Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2011-173 QPC

09/12/2022

Conformité

 

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 6 juillet 2011 par la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de la dernière phrase du cinquième alinéa de l'article 16-11 du code civil.

 

Dans sa décision n° 2011-173 QPC du 30 septembre 2011, le Conseil constitutionnel a jugé cette disposition conforme à la Constitution.

 

 

I. – Présentation de la disposition contestée

 

L'article 16-11 du code civil énumère les cas dans lesquels l'identification d'une personne par ses empreintes génétiques peut être recherchée. Le cinquième alinéa de cet article dispose qu'en matière civile, cette identification ne peut être recherchée qu'en exécution d'une mesure d'instruction ordonnée par le juge saisi d'une action tendant soit à l'établissement ou la contestation d'un lien de filiation, soit à l'obtention ou la suppression de subsides. Le même alinéa précise que le consentement de l'intéressé doit être préalablement et expressément recueilli et que, « sauf accord exprès de la personne manifesté de son vivant, aucune identification par empreintes génétiques ne peut être réalisée après sa mort ». Selon les requérants, cette dernière règle portait atteinte « au principe du droit à la vie privée et familiale garanti par la Constitution ».

 

La disposition contestée est issue de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique (article 5, I, 1°) ; elle n'a pas été modifiée depuis cette date.

 

Elle constituait une réaction législative à une célèbre décision judiciaire qui avait, en son temps, ému l'opinion publique : l'exhumation du corps d'Yves Montand, en novembre 1997, aux fins de déterminer s'il était ou non le père de celle qui prétendait être sa fille naturelle. Aussi la disposition contestée, qui vise à éviter une telle mesure, est-elle parfois qualifiée d'« amendement Montand ».

 

Le présent commentaire soulignera, dans un premier temps, l'importance prise par la preuve tirée de l'expertise génétique en droit de la filiation, avant d'approfondir, dans un second temps, l'étude des origines et de la portée de la disposition contestée.

 

A. – L'importance de la preuve biologique en droit de la filiation

 

En vertu des articles 311-25 et suivants du code civil, la filiation est établie soit par l'effet de la loi (désignation de la mère dans l'acte de naissance et présomption de paternité pour le mari de la mère), soit par une reconnaissance (acte juridique volontaire), soit par la possession d'état1, soit à l'issue d'une action en justice aux fins d'établissement de la filiation (recherche de maternité ou de paternité). Une fois établie, la filiation d'un enfant peut être contestée en justice dans les conditions prévues aux articles 332 et suivants du code civil.

 

La disposition contestée par la présente QPC concerne les actions en justice relatives à l'établissement ou à la contestation de la filiation. En dehors de ce domaine, la première phrase du cinquième alinéa de l'article 16-11 du code civil interdit d'ailleurs l'identification des personnes par leurs empreintes génétiques : « En matière civile, cette identification ne peut être recherchée qu'en exécution d'une mesure d'instruction ordonnée par le juge saisi d'une action tendant soit à l'établissement ou la contestation d'un lien de filiation, soit à l'obtention ou la suppression de subsides »2. L'ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation a beaucoup simplifié ces actions, moins nombreuses que naguère, spécialement grâce à la suppression de l'ancienne distinction entre les filiations légitime et naturelle.

 

Si une telle action est exercée du vivant du parent prétendu, l'expertise génétique est généralement prescrite par le juge. En effet, depuis un arrêt du 28 mars 2000, la Cour de cassation juge que « l'expertise biologique est de droit en matière de filiation, sauf s'il existe un motif légitime de ne pas y procéder »3. Il s'agit là d'un primat accordé à la « vérité biologique » en matière de filiation, puisque la filiation biologique peut désormais être connue avec certitude. L'arrêt du 28 mars 2000 est d'autant plus remarquable qu'en application des articles 10 et 144 du code de procédure civile, le juge doit normalement apprécier l'opportunité des mesures d'instruction. Au contraire, le droit à l'expertise biologique lie le juge. L'ordonnance de 2005 relative à la filiation n'a pas expressément consacré ce droit processuel au profit des justiciables4, mais elle n'a pas non plus condamné la jurisprudence de la Cour de cassation qui a, par conséquent, été maintenue.

