Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2011-131 QPC

09/12/2022

Non conformité totale

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 21 mars 2011 par la chambre criminelle de la Cour de cassation (arrêt n° 1707) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l'article 35, « 3ème alinéa b) », soit le cinquième alinéa de cet article, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui interdit au prévenu de diffamation de rapporter la preuve de la vérité des faits diffamatoires lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix ans.

 

Par sa décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition contraire à la Constitution.

 

 

I. – Disposition contestée

 

A. – Historique et portée de la disposition contestée

 

Depuis la loi des 17-18 mai 1819 sur la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, ou par tout autre moyen de publication, le droit pénal de la liberté de la presse repose principalement sur deux infractions, l'injure et la diffamation. Si la constitution du délit d'injure est tout entière comprise dans la qualification des propos qui sont tenus1, la qualification de la diffamation est plus compliquée. Elle suppose, selon les termes de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui a conservé la définition de la loi de 1819, une allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé.

 

La faculté offerte à la personne poursuivie de s'exonérer de toute culpabilité en rapportant la preuve du fait allégué est enfermée dans des conditions très restrictives. Des règles de délai, pour faire l'offre de preuve, et de procédure, pour la formaliser, l'encadrent à peine de déchéance. En outre, la possibilité même de faire la preuve du fait allégué est soumise à certaines conditions.

 

Dans la loi de 1819, cette possibilité n'était ouverte que pour la diffamation « contre les dépositaires ou agents de l'autorité ou contre toutes personnes ayant agi dans un caractère public, des faits relatifs à leurs fonctions » (article 20). La loi de 1881 a repris le régime restrictif de l'exception de vérité en permettant également de prouver la vérité des faits diffamatoires contre « les directeurs ou administrateurs de toute entreprise industrielle, commerciale ou financière faisant publiquement appel à l'épargne ou au crédit » (article 32, alinéa 2).

 

C'est l'ordonnance du 6 mai 1944 relative à la répression des délits de presse qui a assoupli, dans le contexte particulier de la Libération, la possibilité de faire la preuve de la vérité du fait imputé aux diffamations contre les particuliers. Son article 6 a inséré, dans l'article 35, un « paragraphe » (selon la terminologie de l'époque) qui constitue les alinéas 3 à 6 (selon la terminologie actuelle). Toutefois, ce même article a limité le domaine de cette preuve en énonçant trois cas dans lesquels l'exception de vérité n'est pas ouverte : l'imputation concerne la vie privée (a), elle se réfère à des faits qui ont plus de dix ans (b) ou à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision (c). Ces limites ou « preuves interdites » s'appliquent, non seulement pour les diffamations contre les particuliers, mais également pour celles visant des fonctionnaires publics ou des corps constitués.

 

En limitant le domaine de l'exceptio veritatis aux faits remontant à moins de dix ans, l'ordonnance de 1944 a ainsi restreint la possibilité de faire la preuve des faits diffamatoires. En effet, cette restriction n'était pas prévue antérieurement dans les cas où l'exception de vérité était admise.

 

Cette limitation semble spécifique au droit français. Elle était justifiée en 1944 par un souci de paix sociale et par le « droit à l'oubli », au nom desquels « il appartient parfaitement au législateur de décréter que la paix sociale passe par l'oubli des écarts passés et que commet un délit celui qui ravive des plaies que la loi ou le temps ont déjà cicatrisées »2. Elle a été édictée dans un but de paix publique, pour ne pas « empoisonner la vie sociale en remontant perpétuellement à la surface de vieilles turpitudes »3.

 

Cette interdiction de rapporter la preuve des faits diffamatoires de plus de dix ans est d'ordre public. Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, elle s'impose au juge et les parties ne peuvent y renoncer4. Les juges doivent en assurer l'application « même d'office »5. Le point de départ du délai de dix ans posé par l'article contesté se rapporte à la date des faits allégués.

