Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2012-279 QPC

09/12/2022

Non conformité partielle

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 17 juillet 2012 par le Conseil d'État (décision n° 359223 du même jour) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Jean-Claude P., portant sur les articles 2 à 11 de la loi n° 69-3 du 3 janvier 19691 relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe.

Dans cette procédure, l'association France Liberté Voyage a justifié d'un intérêt spécial lui permettant d'adresser des observations en intervention conformément aux dispositions de l'article 6, alinéa 2, du règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité.

Dans sa décision n° 2012-279 QPC du 5 octobre 2012, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les dispositions de la loi du 3 janvier 1969 instaurant un carnet de circulation ainsi que celles imposant aux personnes sans domicile ni résidence fixe, trois ans de rattachement ininterrompu dans la même commune pour être inscrites sur les listes électorales. Il a, pour le surplus, déclaré les dispositions de la loi du 3 janvier 1969 conformes à la Constitution.

 

I. – Dispositions contestées

A. – Historique et objet des dispositions contestées

La loi du 3 janvier 1969 est venue remplacer celle du 16 juillet 1912 imposant aux gens du voyage de détenir un carnet anthropométrique2.

Le système mis en place par la loi de 1969 comprend deux principaux éléments, également mis en cause par le requérant : la délivrance et le contrôle des titres de circulation ainsi que le régime de la commune de rattachement des personnes concernées (lequel détermine en outre les conditions d'exercice de leurs droits civiques).

  • S'agissant de la délivrance et du contrôle des livrets de circulation, la loi contestée opère une distinction entre :

– Les personnes qui disposent d'une résidence fixe pour une durée inférieure à six mois dans un État membre de l'Union européenne. Ces personnes (des forains pour l'essentiel) ne répondent pas à la définition stricte de « gens du voyage » fixée par la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage. En effet, elles ne vivent pas de manière permanente en résidence mobile.

Ces personnes, ainsi que leurs accompagnants et préposés âgés de plus de seize ans, doivent être munies d'un livret spécial de circulation délivré par les autorités administratives (article 2 de la loi). La validité de ce livret doit être prorogée par ces autorités (article 6 de la loi).

Ce livret spécial de circulation, à la différence des autres titres de circulation (livret et carnet de circulation, cf. infra), n'est soumis à aucun visa3.

– Les personnes âgées de plus de seize ans qui sont dépourvues de domicile ou de résidence fixe depuis plus de six mois et qui « logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile ». Il s'agit ici des « gens du voyage » au sens strict du terme. Le législateur opère une nouvelle distinction au sein de cette catégorie.

D'une part, l'article 4 de la loi régit les personnes justifiant de « ressources régulières leur assurant des conditions normales d'existence » et les personnes à leur charge qui doivent, pour pouvoir circuler, disposer d'un « livret de circulation qui devra être visé à des intervalles qui ne pourront être inférieurs à trois mois par l'autorité administrative ». L'intervalle qui est actuellement prévu par le pouvoir réglementaire entre deux visas du livret de circulation est d'un an4.

D'autre part, l'article 5 de la loi régit les personnes ne pouvant justifier de telles ressources qui doivent, quant à elles, être munies d'un « carnet de circulation qui devra être visé tous les trois mois, de quantième à quantième, par l'autorité administrative ».

Le livret spécial de circulation, le livret de circulation et le carnet de circulation ont tous trois une validité de cinq ans5.

En outre, il faut préciser que la circulation en l'absence de titres de circulation est pénalement réprimée, les sanctions étant différentes selon le titre de circulation.

S'agissant de l'absence de livret (spécial ou non) de circulation, le décret n° 70-708 du 31 juillet 1970 portant application de la loi de 1969 contient plusieurs incriminations6 :

– le fait, pour les personnes visées aux articles 2 et 4 de la loi (personnes disposant d'une résidence fixe pour une durée inférieure à six mois et personnes dépourvues de résidence fixe pouvant justifier de ressources suffisantes), d'exercer une activité ambulante ou de circuler sans livret de circulation constitue une contravention de 5e classe punie d'une amende de 1 500 euros (article 19 du décret) ;

– le défaut de visa de son titre de circulation (livret et carnet de circulation) constitue une contravention de 5e classe punie d'une amende de 1 500 euros (article 20 du décret) ;

– le fait de ne pas répondre à une réquisition des officiers ou agents de police judiciaire, agents de la force ou de l'autorité publique, constitue une contravention de 4e classe punie de 750 euros (article 21 du décret).

