Conseil constitutionnel

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Commentaire de la décision 2010-8 QPC

09/12/2022

Conformité - réserve

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 8 mai 2010 par la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité posée à l'occasion d'un pourvoi en cassation formé devant elle. Cette question est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 451-1 et L. 452-1 à L. 452-5 du code de la sécurité sociale (CSS) qui concernent le régime d'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles, spécialement dans l'hypothèse où l'employeur a commis une faute inexcusable.

 

Dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution sous une réserve. Ce faisant, le Conseil constitutionnel a formulé la première réserve d'interprétation sur une disposition déjà entrée en vigueur soumise à son examen à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité.

 

 

I – Dispositions contestées

 

Selon l'article L. 451-1 du CSS : « Sous réserve des dispositions prévues aux articles L. 452-1 à L. 452-5, L. 454-1, L. 455-1, L. 455-1-1 et L. 455-2 aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le présent livre ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit ».

 

En vertu de l'article L. 452-1 du même code, auquel renvoie la précédente disposition : « Lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants ». L'article L. 452-2 détermine alors les modalités de calcul de cette majoration. L'article L. 452-3 autorise la victime ou ses ayants droit à demander réparation de certains chefs de préjudices. L'article L. 452-4 fixe les règles de procédure applicables en l'absence d'accord amiable. Enfin, l'article L. 452-5 fixe les conditions du retour aux règles de droit commun en cas de faute intentionnelle de l'employeur.

 

Ces dispositions trouvent leur origine lointaine dans la loi du 9 avril 1898 relative aux accidents du travail. Le souci du législateur d'indemniser les dommages – souvent anonymes – causés à l'occasion du travail l'avait conduit à instaurer un mécanisme qui, pour atteindre son but, avait été déconnecté de la notion de faute, traditionnellement centrale en droit de la responsabilité civile. Ainsi l'employeur était-il tenu, en vertu de cette loi, d'indemniser les dommages subis par ses salariés à l'occasion de l'exécution du contrat de travail, indépendamment de toute faute de sa part (responsabilité de plein droit).

 

Plus précisément, le dispositif reposait sur l'idée que l'accident constitue un risque de la profession qui doit, certes, peser sur l'employeur, mais non de manière exclusive, de sorte que le salarié doit lui-même supporter une part de ce risque. Il en est résulté l'instauration d'une réparation seulement forfaitaire au profit du salarié, ce qui signifie que son préjudice n'est que partiellement indemnisé, quand bien même l'employeur aurait commis une faute, à moins que cette faute ne présente un caractère inexcusable ou intentionnel.

 

La loi de 1898 a été abrogée en 1945 et la réparation des accidents du travail a été intégrée à l'organisation générale de la Sécurité sociale par la loi n° 46-2426 du 30 octobre 1946 relative à la prévention et à la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles selon un dispositif assurantiel : seules les cotisations de sécurité sociale pour les accidents du travail et maladies professionnelles sont, en principe, laissées à la charge de l'employeur, les caisses d'assurance maladie devenant débitrices des indemnités dues au salarié victime, sauf recours subrogatoire, admis dans certains cas, contre l'auteur de l'accident.

 

Modifiées à plusieurs reprises par le législateur, les dispositions contestées résultent, en leur état actuel, des lois du 27 janvier 19871, du 10 juillet 19892 et du 18 janvier 19943. Ces lois ont toutefois conservé l'économie générale du système qui résulte de la loi précitée du 30 octobre 1946 telle qu'elle a été codifiée par le décret du 17 décembre 1985 ayant créé le code de la sécurité sociale4. Ainsi l'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles relève-t-elle exclusivement, en principe, des règles instaurées par ce code qui prévoit une indemnisation forfaitaire et limitée du préjudice mise à la charge des caisses d'assurance maladie (risque AT/MP). À titre d'exception, dans l'hypothèse où l'employeur a commis une faute inexcusable, une indemnisation complémentaire peut être obtenue par la victime qui peut, alors, également agir en responsabilité contre son employeur devant la juridiction de sécurité sociale pour obtenir la réparation des préjudices énumérés par l'article L. 452-3 du CSS. Enfin, ce n'est qu'en cas de faute intentionnelle de l'employeur que la victime peut exercer une action en responsabilité sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile et réclamer ainsi la réparation intégrale de son préjudice.