 

Quant au champ de cette interdiction, le septième alinéa de l'article 35, qui résulte de la loi n° 98–468 du 17 juin 1998, a levé les oppositions légales à l'offre de preuve de vérité des faits diffamatoires s'agissant des seules agressions et atteintes sexuelles commises contre un mineur. Ainsi, depuis lors, l'exceptio veritatis peut être invoquée en matière d'infractions sexuelles (viol, agressions sexuelles, inceste, exhibition sexuelle) contre les mineurs ou de mise en péril d'un mineur même si les faits remontent à plus de dix ans. Au contraire, l'exception de vérité n'est pas admise en matière de diffamation raciale6.

 

La loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes n'a pas modifié cette règle. Elle a complété l'article 35 par un alinéa pour permettre au prévenu de produire, pour les nécessités de sa défense, des éléments provenant d'une violation du secret de l'enquête ou de l'instruction ou de tout autre secret professionnel s'ils sont de nature à établir sa bonne foi ou la vérité des faits diffamatoires.

 

Parmi les principaux reproches que la doctrine formule à l'encontre de l'interdiction de l'exceptio veritatis, se trouve la minoration du contrôle démocratique que provoque cette limitation. Le professeur Levasseur considère ainsi que « le régime actuel de l'exceptio veritatis, en particulier à raison de la limitation dans le temps assignée à son exercice, ne permet (…) pas le contrôle démocratique qui devrait normalement pouvoir s'exercer sur l'aptitude technique et la rectitude morale de ceux à qui sont confiés des pouvoirs importants dans la cité ou qui ambitionnent de recevoir de tels pouvoirs »7.

 

La doctrine estime également que « l'impossible preuve de la vérité heurte le bon sens et plus encore la logique d'un historien dont l'objectif est de tenter de la cerner »8. La disposition a également fait l'objet de critiques au regard de ses effets sur la controverse politique.

 

D'une part, la liberté de dénoncer publiquement, notamment par voie de presse, des errements des personnes ou autorités publiques – et d'en rapporter la preuve si on en est accusé – constitue une garantie du contrôle démocratique. Comme l'écrit G. Levasseur dans l'article précité : « Ainsi les législateurs du début du XIXème siècle, en particulier par la loi de 1919, avaient-ils en quelque sorte, mis la médisance au service de la démocratie. »9 En restreignant cette liberté par l'interdiction de l'exception de vérité aux faits antérieurs à dix ans, l'ordonnance de 1944 a, paradoxalement, fortement réduit cette liberté. Comme le souligne un historien, le XIXème siècle paraît beaucoup plus respectueux du travail historique, « mais un retournement de situation va s'opérer avec les séquelles mémorielles de la Seconde Guerre mondiale »10.

 

D'autre part, à la fin des années 1970, des parlementaires communistes, voyant certains candidats de leur parti condamnés pour diffamation parce qu'ils relataient les faits de collaboration de leurs adversaires, avaient déposé des propositions de loi limitant la portée de l'interdiction de rapporter la preuve des faits diffamatoires11. Ces propositions n'avaient pas connu de suite.

 

B. – Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)

 

La CEDH a jugé la disposition contestée contraire à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) sur le fondement de son article 10 qui garantit le respect de la liberté d'expression.

 

Faisant suite à une jurisprudence abondante et rigoureuse en matière de liberté de la presse12, l'arrêt Mamère c. France du 7 novembre 200613 condamne sans ambiguïté le dispositif français.

 

Dans cette affaire, les juridictions françaises, sans se prononcer sur la vérité des faits diffamatoires que le prévenu n'avait pas entendu rapporter eu égard à l'interdiction de l'article contesté et après avoir écarté le bénéfice de la bonne foi, avaient retenu le chef de complicité de diffamation.

 

La Cour « rappelle que les personnes poursuivies à raison de propos qu'elles ont tenus sur un sujet d'intérêt général doivent pouvoir s'exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi et, s'agissant d'assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci (…). En l'espèce, les propos litigieux tenaient du jugement de valeur mais aussi – comme l'ont retenu les juridictions internes – de l'imputation de faits ; le requérant devait donc se voir offrir cette double possibilité » (§ 23).