S'agissant de l'absence de carnet de circulation, elle est punie d'un an d'emprisonnement (article 5 alinéa 2 de la loi de 1969).

  • Concernant la détermination de la commune de rattachement des personnes concernées

L'article 7 de la loi contestée prévoit que toute personne sollicitant la délivrance d'un livret ou d'un carnet de circulation doit faire connaître sa commune de rattachement. Ce rattachement est ordonné par le préfet ou le sous-préfet. L'article 8 fixe une limite à ce choix : le nombre de personnes détentrices d'un titre de circulation ne doit pas dépasser 3 % de la population municipale ; si tel était le cas, la personne concernée devrait choisir une autre commune de rattachement. Pour assurer l'unité des familles notamment, il est prévu que le préfet peut autoriser une dérogation à ce plafond de rattachement.

Le choix de la commune se fait pour une durée minimale de deux ans, sauf dérogation accordée lorsque des circonstances d'une particulière gravité le justifient (article 9 de la loi).

Ce rattachement à une commune produit tout ou partie des effets attachés au domicile (célébration du mariage, inscription sur les listes électorales, accomplissement des obligations fiscales et celles prévues par les législations de sécurité sociale et la législation sur l'aide aux travailleurs sans emploi ainsi qu' l'obligation du service national).

  • Concernant l'exercice des droits civiques :

Le troisième alinéa de l'article 10 de la loi de 1969 fixe un régime particulier en matière d'inscription sur la liste électorale et donc d'exercice des droits civiques et politiques.

En effet, l'inscription sur la liste électorale, sur demande des intéressés, ne pourra être effective que s'ils justifient d'un rattachement ininterrompu de trois ans dans une même commune.

B. – Une loi en débat

La loi du 3 janvier 1969 a fait l'objet de nombreux débats tant au niveau interne qu'au niveau international.

– Au niveau interne, dans sa délibération n° 2009-316 du 14 septembre 2009, faisant suite à celles du 17 septembre 2007 (n° 2007-372) et du 6 avril 2009 (n° 2009-143), la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) considérait, d'une part, que le dispositif de livrets et surtout, de carnet de circulation, tel que prévu par la loi du 3 janvier 1969, instaure une différence de traitement injustifiée au détriment de certains citoyens français et, par conséquent, recommandait que : « les conditions de délivrance, de suivi et de contrôle du carnet de circulation soient redéfinies afin d'éliminer l'obligation de le faire viser tous les 3 mois, de limiter les contrôles et que les peines encourues pour défaut de carnet ne soient plus des peines de prisons mais uniquement des amendes contraventionnelles ».

D'autre part, s'agissant de l'accès au droit de vote, la HALDE a, dans cette même délibération, pu affirmer que : « Cette discrimination directe à l'encontre des gens du voyage dans l'accès à l'un des droits les plus élémentaires du citoyen ne repose sur aucune justification objective, ce dispositif doit donc être réformé ».

Pour sa part, le Gouvernement, répondant dans un courrier du 2 février 2009 à la délibération précitée de la HALDE du 17 décembre 2007, a reconnu, suivant la HALDE qui le cite7, que la loi de 1969 est défavorable aux gens du voyage et a exprimé une volonté de réforme de certains points de la loi (concernant principalement les modalités de contrôle des titres et le droit d'accès au vote). Cela étant, aucun projet de loi n'a été déposé en ce sens.

Une proposition de loi n° 3042 du 15 décembre 2010 visant à l'abrogation totale de la loi n° 69-3 du 3 janvier 1969 a toutefois été déposée par l'opposition sur le bureau de l'Assemblée nationale.

Dans l'exposé des motifs, les députés affirment que cette loi instaure un « dispositif discriminatoire et manifestement disproportionné » auquel « il est urgent de mettre fin ». À l'appui de cette position, ils invoquent la différence de traitement subie injustement, selon eux, par les gens du voyage dans leurs conditions de circulation mais également dans l'exercice de leurs droits civiques.

Les députés indiquent en outre, à la fin de l'exposé, qu'« il semble évident que cette loi serait, quoi qu'il en soit, censurée par le Conseil constitutionnel si celui-ci était saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité ».

