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Commentaire de la décision 2010-101 QPC

09/12/2022

Conformité - réserve

 

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 décembre 2010 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêt n° 2339), sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par Mme Monique P., médecin libéral exerçant à titre individuel, et M. Marcel P., agissant en qualité de mandataire judiciaire au redressement judiciaire de ce médecin, à l'occasion d'un litige les opposant à la Caisse autonome de retraite des médecins de France.

 

La QPC portait sur la conformité au principe d'égalité devant la loi du premier alinéa de l'article L. 243-5 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006 de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2007, ainsi que du sixième alinéa de cet article, dans sa rédaction issue de la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises. Ces dispositions législatives concernent la délimitation des personnes bénéficiaires de la remise de plein droit des pénalités, majorations et frais de poursuites dus à un organisme de sécurité sociale en cas de procédure de redressement judiciaire.

 

Par sa décision n° 2010-101 QPC du 11 février 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré ces dispositions législatives conformes à la Constitution sous une réserve d'interprétation étendant le champ d'application des dispositions contestées.

 

 

I. – Les dispositions contestées

 

A. – L'objet des dispositions

 

Le Conseil constitutionnel était saisi de deux dispositions contenues à l'article L. 243-5 du code de la sécurité sociale.

 

– Le premier alinéa de l'article est relatif au dispositif d'inscription obligatoire des créances privilégiées de sécurité sociale prévu à l'article L. 243-4 du même code. Il précise que ce dispositif s'applique à « un commerçant, un artisan ou une personne morale de droit privé même non commerçante » et, par là même, ne se réfère pas aux membres des professions libérales exerçant à titre individuel, en d'autres termes hors la forme d'une société.

 

– Le sixième alinéa de l'article permet aux personnes susceptibles de faire l'objet d'une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires de bénéficier d'une remise de plein droit des pénalités, majorations de retard et frais de poursuite dus aux organismes sociaux.

 

B. – La version contestée

 

En somme, les dispositions législatives contestées permettent à un commerçant, un artisan ou une personne morale de droit privé même non commerçante faisant l'objet de ce type de procédure d'obtenir une remise automatique de sommes, souvent importantes, dues à un organisme de sécurité sociale. Elles ont été interprétées par la Cour de cassation comme ne s'appliquant pas aux membres des professions libérales exerçant à titre individuel1.

 

Conformément aux règles procédurales régissant le mécanisme de la QPC, le Conseil constitutionnel était saisi des dispositions législatives contestées dans leur version applicable au litige opposant les requérants à la Caisse autonome de retraite des médecins de France2. Dans le silence du juge a quo, le Conseil a été conduit à préciser ces versions :

 

– Les dispositions du premier alinéa de l'article L. 243-5 précité ont été modifiées à plusieurs reprises depuis l'entrée en vigueur du code de la sécurité sociale. La rédaction qui était renvoyée au Conseil est issue de l'article 39 de la LFSS pour 20073.

 

– Les dispositions du sixième alinéa de l'article L. 243-5 précité ont été introduites dans le code de la sécurité sociale par l'article 30 de la loi n° 94-475 du 10 juin 1994 relative à la prévention et au traitement des difficultés des entreprises. La rédaction qui était renvoyée au juge constitutionnel est issue de l'article 165 de la loi du 26 juillet 2005 précitée. Depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 portant loi de finances rectificative pour 2008, les dispositions de cet alinéa ont été déplacées, sans modification de leur rédaction, au septième alinéa de l'article L. 243-5. On peut penser que c'est la raison pour laquelle l'arrêt de renvoi de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation fait référence au septième alinéa et non au sixième. Quoi qu'il en soit, ce qui a été jugé pour l'ancienne numérotation de l'alinéa est valable pour la nouvelle, dès lors que son contenu demeure identique4.

 

 

II. – La conformité à la Constitution sous réserve d'interprétation

 

A. – Le grief invoqué

 

Les dispositions des premier et sixième alinéas de l'article L. 243-5, telles qu'interprétées par la Cour de cassation, étaient contestées en tant qu'elles n'incluent pas les membres de professions libérales exerçant à titre individuel dans le champ d'application du bénéfice de la remise de plein droit des pénalités, majorations de retard et frais de poursuites dus aux organismes sociaux, en cas de procédure de sauvegarde ou de redressement ou de liquidation judiciaires.