 

Elle « perçoit certes, d'un point de vue général, la logique d'une limite temporelle de cette nature, dans la mesure où, plus des allégations portent sur des circonstances anciennes, plus il est difficile d'évaluer leur véracité. Cependant, lorsqu'il s'agit d'événements qui s'inscrivent dans l'Histoire ou relèvent de la science, il peut au contraire sembler qu'au fil du temps le débat se nourrit de nouvelles données susceptibles de permettre une meilleure compréhension de la réalité des choses. Il en va en tout cas clairement ainsi s'agissant des effets de l'accident de Tchernobyl sur l'environnement et la santé publique et de la manière dont les autorités en général et le SCPRI en particulier ont géré la crise ; le rapport d'expertise judiciaire susmentionné l'illustre fort bien (paragraphes 6, 11, et 16 ci-dessus). Il résulte en outre de ce document ainsi que des autres pièces produites par le requérant (le communiqué de presse du ministère de l'agriculture du 6 mai 1986 et l'extrait du procès-verbal de l'intervention du ministre de l'Industrie au Sénat le 23 mai 1986 ; paragraphe 10 ci-dessus) qu'une tentative de preuve se concevait pour chacun des éléments retenus par la cour d'appel pour parvenir à la conclusion que les propos en cause étaient diffamatoires, qu'il s'agisse du nombre et de la teneur des communications du SCPRI et de son directeur avec la population et les autorités, de l'exactitude ou non des informations ainsi transmises, et, le cas échéant, de la conscience de ces derniers de diffuser des informations erronées » (§24).

 

Quelques mois après cet arrêt, l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a approuvé un rapport du 27 juin 2007 de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme intitulé Vers une dépénalisation de la diffamation, a invité explicitement la France à réviser ou à abroger l'article 35 de la loi de 188114. Le rapporteur « s'étonne des dispositions de l'article 35 de la loi française sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 qui prévoit de nombreuses exceptions, cas dans lesquels il n'est pas autorisé d'apporter la preuve de la vérité de faits diffamatoires en vue de mettre fin aux poursuites » (§ 61).

 

« Le rapporteur pense qu'il est injustifié de ne pas permettre à l'inculpé de prouver la véracité de faits diffamatoires dès lors que l'imputation se réfère à des faits vieux de plus de dix ans. Bien au contraire, c'est souvent à l'issue de délais assez longs que les témoignages font surface ou que les documents sont accessibles et permettent de faire toute la lumière sur certains faits. On peut s'avancer à faire une analogie avec la jurisprudence développée par la Cour dans l'arrêt Colombani et penser que la Cour de Strasbourg considèrerait cette disposition non conforme à la Convention. En effet, dans cette affaire la Cour a considéré que le régime exorbitant applicable aux offenses à l'égard des chefs d'Etat étrangers, qui à l'inverse du droit commun interdisait de prouver la véracité des faits, était non conforme avec les dispositions de l'article 10 CEDH (arrêt Colombani et autres c. France du 25 juin 2002) » (§ 62).

 

La jurisprudence de la CEDH a conduit le tribunal correctionnel à écarter les dispositions en cause, en particulier lorsque la diffamation est commise à l'occasion de travaux historiques ou scientifiques15.

 

En outre, à la suite de cette même décision, la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence sur la bonne foi16.

 

La question s'était donc posée, pour le tribunal correctionnel de Paris saisi de la QPC, de savoir si, compte tenu de cette nouvelle jurisprudence qui tend à écarter la disposition dans ses circonstances les plus nocives, le grief tiré de l'atteinte par la disposition contestée à la liberté d'expression devait encore apparaître comme sérieux. Le tribunal a toutefois estimé qu'il en allait ainsi « même si des décisions judiciaires récentes dans l'ordre interne et européen ont admis, ou imposé, qu'il y soit dérogé lorsque l'imputation débattue se rapporte à des événements de portée historique ou scientifique de nature à susciter des débats », notamment parce que « pour l'heure » cet état de la jurisprudence laisse à l'appréciation du juge l'appréciation du droit, pour la personne poursuivie, d'invoquer l'exception de vérité17.

 

 

II. – Examen de constitutionnalité

 

La disposition contestée a bien valeur législative, comme toutes les ordonnances prises sur le fondement de l'ordonnance du 3 juin 1943 portant institution du Comité français de la Libération nationale18. Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

 

La question transmise était ainsi rédigée : le cinquième alinéa de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui interdit au prévenu de diffamation de rapporter la preuve de la vérité des faits diffamatoires lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix ans, est-il conforme à la liberté d'expression garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, au droit à un procès équitable et au respect des droits de la défense garantis par l'article 16 de cette même Déclaration ?