 

Mais cette primauté accordée à la vérité biologique à l'occasion d'une instance n'a pas pour effet de réduire le droit de la filiation à la seule recherche de cette vérité.

 

– Dans certains cas, la loi reconnaît une filiation juridique qui n'est pas génétique ou biologique et interdit alors la recherche de la filiation biologique : tel est le cas notamment des articles 311-19 et 311-20 du code civil pour l'enfant issu d'une procréation médicalement assistée avec tiers donneur ou de l'article 352 du code civil pour l'enfant placé en vue d'une adoption plénière. Jusqu'à la loi du 16 janvier 2009 ratifiant l'ordonnance de 2005 précitée5, l'accouchement anonyme de la mère faisait également obstacle à une action en recherche de maternité.

 

– D'un point de vue procédural, le droit à l'expertise biologique ne peut être mis en œuvre que si une action en justice aux fins d'établissement ou de contestation de la filiation peut être utilement exercée. Cela signifie, en particulier, que le droit à l'expertise – droit purement procédural – ne saurait faire renaître une action prescrite ou bloquée par tout autre obstacle tenant au fond du droit6. Ainsi la Cour de cassation juge-t-elle que l'absence d'action en justice possible constitue un juste motif de rejet de la demande d'expertise7. Pour la prescription, par exemple, la règle générale est que celle-ci est décennale « à compter du jour où la personne a été privée de l'état qu'elle réclame, ou a commencé à jouir de l'état qui lui est contesté » (article 321 du code civil). Mais le délai est parfois plus court, spécialement dans l'hypothèse où le titre de naissance de l'enfant est corroboré par la possession d'état (cinq ans ; article 333 du code civil). Ainsi, si l'action en justice aux fins d'établissement ou de contestation de la filiation est prescrite, le droit à l'expertise génétique ne saurait prospérer.

 

– Dans son arrêt du 28 mars 2000 précité, la Cour de cassation a réservé, comme on l'a vu, l'hypothèse d'un « juste motif » de ne pas procéder à l'expertise génétique. La jurisprudence ultérieure a éclairé cette limite. Constituent ainsi des justes motifs, par exemple, la réalisation d'une première expertise (notamment sanguine8) suffisamment concluante9 ou l'exercice d'une action en justice purement vexatoire10, spécialement dans le cas où les autres preuves réunies paraissent suffisantes11. De même, la ferme et continue volonté du père de traiter l'enfant comme le sien a pu être opposée à l'action en contestation de reconnaissance exercée par le grand-père de l'enfant qui réclamait une expertise12.

 

– Enfin, selon la deuxième phrase du cinquième l'alinéa de l'article 16-11 du code civil, « le consentement de l'intéressé (à l'identification par ses empreintes génétiques) doit être préalablement et expressément recueilli ». Le droit au respect du corps – garanti en termes généraux par l'article 16-1 du code civil – s'applique donc aux mesures d'identification génétique en matière de filiation. Mais, en vertu de l'article 11 du code de procédure civile, le juge tire les conséquences du refus d'une partie au procès d'apporter son concours aux mesures d'instruction. La Cour de cassation admet, sur ce fondement, que les juges du fond puissent tirer du refus de l'intéressé de se soumettre à l'expertise la confirmation du lien de filiation (sans que cela constitue une violation du droit à un procès équitable)13.

 

B. – Les origines et la portée de la disposition contestée

 

La disposition contestée a été adoptée en réaction à la jurisprudence qui a permis les exhumations post mortem telle que celle qu'ordonna la cour d'appel de Paris le 6 novembre 199714 dans l'« affaire Montand ».