 

Depuis plusieurs années, ces dispositions qui font varier la réparation allouée à la victime en fonction d'une gradation des fautes ont fait l'objet de critiques émanant tant de certaines institutions (Cour des comptes5, et IGAS6 principalement, auteurs de rapports auxquels il faut ajouter plusieurs propositions de loi destinées à infléchir ou renverser le système actuel7) que des partenaires sociaux8. Ces critiques se fondent notamment sur le caractère partiel et forfaitaire de l'indemnisation accordée aux victimes en dehors de l'hypothèse d'une faute intentionnelle. Il est en particulier soutenu que le droit commun de la responsabilité civile, qui pose un principe de réparation intégrale des préjudices subis par la victime, peut s'avérer, dans certains cas, plus favorable à celle-ci que ce régime.

 

L'évolution de la jurisprudence administrative en matière de « forfait de pensions » est également invoquée. Le Conseil d'État a, en effet, fait évoluer les règles d'indemnisation des accidents de service subis par les fonctionnaires dans un sens plus favorable aux victimes. À l'origine strictement forfaitaire et exclusive de toute autre réparation, la pension allouée à la victime n'exclut plus, depuis 2003, « que le fonctionnaire qui a enduré, du fait de l'accident ou de la maladie, des souffrances physiques ou morales et des préjudices esthétiques ou d'agrément, obtienne de la collectivité qui l'emploie, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice, distincts de l'atteinte à l'intégrité physique »9. À cet égard, il est avancé que le régime de réparation des accidents du travail pour les salariés est moins protecteur que celui dont bénéficient les fonctionnaires.

 

La jurisprudence des juridictions de l'ordre judiciaire a néanmoins évolué dans un sens plus favorable à l'indemnisation des victimes. Il en va ainsi notamment de la définition de la faute inexcusable qui a été sensiblement assouplie. À l'origine, la Cour de cassation interprétait de façon restrictive la notion de faute inexcusable. La jurisprudence a longtemps été fixée par l'arrêt Veuve Villa de 1941, aux termes duquel « la faute inexcusable doit s'entendre d'une faute d'une gravité exceptionnelle, dérivant d'un acte ou d'une omission volontaires, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de l'absence de toute cause justificative »10. Depuis une période récente, la Cour de cassation a modifié cette interprétation, s'agissant de la faute de l'employeur, en vue d'assurer une meilleure indemnisation des victimes. Initié en 2002 au sujet des maladies causées par l'amiante11, ce mouvement a été étendu aux accidents du travail12 et il trouve son aboutissement dans un arrêt d'assemblée plénière du 24 juin 2005 : « En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail, et […] le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L. 452-1 du CSS, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver »13. Il en résulte, pour la victime, qu'une faute inexcusable peut désormais être présumée et être qualifiée ainsi même si elle n'est pas d'une « exceptionnelle gravité » au sens de la jurisprudence de 194114.

 

II – La conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit

 

Les requérants formulaient deux griefs à l'encontre des articles L. 451-1 et suivants du CSS. D'une part, selon eux, ces dispositions étaient contraires au principe d'égalité devant la loi et les charges publiques énoncé aux articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration de 1789. D'autre part, elles heurtaient le principe de responsabilité qui découle de l'article 4 de la même Déclaration.

 

Le Conseil constitutionnel a, dans un premier temps, rappelé les normes de constitutionnalité applicables, puis il a examiné ces deux griefs par un raisonnement en trois temps.