 

Selon les requérants, ces dispositions n'étaient plus conformes au principe d'égalité devant la loi garanti par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 depuis que les procédures collectives ont été rendues applicables aux professions libérales, c'est-à-dire depuis le 1er janvier 2006, date d'entrée en vigueur de la loi de sauvegarde des entreprises précitée. À compter de cette date, un professionnel exerçant à titre libéral est justiciable des procédures collectives telles qu'elles résultent du livre VI du code de commerce. Toutefois, il ne peut pas bénéficier de la remise automatique des pénalités, majorations et frais de poursuite dus à un organisme de sécurité sociale puisque l'article L. 243-5 ne l'inclut pas dans son champ d'application.

 

Selon les requérants, il y avait là une double discrimination contraire au principe d'égalité. D'une part, ils soutenaient n'y avait pas lieu de traiter différemment le membre d'une profession libérale qui exerce à titre individuel et celui qui exerce sous la forme sociale. D'autre part, ils affirmaient qu'il existait une discrimination injustifiée entre le membre d'une profession libérale qui exerce à titre individuel et les commerçants et artisans qui exercent dans les mêmes conditions.

 

Dans ses observations produites au cours de l'instruction, le Gouvernement a annoncé que la modification des dispositions contestées est en cours d'examen devant le Parlement, en vue de répondre au reproche formulé par les requérants, mais également par plusieurs parlementaires5. En effet, le législateur a manifesté son intention de mettre un terme à l'exclusion issue des dispositions contestées. Dans le cadre de l'examen de la proposition de loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit6, un amendement parlementaire a inséré un nouvel article 52 bis qui étend aux professions libérales le bénéfice de la remise prévue, dorénavant, au septième alinéa de l'article L. 243–5 précité. Dans la rédaction votée par le Sénat le 14 décembre 2010, adoptée en termes identiques par l'Assemblée nationale en deuxième lecture le 1er février 2011, l'article 52 bis de la proposition de loi prévoit qu'à la première phrase du premier alinéa de l'article L. 243-5, les mots : « un commerçant, un artisan ou une personne morale de droit privée même non commerçante » sont remplacés par les mots : « un commerçant, une personne immatriculée au répertoire des métiers, une personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante, y compris une profession libérale, ou une personne morale de droit privé ».

 

B. – La réserve

 

Le Conseil constitutionnel était invité par les requérants à apprécier la conformité des dispositions contestées à l'aune du principe constitutionnel d'égalité devant la loi.

 

De façon très classique, le Conseil a rappelé que ce principe ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit7.

 

Le juge constitutionnel a donc été amené à rechercher l'objectif poursuivi par le législateur afin de déterminer si la différence de traitement existant entre les membres des professions libérales exerçant à titre individuel et ceux pratiquant sous forme sociale est en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

 

La loi en question est celle du 26 juillet 2005 précitée qui a étendu les catégories de personnes pouvant faire l'objet d'une procédure collective, en disposant que celle-ci est applicable à « toute personne exerçant une activité commerciale ou artisanale, à tout agriculteur, à toute autre personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante, y compris une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, ainsi qu'à toute personne morale de droit privé »8.

 

Ainsi que le soulignent les travaux préparatoires, l'objectif poursuivi était de permettre aux nombreux professionnels exerçant à titre libéral et exposés à des difficultés économiques de bénéficier d'un régime de traitement des dettes en cas de difficultés financières, au même titre que les commerçants, les agriculteurs et les personnes morales de droit privé. L'exposé des motifs soulignait que « l'efficacité retrouvée des procédures de traitement des difficultés des entreprises conduit à inclure dans leur domaine tous les acteurs économiques, ainsi que l'a révélé l'importante concertation préalable à l'élaboration du projet de loi. Les dispositions actuelles selon lesquelles les personnes physiques exerçant une profession libérale ne peuvent bénéficier d'aucune procédure collective de traitement de leurs dettes professionnelles sont préjudiciables aux intéressés, à leurs créanciers et à leurs salariés »9. Dès lors, l'objectif poursuivi par le législateur n'a nullement été d'exclure les personnes physiques exerçant une activité libérale du bénéfice de la remise de plein droit prévu à l'article L. 243-5 précité. L'absence de modification du premier alinéa de cet article par la loi du 26 juillet 2005 peut donc être regardée comme un oubli conduisant, au titre d'une interprétation littérale, à exclure les professions libérales d'une partie des effets d'une procédure collective.