 

Déjà, dans un arrêt du 8 février 1996, la cour d'appel d'Aix-en-Provence s'était fondée sur la lettre de l'ancien article 16-11 du code civil pour prescrire une mesure d'instruction préventive consistant en un prélèvement sanguin sur un cadavre. À cette époque, cet article du code civil, issu des premières « lois de bioéthique » de 1994, se contentait d'exiger le consentement de la personne soumise au test ADN de son vivant, sans disposition particulière en cas de décès de l'intéressé. Les juges en avaient déduit que l'expression du consentement étant alors impossible, l'exigence ne pouvait trouver à s'appliquer15. C'est un raisonnement similaire qu'a mis en œuvre la cour d'appel de Paris dans l'« affaire Montand » : « Considérant que Yves L… dit Yves X… est décédé le 9 novembre 1991 ; que son consentement propre ne peut bien évidemment plus être recherché ; qu'en tout état de cause ses ayants droit ont fait connaître qu'ils ne s'opposaient pas à une analyse génétique après exhumation de leur auteur si elle est estimée nécessaire ; qu'il convient, dans ces conditions, alors qu'il est de l'intérêt essentiel des parties d'aboutir dans toute la mesure du possible à une certitude biologique, d'ordonner dans les termes du dispositif du présent arrêt un complément d'expertise confié à trois experts à l'effet de procéder si cela est encore possible, après exhumation du corps, à l'identification génétique d'Yves L… dit Yves X… pour déterminer s'il peut ou non être le père d'Aurore D. ».

 

En l'espèce, le défunt avait, de son vivant, fermement refusé de se soumettre à toute expertise biologique. Cette circonstance, ajoutée à d'autres éléments de preuve, avait même permis à la juridiction de première instance de confirmer sa paternité16. Finalement, l'expertise effectuée sur son cadavre a permis de conclure à l'absence de paternité.

 

Traduisant en règle juridique l'émoi suscité dans l'opinion publique par cette affaire, le Conseil d'État proposa, dans son rapport de 1999 relatif à la révision des lois de bioéthique de 1994, de modifier les dispositions du code civil en proscrivant toute expertise post mortem dans l'hypothèse où l'intéressé se serait opposé de son vivant à une telle mesure d'instruction17.

 

C'est précisément sous cette forme – qui aurait permis d'éviter l'exhumation du corps d'Yves Montand, compte tenu de l'opposition qu'il avait manifestée de son vivant – que la règle fut inscrite dans le projet de loi présenté par le Gouvernement le 20 juin 2001. Le Gouvernement se proposait en effet « de combler une lacune de l'article 16-11 du code civil (qui) n'indique pas la règle à suivre pour la réalisation d'un tel examen (génétique) chez une personne décédée qui n'aurait pas de son vivant fait connaître sa volonté ». L'exposé des motifs ajoutait que « la reconnaissance de la possibilité pour la personne de refuser de son vivant une telle expertise n'apparaît pas compatible avec la possibilité de l'imposer après le décès sans aucune prise en compte de la volonté du défunt. C'est pourquoi le projet de loi précise que la mise en œuvre de cet examen chez une personne décédée n'est pas possible si celle-ci a expressément manifesté son opposition de son vivant »18.

 

Cette rédaction ne fut pas celle finalement retenue par le Parlement. En effet, si, à l'origine, il était prévu que l'opposition manifestée par l'intéressé de son vivant empêchait l'expertise post mortem, la rédaction retenue par le Parlement prévoit à l'inverse que l'expertise post mortem n'est possible que si l'intéressé l'a expressément autorisée de son vivant.