 

La décision du 20 mai 2011 n'est fondée que sur la liberté d'expression.

 

A. – La jurisprudence du Conseil constitutionnel

 

La protection constitutionnelle de la liberté d'expression se fonde sur l'article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Le Conseil constitutionnel ajoute qu'il s'agit là d'une liberté fondamentale « d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés » et « que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi »19.

 

La jurisprudence du Conseil est abondante sur ce principe. Elle a toutefois principalement consisté à contrôler, en matière de médias, les dispositions législatives assurant la régulation globale de la presse ou de l'audiovisuel. Les décisions relatives à la loi de 1881 et son régime pénal sont rares.

 

Mérite toutefois d'être citée la décision du 10 juin 2004 sur la loi pour la confiance dans l'économie numérique dans laquelle le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions qui prévoyaient que le point de départ de la prescription en matière de diffamation était « glissant » pour les messages diffusés sur un service de communication au public en ligne, la prescription ne commençant pas à courir tant que le message est accessible au public. Le Conseil a jugé que la différence entre l'informatique et l'écrit « dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique »20. Bien que, formellement, la censure soit fondée sur le principe d'égalité devant la loi pénale, la sévérité du contrôle opéré alors ne peut s'expliquer que par les conséquences sur la liberté d'expression qui résulteraient d'une forme d'imprescriptibilité de la diffamation sur internet qui aurait résulté de la disposition censurée.

 

Sans surprise, le Conseil constitutionnel a jugé que la liberté d'expression figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit qui peuvent être invoqués à l'appui d'une QPC. Dans sa décision n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, il a jugé que le pouvoir reconnu à des unions d'associations, déclarées d'utilité publique par la loi, pour « représenter officiellement auprès des pouvoirs publics l'ensemble des familles et notamment désigner ou proposer les délégués des familles aux divers conseils, assemblées ou autres organismes institués par l'État, la région, le département, la commune », ne conduit aucunement à restreindre la liberté d'expression des associations familiales21.

 

Comme il l'a rappelé dans sa décision du 10 juin 2009 précitée, le Conseil constitutionnel soumet ainsi les atteintes portées à cette liberté à une triple condition de nécessité, d'adaptation et de proportion à l'objectif poursuivi.

 

2. – L'application au cas d'espèce

 

Le Conseil constitutionnel a d'abord relevé qu'en limitant la possibilité de rapporter la preuve des faits diffamatoires, le législateur poursuit un but d'intérêt général.

 

Le « droit à l'oubli », fréquemment invoqué pour expliquer la disposition contestée, n'a pas valeur constitutionnelle même s'il constitue un motif d'intérêt général comme le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de juger à l'occasion de l'examen d'une loi d'amnistie : le législateur peut rechercher, « par l'exercice de la compétence que la Constitution lui reconnaît en matière d'amnistie », « l'oubli de certains faits et l'effacement de leur caractère répréhensible », « dans un souci d'apaisement politique ou social »22.

 

En outre, on sait que l'administration de la preuve des faits diffamatoires au cours du procès peut être l'occasion, pour le calomniateur, de réitérer l'imputation des faits avec, cette fois-ci, la publicité particulière qu'offre la tribune prétorienne. D'une part, l'offre de preuve peut transformer l'accusé en accusateur. D'autre part, certains procès en diffamation sont spécialement organisés à fin de donner une publicité nouvelle à des thèses qui n'en avaient pas tant bénéficié lorsqu'elles avaient été rendues publiques pour la première fois. En définitive, si aucune restriction n'était apportée à la discussion des faits diffamatoires, le risque, pour la personne diffamée, d'être de nouveau calomniée au cours du procès serait si grand qu'elle pourrait être dissuadée d'agir en justice pour la défense de son honneur.

