n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010, Compagnie agricole de la Crau (Imposition due par une société agricole), cons. 4.

10 Décision n° 2013-322 QPC du 14 juin 2013, M. Philippe W. (Statut des maîtres des établissements d'enseignement privés), cons. 12.

11 CE, 24 mai 1978, n° 08191, 7e et 8e sous-sections.

12 CE, 15 octobre 1982, n° 29057, 7e et 8e sous-sections.

13 Voir décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981, Loi de finances pour 1982, cons. 6. Pour des exemples plus récents, décisions n° 2009-577 DC du 3 mars 2009, Loi relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision, cons. 25, n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, cons. 15 et 38, n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, cons. 39.

14 Décision n° 2012-661 DC du 29 décembre 2012, Loi de finances rectificative pour 2012, cons. 22.

15 Décision n° 97-388 DC du 20 mars 1997, Loi créant les plans d'épargne retraite, cons. 23 et 25.

16 Décision n° 2000-442 DC du 28 décembre 2000, Loi de finances pour 2001, cons. 2 à 5.

17 Décision n° 2002-464 DC du 27 décembre 2002, Loi de finances pour 2003, cons. 22 à 26 et 2004-511 DC du 29 décembre 2004, Loi de finances pour 2005, cons. 38 à 42.

18 Décision n° 2007-555 DC du 16 août 2007, Loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat (TEPA) cons. 12 et 13.

19 Décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997, Loi de finances pour 1998, cons. 32.

20 Décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012, Loi de finances pour 2013, cons. 48 à 50, 63 à 65 et 75 à 79.

21 Décision n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, cons. 87.

22 Cour de cassation, chambre sociale, 25 juin 2003, n° 01-43578.

23 C. Fourcade, « La transaction en droit du travail : quelle place pour la liberté contractuelle ? », Droit social, 2007, p. 166.

24 CE, 15 février 1982, n° 24096.

25 CE, 11 mai 1984, n° 40412, 7e et 8e sous-sections.