 

Ce changement d'orientation est dû à un amendement de Jean-François Mattei qui, devant l'Assemblée nationale, présenta l'argument suivant : « Il convient de respecter les morts qui "partent avec leurs secrets". Il ne faut pas toucher aux repères que sont la naissance et la mort, sous peine d'assister à un bouleversement de la société ». Selon l'auteur de l'amendement, la rédaction proposée par le Gouvernement (expertise possible sauf refus de l'intéressé de son vivant) « revenait à établir comme règle générale la recherche de la filiation posthume », car il se peut très bien que l'intéressé n'ait jamais été confronté à une action en recherche de filiation de son vivant et qu'il n'ait, par conséquent, jamais été mis en mesure de se poser la question de savoir s'il acceptait ou non une expertise. En outre, M. Mattei faisait valoir qu'en cas d'action en justice du vivant de l'intéressé, le refus de celui-ci peut être vaincu par la présomption de paternité qu'il fait naître (cf. supra). Ainsi, sauf accord de l'intéressé de son vivant, il était proposé que « la génétique (…) s'arrête à la porte des cimetières ».

 

L'orientation de cet amendement fut largement débattue. Certains députés, en particulier Alain Claeys, rapporteur au nom de la commission spéciale, faisaient notamment valoir que la rédaction proposée par M. Mattei était « trop restrictive par rapport aux droits de l'enfant » (de connaître ses origines). Il relevait ainsi que cette rédaction « exige un consentement exprès, c'est-à-dire, en pratique, formel, écrit (…) de la part du père. Dans le contexte litigieux où intervient ce genre de question, un tel accord semble difficile à imaginer ».

 

Au contraire, Bernard Charles, président de la commission spéciale, faisait valoir qu'il convenait d'éviter que toutes les personnes de sexe masculin (plutôt leurs héritiers « légitimes ») soient exposées à des actions postérieurement à leur décès. « Étant donné l'état d'esprit actuel, on peut penser à de grands personnages qui pourraient être l'objet de telles demandes ». Cet argument paraît avoir emporté la conviction de la représentation nationale et l'amendement fut adopté.

 

Depuis l'adoption de cette disposition en août 2004, la question des expertises post mortem a fait l'objet de plusieurs décisions rendues par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

 

Dans sa décision Jäggi c. Suisse rendue en 200619, la Cour de Strasbourg a jugé que les autorités étatiques suisses qui, en dépit de l'opposition de la famille du défunt, ne permettent pas à l'enfant d'obtenir l'exhumation de son père prétendu en vue de procéder à un prélèvement ADN – « ingérence relativement peu intrusive » – violent l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (droit au respect de la vie privée) dont résulte le droit de « connaître l'identité des géniteurs qui forme un intérêt vital pour la personne ». La Cour ajoute, par ailleurs, que ce droit doit prévaloir sur celui de reposer en paix, lequel ne jouit que d'une protection temporaire liée à la durée des concessions funéraires.

 

Dans la balance circonstanciée des intérêts fondamentaux qu'elle opère (droit des tiers à l'intangibilité du corps du défunt, droit au respect des morts, intérêt public à la protection de la sécurité juridique d'un côté, et, de l'autre côté, droit de connaître l'identité des géniteurs), la CEDH fait assez nettement prévaloir, in fine, les intérêts de l'enfant requérant.

 

Dans une décision postérieure20, la Cour a cependant tranché en sens inverse, mais c'était, dans cette nouvelle espèce, l'exhumation du corps d'un grand-parent qui était sollicitée. Dans l'exercice de son contrôle concret, la CEDH a jugé que l'éloignement du degré de parenté pouvait justifier le refus d'exhumation.