 

Pour éviter que les débats judiciaires ne soient l'occasion d'étaler plus largement l'imputation portant atteinte à l'honneur et à la considération, le législateur, en interdisant, dans certains cas, la preuve des faits diffamatoires a donc adopté une mesure nécessaire et adaptée au but poursuivi. S'agissant de l'instauration du délai de dix ans, l'exposé des motifs de l'ordonnance du 6 mai 1944 précitée énonçait que la liberté de la presse « ne doit pas permettre de raviver des accusations anciennes ». Le Conseil constitutionnel a reconnu que le but de recherche de la paix sociale ainsi poursuivi constitue un motif d'intérêt général.

 

La question touchant au caractère proportionné de la mesure était plus délicate. La difficulté tient à la portée de cette interdiction. Comme le souligne le tribunal correctionnel de Paris, dans sa décision précitée de transmission de la question à la Cour de cassation, « l'interdiction en cause est rédigée en des termes généraux et absolus ».

 

Au regard de la recherche historique, du débat scientifique ou de la controverse politique, l'interdiction de rapporter la preuve de faits imputés au motif qu'ils sont antérieurs à dix ans est apparue excessive au Conseil constitutionnel.

 

En effet, l'application de l'interdiction de rapporter la preuve de faits antérieurs à dix ans ou de faits amnistiés a entraîné des décisions dont la sévérité est apparue incompatible avec le travail de l'historien. Ainsi, dans une affaire portant sur la dénonciation de faits de torture pendant la guerre d'Algérie, le tribunal correctionnel de Paris jugeait-il en 1969 : « Les nécessités de l'information historique ne permettent en aucune manière de faire échec aux règles de preuve… »23. En 1960, la chambre criminelle de la Cour de cassation refusa également à des journalistes d'apporter la preuve de la collaboration économique d'un ancien ministre au motif que l'interdiction de l'article 35 est « générale et absolue »24. En 1985, elle juge encore que « la critique qui se prétend historique n'échappe pas plus à cette règle de la controverse politique »25.

 

Confrontées à l'interdiction de l'exception de vérité pour les faits de plus de dix ans (de même que pour les faits amnistiés), les juridictions ont tenté d'en atténuer la rigueur en donnant à l'exception de bonne foi la plus grande portée possible. Il en est allé ainsi à plusieurs reprises s'agissant notamment de travaux historiques sur la Collaboration ou sur la guerre d'Algérie26.

 

En effet, l'exception de bonne foi est toujours invocable même en cas de faits remontant à plus de dix ans. Elle suppose que le prévenu démontre l'existence d'un but légitime, l'absence de toute animosité personnelle ou la prudence dans l'expression. C'est à lui d'en rapporter la preuve car les imputations diffamatoires sont réputées faites avec l'intention de nuire27.

 

La Cour de cassation a élaboré une jurisprudence très protectrice de l'exception de bonne foi qui, de fait, a permis parfois de contourner la difficulté posée par l'interdiction de l'exceptio veritatis. Elle permet aux témoins entendus, avec l'apparente justification de rapporter seulement la preuve du sérieux des informations, de rapporter indirectement la vérité des faits allégués. De la même façon, la référence à la notoriété des faits est souvent retenue pour caractériser la bonne foi28. Ainsi, la différence est parfois ténue entre la preuve de la bonne foi et celle des faits diffamatoires eux-mêmes. Lucie Aubrac, qui ne put rapporter la preuve de ses imputations quant à l'origine de l'arrestation de Jean Moulin, ne dut sa relaxe qu'à sa bonne foi29.

 

Toutefois, cette voie de contournement ne saurait à elle seule compenser l'impossibilité pour l'auteur du propos incriminé de justifier qu'il dit la vérité. La preuve de la vérité est une véritable excuse absolutoire et, selon les termes de l'article 35, « si la preuve du fait est rapportée, le prévenu sera renvoyée des fins de la plainte ». Le neuvième alinéa de l'article 35 prévoit que, lorsque l'exception de vérité est légalement impossible, il est obligatoirement sursis à la poursuite ou au jugement dans l'hypothèse où une information est ouverte sur le fait imputé30. En outre, si l'exception de bonne foi est assez efficace dans les travaux scientifiques, elle est inopérante dans la polémique politique (compte tenu de l'exigence de modération et d'absence d'hostilité).

 

Le Conseil constitutionnel a jugé que le cinquième alinéa de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 « vise sans distinction, dès lors qu'ils se réfèrent à des faits qui remontent à plus de dix ans, tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général ; que, par son caractère général et absolu, cette interdiction porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas proportionnée au but poursuivi ». Il a ainsi déclaré le cinquième alinéa de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse contraire à la Constitution.