 

S'agissant des normes de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a d'abord rappelé le fondement constitutionnel de la compétence du législateur pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et de la sécurité sociale et la limite à l'exercice de cette compétence en ce que le législateur ne doit pas priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel.

 

En outre, le Conseil a repris sa jurisprudence constante sur le principe d'égalité qui « ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit »15.

 

Enfin, le Conseil a repris le « considérant de principe » formulé à l'occasion de la décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010 (Mme Viviane L.)16, selon lequel le principe de responsabilité pour faute découle de la liberté garantie par l'article 4 de la Déclaration de 1789 et la protection constitutionnelle de la faculté d'agir en responsabilité « ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d'intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée ; qu'il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu'il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs ainsi qu'au droit à un recours juridictionnel effectif qui découle de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ».

 

  1. Le fondement constitutionnel de l'institution d'un régime de sécurité sociale en matière d'accident du travail et de maladie professionnelle

 

Dans le premier temps de son raisonnement, le Conseil a tenu à rappeler que les règles limitant le droit d'agir de la victime d'un accident du travail devaient être analysées dans le dispositif global de sécurité sociale dont elles participent. Le Conseil a ainsi souligné que l'instauration d'un régime de sécurité sociale applicable aux accidents du travail et maladies professionnelles mettait en œuvre les exigences du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Cette affirmation n'est pas nouvelle dans la jurisprudence constitutionnelle17.

 

Le Conseil a en outre rappelé :

 

– les missions de la sécurité sociale qui touchent non seulement à l'allocation de prestations aux victimes, mais tendent également à la prévention des accidents du travail et au reclassement des travailleurs ;

 

– les modes de financement du risque AT/MP de la branche maladie de la sécurité sociale, ce risque étant financé par les cotisations des employeurs qui ne peuvent être personnellement tenus qu'en cas de faute inexcusable ou intentionnelle.

 

De ces constatations, le Conseil a tiré la conclusion que l'institution d'un régime de sécurité sociale qui se substitue partiellement à la responsabilité de l'employeur et ne réserve la possibilité d'agir contre ce dernier qu'en cas de faute inexcusable ou intentionnelle trouve sa justification dans la conciliation entre, d'une part, le principe de responsabilité et, d'autre part, la mise en œuvre des exigences résultant du onzième alinéa du Préambule de 1946.

 

  1. Le principe d'égalité

 

Seul le principe d'égalité devant la loi était opérant en l'espèce. Le Conseil n'a donc pas répondu à l'invocation du principe d'égalité devant les charges publiques.

 

Il résulte des articles L. 451-1 et suivants du CSS que la victime d'un accident du travail n'est pas traitée de la même manière que la victime d'un autre type d'accident. Le Conseil a néanmoins jugé que les victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles se trouvent dans une situation différente de celle des autres victimes. C'est d'ailleurs ce qui justifia l'intervention du législateur dès la fin du XIXe siècle18 : le salarié est juridiquement subordonné et à son employeur et la survenance d'accidents et de maladies dans le cadre de l'exécution du travail constitue un risque particulier. La spécificité de la situation du salarié fonde la compétence du législateur pour décider de l'application d'un régime différent19.

 

  1. Le principe de responsabilité

 

Deux points étaient contestés : d'une part le caractère forfaitaire de l'indemnisation accordée aux victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles et, d'autre part, l'absence de réparation intégrale des préjudices alors même que l'employeur a commis une faute inexcusable.

 

  1. Le caractère forfaitaire de la réparation de certains préjudices

 

– En l'absence de faute inexcusable, le salarié victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle ne peut obtenir que les prestations en nature et indemnités forfaitaires mises à la charge de la sécurité sociale.

 

Pour le Conseil, l'économie générale du système d'indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles justifie cet aménagement du principe de responsabilité.