 

Il faut enfin relever que la France a été tout récemment condamnée par la CEDH, dans l'affaire Pascaud21, pour un refus d'établir une filiation biologique, refus dans lequel la Cour a pris en compte l'impossibilité de procéder à une expertise génétique post mortem. Les faits de cette affaire étaient très particuliers. Le père prétendu avait, en effet, manifesté le désir d'établir la filiation prétendue. Une reconnaissance de paternité fut même souscrite, mais elle ne put être enregistrée à l'état civil, faute de contestation préalable de la paternité du mari de la mère qui se trouvait déjà établie22. Gravement handicapé à la suite d'un accident cérébral, le père prétendu fut placé sous sauvegarde de justice avant de consentir à une expertise génétique prescrite par le juge (qui concluait qu'il était bien le père). Un placement en curatelle fut ensuite décidé et le père prétendu décéda avant que les actions judiciaires ne puissent aboutir. Le fils agit de nouveau en justice, mais la cour d'appel considéra, d'une part, que le consentement à l'expertise n'avait pas été valablement donné et, d'autre part, que la reconnaissance souscrite n'était pas conforme aux exigences légales. Ainsi, alors que le test ADN était positif, le requérant ne put établir sa filiation. La CEDH a estimé que les juridictions françaises n'avaient pas pris en considération le droit de l'enfant à « connaître son ascendance et à voir établie sa véritable filiation ». Surtout, la Cour relève que le droit français n'offre plus à l'enfant la possibilité de demander une nouvelle expertise ADN sur la dépouille de son père présumé. Une violation de l'article 8 de la Convention a par conséquent été constatée.

 

 

II. – Examen de la conformité à la Constitution

 

Les requérants contestaient la conformité à la Constitution de la dernière phrase du cinquième alinéa de l'article 16-11 du code civil au nom du « droit à la vie privée et familiale garanti par la Constitution » qui impliquerait un droit à connaître ses origines. Ils estimaient par ailleurs la disposition contestée contraire au principe d'égalité devant la loi car instaurant une différence de traitement entre les hommes et les femmes.

 

A. – Normes de constitutionnalité applicables

 

1.°– Le droit au respect de la vie privée

 

Selon le Conseil constitutionnel, la liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 implique le respect de la vie privée23 qui peut être invoqué en matière de QPC24.

 

Une violation du droit au respect de la vie privée est souvent invoquée par les requérants, que ce soit dans le contrôle a priori ou a posteriori de la constitutionnalité des lois. Aussi la jurisprudence du Conseil est-elle, en ce domaine, assez abondante.

 

Il faut toutefois relever que la notion de vie privée est entendue par le Conseil constitutionnel de manière assez classique. Selon le Vocabulaire juridique publié par l'Association Henri Capitant, la vie privée est définie comme « la sphère d'intimité de chacun ; par opposition à la vie publique, ce qui, dans la vie de chacun, ne regarde personne d'autre que lui et ses intimes (s'il n'a consenti à le dévoiler) : vie familiale, conjugale, sentimentale, face cachée de son travail ou de ses loisirs, etc. ». S'agissant plus précisément du droit au respect de la vie privée, le même ouvrage le définit comme le « droit de n'être troublé par autrui ni chez soi (inviolabilité du domicile), ni dans son quant-à-soi (inviolabilité de la sphère d'intimité) ».

 

En l'état de sa jurisprudence, c'est exactement dans ce sens précis que le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de faire application du droit au respect de la vie privée. Ainsi ce droit a-t-il été appliqué :

 

– aux traitements de données à caractère personnel (fichiers de police et de justice, inscriptions au casier judiciaire, protection des données médicales) ;

 

– en matière d'inviolabilité du domicile et à l'interception des correspondances, le droit au respect de la vie privée devant spécialement être concilié, dans ces domaines, avec les exigences tenant à la recherche des auteurs d'infractions ;

 

– en matière de vidéosurveillance, d'opérations de sonorisation et de fixation d'images, selon la même exigence de conciliation et de prévention des atteintes à l'ordre public ;

 

– à la protection du secret médical, du secret fiscal et du secret professionnel.

 

Ainsi, le champ d'application de la notion de vie privée est-il défini, sinon de manière restrictive, du moins au regard de ce que recouvre traditionnellement cette notion. Jamais, en particulier, le Conseil constitutionnel n'a eu l'occasion de rattacher le droit de connaître ses origines ou de faire établir sa filiation au droit au respect de la vie privée.