Plus récemment, le sénateur Pierre HÉRISSON a, dans un rapport remis au Premier ministre au mois de juillet 20118, préconisé l'alignement sur le droit commun en matière d'inscription sur les listes électorales (passage à un délai de six mois) ainsi que, surtout, la suppression pure et simple des titres de circulation. Selon lui : « l'obsolescence constatée des titres de circulation conduit à préconiser leur suppression ce qui, de facto, entraînerait également la suppression de l'obligation de pointage qui y est attachée »9.

Il a en revanche préconisé le maintien de la règle de plafond de rattachement à 3 % de la population de la commune.

Dans un avis du 22 mars 201210, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a, quant à elle, recommandé la mise en œuvre immédiate des propositions faites par le sénateur Hérisson tout en déplorant l'absence de remise en cause de la règle des 3 %.

– Au niveau international, M. Alvaro GIL-ROBLES, commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, a dans un rapport relatif au respect effectif des droits de l'homme du 15 février 200611, dénoncé le régime découlant de la loi du 3 janvier 1969.

Principalement, le commissaire soulève trois griefs à l'endroit du dispositif étudié12 : la rupture d'égalité entre les gens du voyage et les autres citoyens français dans leurs modalités de circulation (exigence, lors des contrôles policiers et en plus de la pièce d'identité, d'un livret ou d'un carnet de circulation) ; une autre rupture d'égalité dans l'exercice des droits civiques (délai de rattachement de 3 ans) ; une restriction disproportionnée « à la liberté de s'installer dans la commune de son choix » (contestation du seuil de 3%, cf supra IA).

En l'espèce, la QPC s'articulait principalement autour des trois mêmes reproches.

 

II. – Examen de constitutionnalité

Le requérant et l'association intervenante soulevaient plusieurs griefs à l'encontre de la loi du 3 janvier 1969, estimant qu'elle contrevenait à la liberté d'aller et venir découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, au respect de la vie privée, au principe d'égalité résultant des articles 1 et 6 de la Déclaration de 1789, et aux droits civiques attachés à la qualité de citoyen des personnes concernées.

A. – La jurisprudence du Conseil constitutionnel

Pour procéder au contrôle de constitutionnalité des dispositions législatives critiquées, le Conseil constitutionnel a rappelé les normes constitutionnelles applicables et sa jurisprudence constante.

S'agissant de l'égalité, après avoir rappelé les dispositions des articles 1er et 6 de la Déclaration de 1789 ainsi que celles de l'article 1er de la Constitution, le Conseil constitutionnel, reprenant une jurisprudence bien établie13, a indiqué que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

Le Conseil constitutionnel a déjà eu à examiner, au regard du principe d'égalité devant la loi, des dispositions relatives aux gens du voyage et, en particulier au régime particulier d'évacuation des résidences mobiles. Dans une décision du 9 juillet 2010, il a jugé que les dispositions contestées applicables aux personnes dites gens du voyage dont l'habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles n'ayant ni domicile ni résidence fixes de plus de six mois dans un État membre de l'Union européenne « sont fondées sur une différence de situation entre les personnes, quelles que soient leurs origines, dont l'habitat est constitué de résidences mobiles et qui ont choisi un mode de vie itinérant et celles qui vivent de manière sédentaire ; qu'ainsi la distinction qu'elles opèrent repose sur des critères objectifs et rationnels en rapport direct avec le but que s'est assigné le législateur en vue d'accueillir les gens du voyage dans des conditions compatibles avec l'ordre public et les droits des tiers ; qu'elles n'instituent aucune discrimination fondée sur une origine ethnique ; que, par suite, elles ne sont pas contraires au principe d'égalité »14.

S'agissant de la liberté d'aller et de venir et du droit au respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel a d'abord rappelé la compétence du législateur, en vertu de l'article 34 de la Constitution, pour fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Il a précisé, selon la formulation d'un considérant de principe, que dans le cadre de cette mission, il appartient au législateur d'opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré. En particulier, dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure15, il a précisé que les mesures de police administrative susceptibles d'affecter l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure la liberté d'aller et venir, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 et le respect de la vie privée qu'implique la liberté proclamée par l'article 2 de ladite Déclaration, doivent être justifiées par la nécessité de sauvegarder l'ordre public et proportionnées à cet objectif.