 

Le Conseil a également pris en compte deux motifs d'intérêt général. D'une part, les divers avantages dont bénéficient les victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle par rapport à la situation de celles qui ne peuvent agir que sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile : inopposabilité à la victime de sa faute, même inexcusable, dispense pour la victime d'introduire une action en justice, garantie d'un paiement automatique et rapide notamment. D'autre part, le Conseil a relevé la nécessaire prise en compte de la charge que représentent les prestations servies (charges tant économiques pour les employeurs que financières pour la branche maladie de la sécurité sociale).

 

Ces motifs ont conduit le Conseil à estimer conforme à la Constitution, hors de la faute inexcusable de l'employeur, le dispositif prévoyant l'allocation de prestations forfaitaires aux victimes d'accidents du travail, limitant le nombre de chefs de préjudice indemnisables et interdisant à la victime ou ses ayants droit d'agir contre l'employeur.

 

– S'agissant de la faute inexcusable, le Conseil a examiné séparément les dispositions des articles L. 452-2 et L. 452-3 du CSS qui prévoient une majoration d'indemnité allouée en compensation de l'incapacité et celles de l'article L. 452-3 qui énumèrent la liste des préjudices indemnisables dont la victime peut demander réparation.

 

S'agissant de la majoration de la rente ou du capital alloué, majoration plafonnée à 100 % du salaire ou du capital, le Conseil a estimé que les motifs d'intérêt général qui fondent le régime de sécurité sociale pouvaient justifier ce dispositif forfaitaire destiné à compenser la perte de revenu résultant de l'incapacité.

 

Ainsi, que la faute commise par l'employeur soit excusable ou non, le Conseil estime donc que la réparation forfaitaire des préjudices de la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle instaurée par les articles L. 451-1 et L. 452-2 à L. 452-5 du CSS ne portent pas une atteinte disproportionnée au principe de responsabilité.

 

  1. La limitation des préjudices indemnisables

 

L'article L. 452-3 du CSS énumère les différents chefs de préjudice dont le salarié victime peut demander la réparation à l'employeur en cas de faute inexcusable de ce dernier.

 

C'est sur ce point que le Conseil constitutionnel a émis une réserve d'interprétation. Il a estimé que, s'agissant d'une faute inexcusable, la liste des préjudices alloués en application de cet article ne saurait priver la victime de la possibilité de demander à l'employeur, devant les juridictions de la sécurité sociale, réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du CSS. Cette réserve prive donc l'énumération de la liste de son caractère limitatif ou exclusif. Il n'est pas exceptionnel qu'à l'occasion de l'examen d'une disposition fixant une limite ou un plafond dont le caractère excessivement restrictif est de nature à méconnaître une exigence constitutionnelle, que le Conseil constitutionnel formule une réserve retirant à cette règle son caractère exclusif20.

 

Comme il est expliqué dans le commentaire de la décision 2010-2 QPC du 11 juin 2010 précitée, l'examen, par le Conseil constitutionnel, des mesures constitutives de dérogations ou de restrictions au principe de responsabilité procède d'une appréciation de la proportionnalité entre l'intérêt général poursuivi et la gravité de l'atteinte. Cette dernière s'apprécie en fonction non seulement de l'ampleur des restrictions au principe de responsabilité, mais également de leur champ d'application. Dans cette mesure, le Conseil prend en compte le fait que les mesures restreignant le droit d'agir en responsabilité s'appliquent à des agissements plus ou moins gravement fautifs. À ce titre, dans sa décision du 11 juin 2010 précitée, le Conseil a pris en compte le fait que la « faute caractérisée » prévue par le troisième alinéa de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles « ne se confond pas avec celle de faute lourde » (cons. 12). Dans sa décision n° 2010-8 QPC, en sens inverse, le Conseil a pris en compte le fait que le régime prévu en cas de faute inexcusable peut s'appliquer à des fautes d'une particulière gravité.

