• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2002-465 DC

13/06/2023

La loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi a été définitivement adoptée le 19 décembre 2002.

Elle repose sur le triptyque : convergence des différents « SMIC » qu'avaient produits la loi « Aubry II» ; allégement des contraintes pesant sur les heures supplémentaires ; baisse des charges dans l'intérêt de l'emploi.

Relativement peu amendée par le Parlement, la loi dite « Fillon I» s'est cependant enrichie de quelques dispositions. Deux d'entre elles ont fait l'objet de la saisine déposée au Conseil constitutionnel le 27 décembre 2002 par plus de soixante députés.

Ces dispositions (B de l'article 2 et article 16) ont toutes deux été présentées au cours des débats comme des dispositifs de « sécurisation juridique » des conventions et accords étendus conclus sous l'empire de la législation antérieure.

Les députés requérants demandaient au Conseil constitutionnel de censurer « l'article 16 et par voie de conséquence le B de l'article 2 de la loi critiquée ». Aussi est-ce dans cet ordre - qui est aussi le plus logique - que seront présentées les dispositions critiquées.

Quant aux griefs, ils étaient de même nature à l'encontre de l'une et de l'autre des deux dispositions critiquées : violation du « principe de faveur » ; atteinte à la liberté contractuelle.

I) Le premier de ces griefs était inopérant.

En matière de relations du travail, le principe dit « de faveur » veut qu'un accord collectif de travail ne peut qu'améliorer la situation des travailleurs par rapport aux dispositions prévues par la loi et les règlements ou par rapport aux stipulations de portée plus large (convention interprofessionnelle, accord de branche étendu..).

Pour les requérants, le « principe de faveur » avait valeur de norme constitutionnelle car il constituerait un « principe fondamental reconnu par les lois de la République ».

Toutefois, le Conseil a jugé en 1997 qu'il n'en était rien [n° 97-388 DC du 20 mars 1997, cons. 43 à 45, Rec. p. 31].

Le grief tiré de la violation d'un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (« PFLR ») ne peut être utilement invoqué qu'autant que la législation républicaine intervenue avant l'entrée en vigueur du Préambule de la Constitution de 1946 a donné naissance à une règle de portée générale, intéressant les libertés fondamentales, les droits constitutionnellement garantis ou le fonctionnement des pouvoirs publics, et que cette règle n'a jamais été contredite par ladite législation (voir, pour le dernier « PFRLR » dégagé par le Conseil constitutionnel, la décision relative au droit pénal des mineurs [n°2002-461 DC du 29 août 2002, cons. 26]).

Or, la seule disposition, introduite par la loi du 24 juin 1936 sous la forme d'un article 31vc du code du travail, selon laquelle « Les conventions collectives ne doivent pas contenir de dispositions contraires aux lois et règlements en vigueur, mais peuvent stipuler des dispositions plus favorables » n'a trait qu'à la faculté ouverte à des accords collectifs de comporter des stipulations plus favorables que les lois et règlements en vigueur. Dès lors, le moyen tiré de la violation d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, dit « principe de faveur », ne peut être utilement invoqué.

Le principe dit « de faveur » constitue une règle importante du droit du travail, mais une règle de niveau législatif et non constitutionnel. C'est, au sens de l'article 34 de la Constitution, un « principe fondamental du droit du travail » [n° 67-46 L du 12 juillet 1967, dernier cons., Rec. p. 31 ; n° 89-257 DC du 25 juillet 1989, cons. 11, Rec. p. 59]. Comme l'exposait justement le Gouvernement dans ses observations, on ne saurait confondre les principes qui fondent la compétence du législateur et ceux qui limitent l'exercice de cette compétence.

II) Le grief tiré de l'atteinte à la liberté contractuelle retiendra plus longuement l'attention.

Selon une jurisprudence récente, mais constamment et de plus en plus nettement affirmée [Par exemple : n° 98-401 DC du 10 juin 1998, cons. 29, Rec. p. 258 ; n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 19, Rec. p. 100 ; n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000, cons. 50 à 52 et 56, Rec. p. 176 ; n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001, cons. 27, Rec. p. 145 ; n° 2002-464 DC du 27 décembre 2002, cons. 54.], le législateur ne peut porter atteinte à l'économie de conventions légalement conclues que pour un motif d'intérêt général suffisant.