 

2.°– Le droit de mener une vie familiale normale

 

Les choses se présentent de manière assez similaire au sujet du droit de mener une vie familiale normale qui, selon la jurisprudence du Conseil, résulte du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 194625.

 

Le Conseil a consacré la valeur constitutionnelle de ce droit dans sa décision n° 93-325 DC26. La difficulté juridique était cependant différente de celle posée en l'espèce, puisqu'était en cause la faculté offerte aux étrangers de faire venir auprès d'eux leurs conjoints et leurs enfants mineurs. Au-delà des évolutions quant au fond du droit, c'est encore la même question du regroupement familial qui se posait dans la décision n° 2003-484 DC27 qui a confirmé la valeur constitutionnelle de ce droit. D'une manière générale, la situation des étrangers est le plus souvent en cause dans les décisions faisant application du droit de mener une vie familiale normale, sauf quelques exceptions également éloignées des difficultés posées par la présente affaire28.

 

Finalement, ce droit a essentiellement été appliqué par le Conseil dans les cas où la disposition législative contestée empêche les membres d'une famille de vivre ensemble.

 

Les récentes décisions relatives à l'adoption par les couples homosexuels (2010–39 QPC, préc.) et au mariage entre personnes de même sexe (2010-92 QPC) peuvent être interprétées comme une confirmation de cette conception concrète du droit de mener une vie familiale normale.

 

Ainsi, dans la seconde de ces deux décisions, le Conseil a jugé que « le droit de mener une vie familiale normale n'implique pas le droit de se marier pour les couples de même sexe »29. Dans la première, le Conseil a jugé que l'article 365 du code civil, qui empêche que, par la voie de l'adoption simple, un enfant mineur puisse voir établi un deuxième lien de filiation à l'égard du concubin ou du partenaire de sa mère « ne fait aucunement obstacle à la liberté du parent d'un enfant mineur de vivre en concubinage ou de conclure un pacte civil de solidarité avec la personne de son choix » et il ne « fait pas davantage obstacle à ce que ce parent associe son concubin ou son partenaire à l'éducation et la vie de l'enfant »30. Dans cette dernière décision, le Conseil a également jugé que « le droit de mener une vie familiale normale n'implique pas que la relation entre un enfant et la personne qui vit en couple avec son père ou sa mère ouvre droit à l'établissement d'un lien de filiation adoptive ».

 

Au-delà de la particularité de ces deux précédents, il semble donc que le droit ici invoqué, en l'état de la jurisprudence du Conseil, doive bien être entendu dans un sens concret (possibilité de vivre ensemble), plus que dans un sens proprement juridique qui impliquerait une consécration en droit des liens de famille, notamment tels qu'ils sont vécus.

 

3.°– Le principe d'égalité

 

Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le principe d'égalité proclamé par l'article 6 de la Déclaration de 1789 ne s'oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

 

Dans le cadre du commentaire de cette décision, on se contentera de rappeler que si une différence de situation en rapport direct avec l'objet de la loi peut être caractérisée, il est inutile de s'interroger sur les raisons d'intérêt général d'une rupture de l'égalité de traitement.

 

B. – Application des normes de constitutionnalité

 

– S'agissant du droit au respect de la vie privée et du droit de mener une vie familiale normale, le Conseil ne s'est pas départi de sa jurisprudence antérieure, d'une part, quant à la portée limitée de ces deux normes constitutionnelles et d'autre part, sur le caractère restreint de son contrôle dès lors que sont en cause des questions relatives à la bioéthique ou au droit de la famille.

 

Aussi le Conseil a-t-il rappelé que la fixation des règles concernant l'état et la capacité des personnes – qui englobent « les règles de preuve applicables en matière d'établissement et de contestation des liens de filiation, notamment lors de l'exercice d'actions en justice » – relève, en vertu de l'article 34 de la Constitution, de la compétence du législateur. Il a ajouté, selon une formule classique, que « l'article 61-1 de la Constitution, à l'instar de l'article 61, ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; que cet article lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit » (cons. 3).