 

À cet égard, le Conseil constitutionnel ne pouvait s'en tenir à l'évolution de la jurisprudence précitée de la Cour de cassation qui a assoupli la définition de la faute inexcusable en reconnaissant une obligation de sécurité à la charge de l'employeur. En effet, cette jurisprudence qui a « abaissé » le seuil de la faute inexcusable est sans incidence sur l'applicabilité du dispositif aux fautes d'une particulière gravité allant jusque, non comprise, la faute intentionnelle.

 

Le considérant 18 de la décision du 18 juin 2010, qui énonce les termes de la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel, appelle des commentaires particuliers.

 

– Premièrement, cette réserve n'ouvre pas à la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, en cas de faute inexcusable de l'employeur, le droit d'engager une action en réparation devant les juridictions civiles ou pénales de droit commun. En précisant que ce droit ouvert par la réserve d'interprétation s'exerce « devant les mêmes juridictions », le Conseil a expressément validé la compétence exclusive des juridictions de la sécurité sociale pour connaître, hors le cas de la faute intentionnelle, des actions en réparation résultant des accidents du travail ou des maladies professionnelles.

 

– Deuxièmement, la réserve porte sur la liste des préjudices complémentaires énoncée au premier alinéa de l'article L. 452–3 du CSS et non sur le caractère forfaitaire des indemnités versées par les caisses de sécurité sociale qui est traité par le considérant 17. Dans ce considérant 17, le Conseil a estimé conforme à la Constitution, sans formuler de réserve d'interprétation, le principe d'une majoration plafonnée du capital ou de la rente allouée à raison de l'incapacité permanente ou de la perte de revenu résultant de l'incapacité. La portée de la réserve énoncée au considérant 18 est d'interdire que la liste des chefs de préjudice prévue par l'article L. 452-3 soit interprétée comme limitative et excluant le droit à réparation des préjudices non couverts par le livre IV du CSS.

 

– Troisièmement, le fondement constitutionnel de la réserve est le principe de responsabilité qui oblige « celui par la faute duquel » le dommage est arrivé à le réparer. Par conséquent, selon les termes mêmes de la décision, la réserve reconnaît un droit à la victime de « demander à l'employeur réparation ». Elle n'institue donc pas un droit de créance de la victime sur les caisses d'assurance maladie. Seul le législateur pourrait décider d'étendre à l'ensemble des préjudices le dispositif prévu par le dernier alinéa de l'article L. 452-3 selon lequel la réparation est versée directement par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur.

 

– Quatrièmement, la réserve laisse à l'appréciation souveraine des juridictions de l'ordre judiciaire le soin de déterminer quels sont les préjudices complémentaires dont la victime d'un accident peut demander la réparation. Les parties avaient débattu de cette question devant le Conseil constitutionnel : la victime estimait que l'article L. 452-3 du CSS la privait du droit d'obtenir une indemnisation au titre de l'aménagement de son domicile compte tenu de son handicap causé par l'accident. Une autre partie soutenait que ce chef de préjudice était inclus dans les indemnités versées par la caisse d'assurance maladie en réparation de son incapacité. Conformément à sa jurisprudence du 3 décembre 2009, le Conseil s'est abstenu de trancher cette question qui relève de la compétence des juridictions de la sécurité sociale, sous le contrôle de la Cour de cassation21. Certes, le sens de la réserve formulée par le Conseil constitutionnel exclut nécessairement l'interprétation selon laquelle la majoration forfaitaire prévue par l'article L. 452-2 du CSS et, si la victime est atteinte d'un taux d'incapacité permanente de 100 %, l'indemnité forfaitaire prévue par la dernière phrase du premier alinéa de son article L. 452-3 couvrent nécessairement l'ensemble des préjudices indemnisables non énumérés par l'article L. 452-322. Cette réserve n'implique pas, pour autant, que toutes les victimes d'un accident du travail dû à la faute inexcusable de l'employeur ont nécessairement souffert de dommages qui ne sont pas couverts par le livre IV du CSS. C'est aux juridictions d'apprécier, en fonction de la nature des préjudices subis, si tel est le cas.