Si la liberté contractuelle ne constitue pas par elle-même un principe constitutionnel, une remise en cause injustifiée de contrats légalement conclus méconnaîtrait en effet les exigences découlant de l'article 4 (liberté) et 16 (garantie des droits) de la Déclaration de 1789, ainsi que, dans le domaine particulier de la participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail, celles découlant du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.

L'atteinte injustifiée aux conventions antérieures avait au demeurant motivé la censure du II de l'article 28 de la loi « Aubry II » [n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, cons. 37 à 48, Rec. p. 33] .

L'existence d'un intérêt général suffisant est également exigée des dispositions rétroactives [Par exemple : n° 98-404 DC du 18 décembre 1998, cons. 5, Rec. p. 315] et des mesures de validation [n° 2002-458 DC du 7 février 2002].

Comme le rappelait fort bien la saisine, cette jurisprudence, inspirée par un souci de sécurité juridique [Voir dossier spécial consacré au thème de la sécurité juridique par le n° 11 des Cahiers du Conseil constitutionnel], est parallèle à celle des Cours de Strasbourg et de Luxembourg.

Cela posé, les deux dispositions contestées portaient-elles une atteinte inconstitutionnelle à l'économie des accords conclus sous l'empire de la législation antérieure ?

Il aurait fallu pour cela que deux conditions soient réunies : qu'elles remettent effectivement en cause ces accords ; que cette remise en cause ne soit pas justifiée par un ou plusieurs motifs d'intérêt général suffisants.

1) L'article 16

Aux termes du seizième et dernier article de la loi déférée :

« Sont réputées signées sur le fondement de la présente loi les stipulations des conventions ou accords collectifs de branche étendus ou des accords d'entreprise ou d'établissement conclus en application des lois n° 98-461 du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du travail ».

Cette disposition a été introduite en première lecture à l'Assemblée nationale, à l'initiative de son rapporteur et avec l'avis favorable du Gouvernement.

Sa portée est la même que celle du I de l'article 28 de la loi Aubry II qu'avait examiné, sans le censurer, le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée du 13 janvier 2000 : fournir une base légale aux accords qui auraient « anticipé » sur la loi déférée, en ce sens qu'ils comporteraient des clauses contraires aux dispositions antérieures mais conformes aux dispositions nouvelles.

Parce qu'un accord reflète un équilibre d'ensemble délicat et que sa renégociation est toujours difficile, la loi « Fillon I », comme naguère la loi « Aubry II », a voulu mettre un accord déjà intervenu à l'abri des menaces contentieuses, dans l'hypothèse où telle ou telle stipulation de cet accord aurait été contraire à la législation applicable à la date de sa signature, mais ne serait plus illégale sous l'empire des dispositions nouvelles.

Certaines stipulations des accords précédemment conclus demeuraient en effet inapplicables en raison de leur contrariété avec les dispositions législatives en vigueur à la date de leur conclusion.

S'agissant des accords de branche, ces stipulations avaient d'ailleurs fait l'objet, lors de l'arrêté d'extension, soit d'exclusions, soit de réserves destinées à en neutraliser les effets en ce qu'elles avaient de contraire à la loi.

Dès lors que ces stipulations sont conformes aux dispositions de la nouvelle loi (« monétarisation » du compte épargne-temps par exemple), l'article 16 leur donnera pour l'avenir une base juridique permettant tant leur application au niveau des accords d'entreprises que leur extension au niveau des accords de branches.

Loin de remettre en cause les conventions antérieures, l'article 16 conforte donc celles d'entre elles qui se trouveraient dans le cas qui vient d'être exposé.

Pour que l'article 16 fût critiquable sur le terrain de la liberté contractuelle, il aurait fallu qu'il ait un effet supplémentaire : celui de remettre en cause les autres accords collectifs antérieurs, c'est-à-dire ceux non conformes aux nouvelles dispositions légales, surtout lorsqu'ils comportaient des stipulations plus favorables aux salariés.

Tel n'est cependant pas le cas.

Il ressort en effet des travaux parlementaires que l'article 16 est sans effet sur les accords autres que ceux qui auraient « anticipé » sur la loi déférée.