 

Or, en exigeant que l'intéressé ait donné expressément son accord de son vivant pour qu'il puisse être procédé à une analyse génétique sur sa dépouille mortelle, le législateur a entendu, selon le Conseil constitutionnel, « faire obstacle aux exhumations afin d'assurer le respect dû aux morts ». Le Conseil a relevé ainsi que le législateur avait poursuivi un but d'intérêt général. Plusieurs législations manifestent l'importance consacrée par le législateur à cet objectif. Ainsi, en 1994, le nouveau code pénal a accru la répression des infractions portant atteinte au respect dû aux morts31. De même, la loi n° 2008-1350 du 19 décembre 2008 a créé dans le code civil un nouvel article 16-1-1 aux termes duquel « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. – Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence ».

 

Le Conseil a estimé qu'il n'entrait pas dans son pouvoir de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences qu'il convient de tirer du respect dû aux morts. Ainsi, les griefs tirés de l'atteinte au droit au respect de la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale ont été écartés au motif qu'il « n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, du respect dû au corps humain » (cons. 6).

 

– S'agissant du grief tenant à la différence de traitement entre les hommes et les femmes, il ne pouvait prospérer, dans la mesure où la jurisprudence du Conseil constitutionnel permet qu'une atteinte au principe d'égalité soit justifiée par une différence de situation, dès lors que celle-ci entretient un rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

 

Or, le Conseil constitutionnel rappelle que, selon l'article 325 du code civil, la recherche de maternité implique que l'enfant prouve qu'il est celui dont la mère prétendue a accouché. La paternité biologique se prouve principalement par la génétique et la maternité par la gestation. Il en résulte nécessairement que « les dispositions contestées, relatives à la preuve de la filiation par l'identification au moyen des empreintes génétiques, trouvent principalement à s'appliquer lorsque la filiation paternelle est en cause » (cons. 7). La différence de traitement dénoncée correspondait donc à une différence de situation.

 

 

Le Conseil constitutionnel a donc écarté l'ensemble des griefs formés à l'encontre de la dernière phrase du cinquième alinéa de l'article 16-11 du code civil et l'a déclarée conforme à la Constitution.

_______________________________________

1  Aux termes de l'article 311-1 du code civil, « la possession d'état s'établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir. – Les principaux de ces faits sont : – 1° Que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu'elle-même les a traités comme son ou ses parents ; – 2° Que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation ; – 3° Que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ; – 4° Qu'elle est considérée comme telle par l'autorité publique ; – 5° Qu'elle porte le nom de celui ou ceux dont on la dit issue. » La possession d'état reflète ainsi ce que l'on nomme parfois la « vérité sociologique » d'une filiation, c'est-à-dire la filiation telle qu'elle est vécue, au quotidien, par les intéressés.

2  Selon le premier alinéa de l'article 342 du code civil, « tout enfant dont la filiation paternelle n'est pas légalement établie, peut réclamer des subsides à celui qui a eu des relations avec sa mère pendant la période légale de la conception ». Cette action a un but alimentaire et ne vise pas à établir la filiation.

3  Cour de cassation, première chambre civile, 28 mars 2000, n° 98-12806, bulletin I, n° 103, p. 69.

4  Le deuxième alinéa de l'article 310-3 nouveau du code civil se contente d'énoncer que « la filiation se prouve et se conteste par tous moyens, sous réserve de la recevabilité de l'action ».

5  Loi n° 2009-61 du 16 janvier 2009 ratifiant l'ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation et modifiant ou abrogeant diverses dispositions relatives à la filiation.

6  Il peut s'agir, par exemple, du caractère attitré d'une action, que seules certaines personnes sont admises par la loi à pouvoir exercer.