 

– Cinquièmement, la réserve étant interprétative, elle est d'application immédiate à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel.

_______________________________________

1 Loi n° 87-39 du 27 janvier 1987 portant diverses mesures d'ordre social.

2 Loi n°89-474 du 10 juillet 1989 portant dispositions relatives à la sécurité sociale et à la formation continue des personnels hospitaliers.

3 Loi n° 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale.

4 Décret n°85-1353 du 17 décembre 1985 relatif au code de la sécurité sociale.

5 Voir principalement Rapport public particulier sur La gestion du risque accidents du travail et maladies professionnelles, éd. JO, 2002.

6 La rénovation de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, rapport de M. Laroque, mars 2004 ; Vers la réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles, rapport de M. Yahiel, avril 2002.

7 Voir notamment, à l'Assemblée Nationale, M. Muzeau, proposition de loi n° 342 du 24 octobre 2007 visant à améliorer la santé au travail des salariés et à prévenir les risques professionnels auxquels ils sont exposés et, au Sénat, A. David, proposition de loi n° 194 du 23 décembre 2009, visant à supprimer la fiscalisation des indemnités journalières versées aux victimes d'accident du travail, à instaurer la réparation intégrale des préjudices subis par les accidentés du travail et à intégrer le montant des cotisations accidents du travail et maladies professionnelles versé par les entreprises dans leur chiffre d'affaires soumis à l'impôt sur les sociétés (texte rejeté par le Sénat le 11 février 2010).

8 Accord national interprofessionnel conclu le 12 mars 2007 qui n'abandonne pas la réparation forfaitaire, mais souhaite « personnaliser » celle-ci. La loi n° 2008-596 du 25 juin 2008 a repris certains points de l'ANI en vue d'une meilleure indemnisation, sans toutefois remettre en cause le système.

9 C.E., 4 juillet 2003, Moya-Caville, n° 211106.

10 Cass. ch. réunies, 15 juillet 1941 : DC. 1941, jurisp. p. 117, note Rouast.

11 Cass. soc., 28 février 2002 : D. 2002, p. 2696, note Prétot.

12 Cass. soc., 11 avril 2002 : Bull. civ. V, n° 127 ; D. 2002, p. 2215, note Saint-Jours.

13 Cass. Ass. plén., 24 juin 2005 : JCP éd. E 2005, 1201, note Morvan.

14 En outre, il n'est plus exigé que la faute inexcusable de l'employeur ait été la « cause déterminante » de l'accident ; il suffit qu'elle ait été une « cause nécessaire ».

15 V. par exemple décision n° 97-388 DC du 20 mars 1997. Pour la première utilisation du principe d'égalité, v. décision n° 73-51 DC du 27 décembre 1973, Taxation d'office.

16 Voir commentaire aux Cahiers de la décision n° 2010-8 QPC du 11 juin 2010.

17 Décision n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001, Loi portant amélioration de la couverture des non salariés agricoles contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, cons. 19 à 21.

18 Le Conseil d'Etat, par la décision Cames du 21 juin 1895 (Rec. p. 509, concl. Romieu) et la Cour de cassation, par l'arrêt Teffaine du 16 juin 1896, avaient déjà écarté le régime de la responsabilité pour faute comme fondement de la responsabilité de l'employeur vis-à-vis de son salarié.

19 Décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, cons. 34 e 35.

20 Décision n° 2009-581 DC du 25 juin 2009, Résolution tendant à modifier le règlement de l'Assemblée nationale, cons. 20.

21 Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, Loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, cons. 27.

22 C'est l'interprétation qui était soutenue par le Premier ministre au soutien d'une argumentation tendant à voir déclarer les dispositions contestées entièrement conformes à la Constitution.