Ainsi, comme l'exposait le rapport de M. Souvet, rapporteur du texte au Sénat [Première lecture, p. 99 et 100] : « Dans la mesure où les accords déjà conclus seront réputés signés sur le fondement de la présente loi, il va de soi que le dispositif de sécurisation posé par cet article ne concerne que les accords conformes aux dispositions du présent projet de loi. Il s'agit donc d'un simple dispositif de « sécurisation » des accords ayant « anticipé » le présent projet de loi, à l'image de ce que prévoyait le I de l'article 28 de la loi du 19 janvier 2000. Ces accords ne pourront donc pas être annulés par le juge au motif de leur non-conformité au cadre légal prévalant au moment de leur conclusion ».

Les observations du Gouvernement devant le Conseil constitutionnel confirment l'interprétation donnée de l'article 16 par le rapporteur du texte au Sénat.

En définitive, l'article 16 ne porte atteinte à aucun accord collectif antérieur : il en « sécurise » une partie et reste sans effet sur l'autre.

Le Conseil constitutionnel a toutefois assorti le rejet du moyen d'une précision, sous forme d'une réserve interprétative conforme tant aux travaux préparatoires qu'aux observations du Gouvernement sur le recours: la seule portée de l'article 16 est de soustraire pour l'avenir à la censure du juge judiciaire une clause existante conforme à la nouvelle législation.

Il en découle que l'article 16 ne confère pas par lui-même aux accords antérieurs une portée qu'ils n'avaient pas dans l'esprit de leurs négociateurs. Si tel était le cas - on verra qu'il en est ainsi de l'autre disposition critiquée - l'économie générale des conventions en vigueur serait bel et bien affectée et le moyen serait opérant.

2) Le B de l'article 2

A la différence de l'article 16, le B de l'article 2 affecte des contrats en cours, en leur conférant une portée qu'ils n'avaient pas lors de leur conclusion. Le problème qui se pose est donc de savoir si la mesure est justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants.

Aux termes de la disposition critiquée :

« Les contingents conventionnels d'heures supplémentaires négociés, en application du deuxième alinéa de l'article L.212-6 du Code du travail, antérieurement à la publication de la présente loi reçoivent plein effet en matière d'ouverture du droit à repos compensateur obligatoire, dans la limite du contingent réglementaire prévu au premier alinéa du même article ».

Pour mesurer la portée de cette disposition, qui trouve son origine dans un amendement présenté au Sénat par son rapporteur, avec l'avis favorable du Gouvernement, il convient de rappeler l'économie générale des contingents annuels d'heures supplémentaires antérieurs.

Dans leur rédaction antérieure à la loi déférée, les articles L.212-5 -1 et L. 212-6 du code du travail distinguaient en effet deux contingents annuels d'heures supplémentaires :

- Celui au-delà duquel le salarié devait se voir accorder un repos compensateur. Ce contingent, fixé par décret, était appelé « contingent réglementaire » ;

- Celui au-delà duquel il était nécessaire de recueillir l'autorisation de l'inspecteur du travail pour pouvoir recourir à d'autres heures supplémentaires. Ce contingent pouvait différer du précédent si une convention ou un accord collectif étendu en décidait ainsi. C'était le « contingent conventionnel ».

Si les partenaires sociaux étaient invités à déterminer un « contingent conventionnel » d'heures supplémentaires par le deuxième alinéa de l'article L. 212-6 du code du travail, ce contingent avait pour seule portée de déterminer le seuil au-delà duquel l'inspecteur du travail devait autoriser l'accomplissement de nouvelles heures supplémentaires par le salarié.

Avec ou sans « contingent conventionnel », au sens du deuxième alinéa de l'article L. 212-6, c'était le contingent réglementaire qui déterminait le repos compensatoire obligatoire.

Afin d'ouvrir un champ plus large à la négociation, mais aussi pour simplifier un dispositif dont la complexité n'avait pas toujours été maîtrisée par les partenaires sociaux, le B de l'article 2 de la loi attaquée renvoie, sur les deux aspects (autorisation de l'inspecteur du travail et déclenchement du repos compensateur obligatoire), la détermination du contingent d'heures supplémentaires à la négociation de branche.

Ainsi, le contingent négocié vaudra à la fois pour l'autorisation de l'inspecteur du travail et pour le repos compensateur obligatoire, dont le régime reste déterminé par la loi en fonction de la taille des entreprises.

Le contingent réglementaire subsiste, mais ne s'appliquera qu'à défaut de seuil conventionnel, conformément à la philosophie du projet, selon laquelle la négociation joue un rôle premier et la réglementation un rôle supplétif.