7  Civ. 1re, 14 juin 2005 : Bull. civ. I, n° 252.

8  Scientifiquement, l'expertise biologique ou génétique est plus fiable que l'expertise sanguine, mais le résultat de celle-ci peut parfois être suffisamment fiable. Tel est le cas lorsqu'il exclut la filiation.

9  Civ. 1re, 14 juin 2005 : Bull. civ. I, n° 250. Voir déjà Civ. 1re, 7 juin 1995 : Bull. civ. I, n° 239.

10 Cour d'appel deBordeaux, 15 septembre 2004 : Dr. famille 2005, comm. n° 51, note Murat.

11 Civ. 1re, 24 septembre 2002 : Bull. civ. I, n° 217.

12 Civ. 1re, 25 avril 2007 : Bull. civ. I, n° 163.

13 Civ. 1re, 11 juillet 2006 : Bull. civ. I, n° 385 ; Civ. 1re, 7 juin 2006 : Bull. civ. I, n° 291; Selon la Cour européenne des droits de l'homme (7 février 2002, Mikulić c/ Croatie, n° 53176/99), l'intérêt supérieur de l'enfant à connaître son identité personnelle et à établir un lien juridique avec son géniteur suppose, dans le même sens, que le droit interne prévoit des dispositions de nature à contourner le refus du défendeur de se soumettre à des tests ADN

14 D. 1998, jurisp. p. 122, note Malaurie.

15 Cour d'appel d'Aix-en-Provence, 8 février 1996 : Dr. famille 1996, comm. n° 2, note Murat.

16 Tribunal de grande instance de Paris, 6 septembre 1994, cité par Ph. Malaurie, note préc., p. 124.

17 Conseil d'État, Les lois de bioéthique : cinq ans après, La documentation française, 1999, spéc. p. 80.

18 Projet de loi n° 3166 du 10 juin 2001, XIe législature.

19 CEDH, 13 juillet 2006, Jäggi c. Suisse, n° 58757/00 : RTD civ. 2006, p. 727, obs. Marguénaud ; RTD civ. 2007, p. 99, obs. Hauser ; Defrénois 2008, p. 573, obs. Massip ; Médecine et droit 2007, p. 109, obs. Berthiau.

20 CEDH, 5 mai 2009, Menéndez Garcia c. Espagne, décision sur la recevabilité, n° 21046/07 : RTD civ. 2009, p. 679, obs. Marguénaud.

21 CEDH, 16 juin 2011, Pascaud c. France, n° 19535/08 : D. 2011, p. 1758.

22 L'article 320 du code civil pose en effet, dans cette matière, un principe chronologique : « Tant qu'elle n'a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l'établissement d'une autre filiation qui la contredirait ».

23 Voir notamment décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, Loi portant création d'une couverture maladie universelle, cons. 45 ; décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, cons. 75 ; décision n° 2010-604 DC du 25 février 2010, Loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public, cons. 21.

24 Décision n° 2010-25 QPC du 16 septembre 2010, M. Jean Victor C. (Fichier empreintes génétiques), cons. 6 et 16.

25 Voir notamment décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B. (Adoption au sein d'un couple non marié), cons. 7.

26 Du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 69 et 70.

27 Du 20 novembre 2003, Loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité (cons. 37 et 38)

28 Dans sa décision n° 99-419 DC du 9 novembre 1999, Loi relative au pacte civil de solidarité, le Conseil a par exemple décidé que le pacs (qui ne comporte aucune disposition relative au droit de la famille) ne portait pas atteinte au droit de mener une vie familiale normale dans la mesure où les dispositions du Code civil relatives à la filiation et à l'autorité parentale ont vocation à s'appliquer (cons. 77 et s.).

29 Décision n° 2010-92 QPC du 28 janvier 2011, Mme Corinne C et autre, (Interdiction du mariage entre personnes de même sexe).

30 Décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, précitée, cons. 8.

31 Code pénal : articles 225-17 et suivants.