 

Il s'agit là d'une différence de traitement injustifiée entre le membre d'une profession libérale exerçant à titre individuel et celui qui a choisi de former une société. Cette discrimination n'étant pas en rapport avec l'objet de la loi, elle méconnaît le principe constitutionnel d'égalité.

 

Le Conseil constitutionnel a donc répondu favorablement aux conclusions des requérants qui, dans leurs écritures, demandaient in fine au Conseil de déclarer l'article L. 243-5, alinéa 6, du code de la sécurité sociale conforme à la Constitution, sous la réserve d'interprétation que la remise de plein droit des pénalités, majorations de retard et frais de poursuite dus aux organismes de sécurité sociale à la date du jugement d'ouverture bénéficie aux membres des professions libérales exerçant à titre individuel lorsqu'ils font l'objet d'une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires.

 

Le Conseil a formulé une réserve d'interprétation, dont l'objet consiste à élargir le champ d'application du dispositif de la remise automatique prévue à l'article L. 243-5 précité. Le cinquième considérant de sa décision du 11 février 2011 prévoit ainsi que « les dispositions précitées des premier et sixième alinéas de l'article L. 243–5 ne sauraient, sans méconnaître le principe d'égalité devant la loi, être interprétées comme excluant les membres des professions libérales exerçant à titre individuel du bénéfice de la remise de plein droit des pénalités, majorations de retard et frais de poursuites dus aux organismes de sécurité sociale ».

 

Si l'article 62 de la Constitution permet au Conseil constitutionnel de moduler les effets dans le temps des déclarations de conformité sous réserve10, il n'a pas fait usage de cette prérogative dans la présente affaire. En l'absence de précision figurant dans les motifs et le dispositif de la décision, la réserve d'interprétation énoncée par le Conseil s'incorpore à la disposition même et s'applique de façon rétroactive et non à partir de la publication de la décision.

_______________________________________

1  À propos d'un médecin exerçant à titre individuel, Cour de cassation, 2e chambre civile, 12 février 2009, Caisse autonome de retraite des médecins de France, n° 08-13459. À propos d'un masseur-kinésithérapeute exerçant à titre libéral, Cour de cassation, 2e chambre civile, 12 février 2009, Caisse autonome de retraite et de prévoyance des infirmiers masseurs kinésithérapeutes pédicures, podologues, orthophonistes et orthoptistes, n° 08-10470. À propos d'une infirmière exerçant à titre libéral, Cour de cassation, 2e chambre civile, 14 janvier 2010, n° 09–65485. Sur cette question, notamment, Thierry Tauran, « Incidences d'une remise en redressement judiciaire sur les majorations de retard afférentes aux cotisations impayées », JCP S, n° 20, 12 mai 2009, 1218.

2  Dans le même sens, décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Mlle Danielle S. (Hospitalisation sans consentement), cons. 1.

3  Depuis cette date, l'alinéa a été modifié par l'article 58 de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 portant loi de finances rectificative pour 2008.

4  En revanche, les dispositions du septième alinéa ont été modifiées, postérieurement à la décision de renvoi de la Cour de cassation, par l'article 122 de la loi n° 2010-1594 du 20 décembre 2010 de financement de la sécurité sociale pour 2011.

5  Question écrite n° 57301 de Jean-Luc Préel, JO Questions Assemblée nationale, 11 août 2009, p. 11145 ; question écrite n° 70384 de Camille de Rocca Serra, JO Questions Assemblée nationale, 2 février 2010, p. 1017 ; question écrite n° 74778 d'Olivier Jardé, JO Questions Assemblée nationale,  23 mars 2010, p. 3270.

6  Jean-Luc Warsmann, Proposition de loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit, Assemblée nationale, XIIIe législature, n° 1890, le 7 août 2009.

7  Par exemple, décision n° 87-232 DC du 7 janvier 1988, Loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole, cons. 10.

8  Articles L. 620-2, L. 631-2, L. 640-2 du code de commerce.

9  Exposé des motifs du projet de loi n° 1596 de sauvegarde des entreprises.

10 Décision n° 2010-62 QPC du 17 décembre 2010, M. David M. (Détention provisoire : procédure devant le juge des libertés et de la détention), cons. 7.