Dans deux décisions antérieures du 9 juillet 2010 et du 10 mars 2011, le Conseil a déjà eu l'occasion d'examiner, au regard du respect de la liberté d'aller et de venir, des dispositions relatives au régime dérogatoire d'évacuation forcée des résidences mobiles. Dans la première décision, il a jugé que la procédure ne conduisait pas à « une conciliation (…) manifestement déséquilibrée entre la nécessité de sauvegarder l'ordre public et les autres droits et libertés » que la Constitution garantit16. Dans la seconde, il a estimé que compte tenu du caractère expéditif de la mesure instituée, les dispositions soumises à son examen n'instituaient pas de garanties suffisantes « pour assurer une conciliation qui ne serait pas manifestement déséquilibrée entre la nécessité de sauvegarder l'ordre public et les droits et libertés constitutionnellement garantis »17.

Cette jurisprudence récente relative aux dispositions qui permettent l'évacuation forcée des gens du voyage de certains terrains n'était pas topique pour la question posée à l'occasion de la présente QPC, relative au régime des titres de circulation. Toutefois, dans une jurisprudence plus ancienne, le Conseil constitutionnel s'est penché sur l'atteinte à la liberté d'aller et de venir qui pourrait résulter de l'institution d'un régime de contrôle des titres d'identité et de voyage.

– Dans une décision du 20 janvier 1981, il a jugé que « la gêne que l'application des dispositions de l'alinéa 1er précité [permettant des vérifications d'identité à l'occasion d'enquêtes] peut apporter à la liberté d'aller et de venir n'est pas excessive, dès lors que les personnes interpellées peuvent justifier de leur identité par tout moyen et que, comme le texte l'exige, les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons motivant l'opération sont, en fait, réunies »18.

– S'agissant des étrangers, le Conseil a jugé le 13 août 1993, « qu'en conférant à l'autorité administrative la faculté d'imposer une déclaration préalable à la sortie du territoire à certaines catégories d'étrangers, pour les besoins de la protection de la sécurité nationale, le législateur n'a pas subordonné le fait de quitter le territoire français à une exigence d'autorisation préalable ; qu'en effet, la délivrance du visa de sortie par l'autorité administrative ne permet pas à celle-ci d'exercer une appréciation quant à l'opportunité du déplacement envisagé par l'étranger ; que la déclaration préalable effectuée doit entraîner la délivrance de ce visa justifiant de l'accomplissement de la formalité exigible ; que, sous ces réserves d'interprétation, l'article 29 de la loi n'apporte pas à la liberté d'aller et venir une gêne excessive »19.

– Il a également examiné, le 22 avril 1997, la disposition par laquelle le législateur habilite les services de police et les unités de gendarmerie à retenir le passeport ou le document de voyage des personnes de nationalité étrangère en situation irrégulière. Il a jugé que cette disposition a pour seul objet de garantir que l'étranger sera en possession du document permettant d'assurer son départ effectif du territoire national. Il « ne saurait en aucune façon être fait obstacle à l'exercice par l'étranger du droit de quitter le territoire national ». Par suite, « à toute demande formulée par l'étranger de restitution du document retenu en vue d'un départ effectif du territoire français », celui-ci devra lui être remis sans délai du lieu où il quittera le territoire national. Sous cette réserve d'interprétation, le Conseil a jugé qu'il n'était pas porté atteinte à un principe constitutionnel20.

De cette jurisprudence, il résulte que le Conseil constitutionnel a relevé l'atteinte que peut porter à la liberté d'aller et de venir un régime de détention et de contrôle des titres d'identité et de voyage et qu'il a veillé à ce que cette atteinte ne revête pas un caractère disproportionné au but poursuivi.

B. – La décision du 5 octobre 2012

Dans cette décision, le Conseil constitutionnel s'est prononcé successivement sur la constitutionnalité du régime des titres de circulation, institué par les articles 2 à 6 et sur celle des règles relatives à la commune de rattachement, prévues par les articles 7 à 10.

1. – Sur le régime des titres de circulation

* Tout d'abord, dans sa décision du 5 octobre 2012, le Conseil constitutionnel a examiné l'existence et les règles de visa des titres de circulation applicables aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe.

Il a rappelé que les articles 2 à 6 sont relatifs au régime des titres de circulation que doivent détenir les personnes se trouvant en France sans domicile ni résidence fixe de plus de six mois. En ce sens, en vertu du premier alinéa de l'article 2 et de l'article 3 de la loi du 3 janvier 1969, sont visés par les dispositions contestées, d'une part, les « personnes n'ayant ni domicile ni résidence fixes de plus de six mois dans un État membre de l'Union européenne », les personnes de plus de seize ans qui les accompagnent et leurs préposés, et, d'autre part, les « personnes âgées de plus de seize ans » autres que celles précédemment mentionnées qui sont « dépourvues de domicile ou de résidence fixe depuis plus de six mois » et « qui logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile ».