_______________________________________

1  « Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait », loi du 29 juillet 1881, article 29 alinéa 2.

2  J.-P. Doucet, « Note sous TC Saint-Denis de la Réunion, 15 mai 1984 », Gazette du palais 1984, jurisp. 472.

3  A. Chavanne, Jurisclasseur Communication, fasc. 3130, 2002, n° 190.

4  Cour de cassation, chambre criminelle, 24 novembre 1960, n° 92-79059, Bulletin n° 551 ; 4 novembre 1972, n° 71-91448 ; 19 novembre 1985, n° 84-95202.

5  Cour de cassation, chambre criminelle, 19 novembre 1985, n° 84-95502, Bulletin crim. n° 363.

6  Cour de cassation, chambre criminelle, 16 mars 2004, n° 03-82828, Bulletin criminel, n° 67, p. 257.

7  G. Levasseur, « Réflexions sur l'exceptio veritatis », Mél. Chavanne, Litec, Paris, 1990, p. 111, spéc. p. 128.

8  N. Mallet-Poujol, « Diffamation et histoire contemporaine », Légipresse, septembre 1996, Chronique, n° 134, p. 97, spéc. p. 101.

9  G. Levasseur, ibid, p. 125.

10 J-P Le Crom, « Juger l'histoire », in Droits et société, n° 38, 1998, p. 38-39.

11 Doc A.N. n° 642 et Sénat n° 223, 1ère SO, 1978-1979.

12 CEDH, 23 avril 1992, Castells c. Espagne, n° 11798/85, § 48 ; deuxième section, 25 juin 2002, Colombani et autres c. France, n° 51279/99, § 66.

13 CEDH, deuxième section, 7 novembre 2006, Mamère c. France, n° 12697/03.

14 Conseil de l'Europe, Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, Vers une dépénalisation de la diffamation, 25 juin 2007, n° 11305, § 17.7.

15 Tribunal de grande instance de Paris, 21 mai 2007, Robert Faurisson c. Robert Badinter, n° 06-18426 ; également 30 avril 2009 ; Cour d'appel de Paris, 13 octobre 2010.

16 Cour de cassation, chambre criminelle, 11 mars 2008, n° 06-84712.

17 Tribunal de grande instance de Paris, 17e chambre, 17 décembre 2010, R. c. C. et D., n° 1011808013.

18 Conseil d'État, 22 février 1946, Sieur Botton, Rec. p. 58 ; Sirey, 1946. 3, p. 56.

19 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 15.

20 Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique, cons. 14.

21 Décision n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, UNAF (Associations familiales), cons. 7.

22 Décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, cons. 24.

23 Tribunal correctionnel de Paris, 24 avril 1969, JCP, 1970, II, 16217.

24 Cour de cassation, 24 novembre 1960, précitée, voir également pour des faits relatifs à la Seconde Guerre mondiale : Cour de cassation, 3 mai 1966, n° 65-92756.

25 Cour de cassation, chambre criminelle, 19 novembre 1985, n°84-95202.

26 Cour de cassation, chambre mixte, 24 novembre 2000, M. Le Pen c. M. Rocard, n° 97-81554.

27 Cour de cassation, 19 novembre 1985 précitée ; une QPC avait été déposée pour contester cette présomption de mauvaise foi, mais la Cour de cassation a refusé de la renvoyer au Conseil constitutionnel au motif que la QPC tenait « non à contester la constitutionnalité des dispositions qu'elle vise, mais l'interprétation qu'en a donnée la Cour de cassation au regard du caractère spécifique de la diffamation » (Cour de cassation, formation de constitutionnalité, 31 mai 2010, n° 12029, 09-87578).

28 N. Mallet-Poujol, « Diffamation et histoire contemporaine », Légipresse, septembre 1996, Chronique, n° 134, p. 98.

29 Tribunal correctionnel de Paris, 26 juin 1985, Gazette du palais 1985, 2, 586, note J.-P. Doucet.

30 Cour de cassation, chambre criminelle, 14 février 2006, n° 05-82.825.