Conformément à sa jurisprudence relative au principe d'égalité, le Conseil a dû déterminer si la différence de traitement subie par les personnes concernées, d'une part, résulte d'une différence de situation ou est justifiée par un motif d'intérêt général et, d'autre part, est en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

– Ainsi, premièrement, il incombait au Conseil constitutionnel de préciser l'objet poursuivi par la législation en cause. Il a considéré qu'il s'agit de pallier la difficulté, pour la puissance publique, de localiser les personnes qui se trouvent sur son territoire et qui ne peuvent être trouvées au moyen du domicile ou de la résidence, à l'instar de la population sédentaire. Le Conseil a ainsi jugé qu'en imposant aux personnes précitées d'être munies d'un titre de circulation, le législateur a entendu permettre, à des fins civiles, sociales, administratives ou judiciaires, l'identification et la recherche de ceux qui ne peuvent être trouvés grâce à un domicile ou à une résidence fixe d'une certaine durée, tout en assurant, aux mêmes fins, un moyen de communiquer avec ceux-ci.

– Deuxièmement, le Conseil a jugé que la différence de traitement instituée n'était pas constitutive d'une discrimination. Il a jugé que la distinction opérée entre les personnes qui ont un domicile ou une résidence fixe de plus de six mois et celles qui en sont dépourvues, s'applique quelles que soient la nationalité et l'origine et qu'elle repose par conséquent sur une différence de situation. Le législateur n'a institué aucune discrimination fondée sur une origine ethnique. Sur ce point, la motivation du Conseil constitutionnel est proche de celle retenue dans la décision n° 2010-13 QPC du 9 juillet 2010 précitée.

– Enfin, le Conseil a estimé que cette distinction, qui repose sur des critères objectifs et rationnels, est en rapport direct avec le but que s'est assigné le législateur. Par suite, a été rejeté le grief tiré de ce que l'obligation faite aux personnes visées d'être porteur d'un titre de circulation, méconnaît le principe d'égalité.

C'est un raisonnement similaire qui a conduit le Conseil constitutionnel à rejeter, plus rapidement, le grief fondé sur l'atteinte à la liberté d'aller et de venir : au regard de l'objectif poursuivi et rappelé ci-dessus, les dispositions contestées sont justifiées par la nécessité de protéger l'ordre public et il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir.

Ainsi, l'existence et les règles de visa de titres de circulation applicables aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe ne sont pas, en elles-mêmes, contraires au principe d'égalité et à la liberté d'aller et de venir.

* Ensuite, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la distinction établie par les articles 2 et 3 de la loi entre les personnes qui doivent être munies d'un livret spécial de circulation et celles qui doivent être munies soit d'un livret de circulation soit d'un carnet de circulation.

Ainsi que l'a rappelé le Conseil constitutionnel, doivent être munies d'un livret spécial, les personnes n'ayant ni domicile ni résidence fixe de plus de six mois dans un État membre de l'Union européenne, les personnes qui les accompagnent, et les préposés de ces dernières, si elles sont âgées de plus de seize ans et n'ont en France ni domicile, ni résidence fixe depuis plus de six mois. En revanche, doivent, pour pouvoir circuler en France, être munies soit d'un livret de circulation soit d'un carnet de circulation, les personnes, autres que les précédentes, dépourvues de domicile ou de résidence fixe depuis plus de six mois qui logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile. Comme le Conseil constitutionnel l'a rappelé, la différence de traitement qui résulte de ces dispositions réside dans le fait que seuls les titres de circulation remis aux personnes qui logent dans un abri mobile doivent être visés à intervalles réguliers par l'autorité administrative.

Le Conseil constitutionnel a considéré qu'en distinguant, parmi les personnes n'ayant ni domicile ni résidence fixe depuis plus de six mois celles qui pratiquent un mode de vie itinérant en logeant de façon permanente dans un abri mobile, pour les soumettre à des règles particulières de délivrance et de visa des titres de circulation, le législateur a institué une différence de traitement fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l'objet de la loi. En outre, et eu égard à cet objet, le Conseil a jugé que l'obligation de prorogation périodique de la validité de ces titres prévue par l'article 6 ne porte pas une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d'aller et de venir. Par suite, il a déclaré conformes à la Constitution les articles 2 et 3 de la loi contestée.

* Enfin, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la distinction établie par les articles 4 et 5 de la loi entre le livret de circulation et le carnet de circulation. Les personnes visées par l'article 3 doivent, pour pouvoir circuler en France, être munies, soit, lorsqu'elles justifient de ressources régulières leur assurant des conditions normales d'existence notamment par l'exercice d'une activité salariée, d'un livret de circulation qui doit être visé par l'autorité administrative à des intervalles définis par voie réglementaire qui ne peuvent être inférieurs à trois mois, soit, lorsqu'elles ne justifient pas de telles ressources régulières, d'un carnet de circulation qui doit être visé par l'autorité administrative tous les trois mois. En outre, le deuxième alinéa de l'article 5 de la loi du 3 janvier 1969 prévoit que les personnes circulant sans avoir obtenu de carnet de circulation sont passibles d'un an d'emprisonnement.

Le Conseil constitutionnel a jugé que cette distinction méconnaissait le principe d'égalité devant la loi et que le régime du carnet de circulation portait une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir.

– Les dispositions contestées instauraient deux titres de circulation soumis à des régimes différents applicables aux personnes qui résident de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile. Selon qu'elles justifient ou non de ressources régulières, ces personnes sont soumises à des obligations différentes quant au visa par l'autorité administrative du titre de circulation qui leur est remis. L'instauration d'un tel dispositif de contrôle différencié selon les ressources des personnes crée une différence de traitement qui n'est pas en rapport direct avec les fins civiles, sociales, administratives ou judiciaires poursuivies par la loi : l'identification et la recherche de ceux qui ne peuvent être trouvés grâce à un domicile ou à une résidence fixe d'une certaine durée et la garantie d'un moyen de communiquer avec ceux-ci, ne dépend pas du montant des ressources.

– Le Conseil a jugé que la fréquence selon laquelle les porteurs d'un carnet de circulation devaient le faire viser par l'autorité administrative et la peine d'emprisonnement instituée conduisaient à une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir.

Le Conseil a donc censuré les dispositions relatives au carnet de circulation. Techniquement, il a opéré une censure ciblée, de l'article 5 ainsi que de certains mots de l'article 4 de la loi du 3 janvier 1969, tendant à faire disparaître la référence au carnet de circulation et à ne laisser subsister que le livret de circulation. Il a, en outre, procédé aux corrections nécessaires de renvoi dans les autres articles de la loi (articles 3, 4, 6 et 11) afin de conserver la cohérence et la lisibilité du surplus de texte. Une telle correction opérée dans le dispositif de la décision du Conseil constitutionnel à des fins de pure coordination n'est pas exceptionnelle21.

2. – Sur la commune de rattachement

Après avoir présenté les dispositions des articles 7 à 10 de la loi du 3 janvier 1969, qui sont relatifs à la commune de rattachement, le Conseil constitutionnel a examiné successivement les deux séries de grief des requérants : d'une part l'atteinte à la liberté d'aller et de venir et au respect de la vie privée, et, d'autre part, la violation des droits civiques.

* Concernant la liberté d'aller et de venir et le droit au respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel a rappelé que l'obligation de rattachement à une commune imposée aux personnes dépourvues de domicile ou de résidence fixe depuis plus de six mois est destinée à remédier à l'impossibilité, pour elles, de satisfaire aux conditions requises pour jouir de certains droits ou de remplir certains devoirs. Il a jugé que cette obligation ne restreint ni la liberté de déplacement des intéressés, ni leur liberté de choisir un mode de logement fixe ou mobile, ni celle de décider du lieu de leur installation temporaire. De plus, il a estimé qu'elle ne restreint pas leur faculté de déterminer un domicile ou un lieu de résidence fixe pendant plus de six mois et qu'elle n'emporte pas davantage obligation de résider dans la commune dont le rattachement est prononcé par l'autorité administrative. L'obligation de choisir une commune de rattachement est une obligation purement administrative qui ne porte pas atteinte aux libertés invoquées par le requérant.

En conséquence, le Conseil constitutionnel a écarté les griefs tirés de ce que les articles 7 à 10 de la loi du 3 janvier 1969 porteraient atteinte à la liberté d'aller et de venir et au droit au respect de la vie privée.

* Concernant l'exercice des droits civiques, le Conseil a rappelé sa jurisprudence ancienne et constante sur les mesures qui restreignent l'exercice de leurs droits civiques par les citoyens. Après avoir rappelé les dispositions de l'article 3 de la Constitution et celles de l'article 6 de la Déclaration de 1789, il a repris le considérant de principe de sa décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982 : « du rapprochement de ces textes il résulte que la qualité de citoyen ouvre le droit de vote et l'éligibilité dans des conditions identiques à tous ceux qui n'en sont pas exclus pour une raison d'âge, d'incapacité ou de nationalité, ou pour une raison tendant à préserver la liberté de l'électeur ou l'indépendance de l'élu ; que ces principes de valeur constitutionnelle s'opposent à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles »22.

Par une motivation brève, qui confirme sa stricte jurisprudence en la matière, le Conseil constitutionnel a jugé qu'en imposant à des personnes qui circulent en France sans domicile ou résidence fixe de justifier de trois ans de rattachement ininterrompu dans la même commune pour leur inscription sur la liste électorale, les dispositions du troisième alinéa de l'article 10 sont contraires à la Constitution. Ainsi, il a censuré les mots : « , après trois ans de rattachement ininterrompu dans la même commune » figurant au troisième alinéa de l'article 10 de la loi.

S'agissant des effets dans le temps de sa décision, le Conseil constitutionnel a jugé que la déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions de la loi du 3 janvier 1969 est applicable immédiatement, à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date (cons. 32).

_______________________________________

1  Loi n° 69-3 du 3 janvier 1969 relative à l'exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe.

2  Loi du 16 juillet 1912 relative à l'exercice des professions ambulantes.

3  Article 18 du décret n° 70-708 du 31 juillet 1970 portant application de la loi du 3 janvier 1969.

4  Ibid. article 18.

5  Ibid, article 10.

6  L'annuaire statistique de la justice 2010 mentionne, pour l'infraction « absence de livret de circulation »,  19 condamnations, 2 dispenses de peine, aucune condamnation à une peine restrictive de droits, 17 condamnations à une peine d'amende et 14 condamnations à une peine d'amende ferme. La moyenne du montant de l'amende prononcée est de 129 euros.

7  Dans sa délibération n° 2009-316 du 14 septembre 2009 relative aux discriminations subies par les gens du voyage.

8  P. Hérisson, Gens du voyage : pour un statut proche du droit commun, rapport remis au premier ministre, juillet 2011, spéc., pp. 19-22.

9  Ibid, p. 22.

10 « Avis sur le respect des droits des « gens du voyage » et des Roms migrants au regard des réponses récentes de la France aux instances internationales », 22 mars 2012, pp. 4-5.

11 Rapport du 15 février 2006, CommDH(2006)2, pp. 90-93.

12 Rapport préc., pp. 92-93, n° 336 à 339.

13 V. not. décisions n° 2009-578 DC du 18 mars 2009, Loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion (cons. 19) et n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe [Associations familiales] (cons. 3).

14 Décision n° 2010-13 QPC du 9 juillet 2010, M. Orient O. et autre (Gens du voyage), cons. 6.

15 V., par exemple, les décisions nos 2010-13 QPC du 9 juillet 2010, précitée (cons. 8) et 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (cons. 53).

16 Décision n° 2010-13 QPC du 9 juillet 2010 précitée, cons. 9.

17 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 56.

18 Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, cons. 55.

19 Décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 104.

20 Décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997, Loi portant diverses dispositions relatives à l'immigration, cons. 10 à 12.

21 Décisions n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, n° 2009-588 DC du 6 août 2009, Loi réaffirmant le principe du repos dominical et visant à adapter les dérogations à ce principe dans les communes et zones touristiques et thermales ainsi que dans certaines grandes agglomérations pour les salariés volontaires, n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, n° 2009-578 DC du 18 mars 2009, Loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion, n° 2009-579 DC du 9 avril 2009, Loi organique relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution et n° 2007-559 DC du 6 décembre 2007, Loi organique tendant à renforcer la stabilité des institutions et la transparence de la vie politique en Polynésie française.

22 Décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales, cons. 7 ; voir aussi, décision n° 98-407 DC du 14 janvier 1999, Loi relative au mode d'élection des conseillers régionaux et des conseillers à l'Assemblée de Corse et au fonctionnement des Conseils régionaux, cons. 12.