Fixé à 130 heures [Sauf pour les entreprises de 20 salariés et moins, où il était fixé, « à titre transitoire », à 180 heures] par les décrets n° 2001-941 du 15 octobre 2001 et n° 2001-1167 du 4 décembre 2001, ce seuil l'est désormais à 180 heures en vertu du décret n° 2002-1257 du 15 octobre 2002 (pris, comme les deux précédents, en application de la loi « Aubry II »).

Le B de l'article 2 modifie la portée de la plupart des accords conclus en application du deuxième alinéa de l'article L. 212-6 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi Aubry II, puisqu'il confère au « contingent conventionnel » les deux effets qui viennent d'être décrits, alors que, lors de leur conclusion, ces accords ne pouvaient en avoir qu'un : fixer le seuil de saisine de l'inspecteur du travail.

Cette modification de la portée desdits accords est-elle pour autant inconstitutionnelle ? Autrement dit : est-elle justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants ?

En l'espèce, on pouvait en concevoir trois :

- En premier lieu, la disposition critiquée favorise l'égalité entre salariés comme l'égalité entre entreprises, puisqu'elle fera produire aux contingents conventionnels déjà négociés les mêmes conséquences qu'à ceux qui seront négociés après l'entrée en vigueur de la loi déférée. Les contingents conventionnels déjà signés auront désormais, comme les contingents conventionnels ultérieurs, un double effet : sur la saisine de l'inspecteur du travail et sur le repos compensateur. Elle concourt donc à une application plus égale de la loi dans le temps. La remarque est importante compte tenu de la proportion importante d'entreprises encore non couvertes par ces contingents conventionnels et de la proportion à peu près équivalente de salariés couverts et non couverts par lesdits contingents.

- En deuxième lieu, par la simplification qu'elle apporte, la disposition querellée contribue à l'intelligibilité de la loi, laquelle constitue un objectif de valeur constitutionnelle [n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, cons. 13, Rec. p. 136].

- Enfin et surtout, le B de l'article 2 de la loi déférée joue en faveur du repos des salariés. Cela, à soi seul, constitue un motif d'intérêt général justifiant l'effet de la disposition critiquée sur des accords antérieurs.

En l'absence du B de l'article 2, en effet, le seuil de déclenchement du repos compensateur obligatoire [en vertu des dispositions combinées du II de l'article 2 de la loi « Fillon I » et du décret n° 2002-1257 du 15 octobre 2002] serait fixé à 180 heures dans tous les cas.

Or, grâce à la disposition contestée, le seuil de déclenchement du repos compensateur sera fixé à un niveau inférieur à 180 heures, lors de l'entrée en vigueur de la loi, dans tous les cas - et ils ne sont pas rares - où le contingent conventionnel négocié par les partenaires sociaux avait été inférieur à 180 heures.

Quant à l'hypothèse où le contingent conventionnel aurait été fixé au-dessus de 180 heures, la disposition contestée prévient toute conséquence secondaire indésirable en faisant prévaloir le seuil réglementaire de 180 heures sur un seuil conventionnel plus élevé.

Les travaux parlementaires confirment que tels sont bien l'objet et l'effet de la disposition dénoncée.

On pourrait certes imaginer que, dans certains cas, les accords conclus en application du deuxième alinéa de l'article L.212-6 du code du travail avant la présente loi aient entendu déterminer eux-mêmes le droit au repos compensateur et en placer le seuil en dessous du contingent conventionnel valant pour l'autorisation de l'inspecteur du travail. Mais la question ne se pose pas, car aucun accord conclu en vertu du deuxième alinéa de l'article L. 212-6 du code du travail avant la loi déférée n'a entendu stipuler sur le repos compensateur, lequel était une matière réglementaire et non conventionnelle.

En conséquence, dans le silence des accords conclus en application de l'article L. 212-6 du code du travail sur le repos compensateur, il faut considérer, au regard de la législation prévalant à l'époque, que ces accords n'ont rien voulu stipuler en ce qui concerne le repos compensateur obligatoire. Les négociateurs s'en remettaient sur ce point au pouvoir réglementaire qui, même sous l'empire de la loi Aubry II, pouvait modifier à tout moment le seuil de déclenchement du repos compensateur obligatoire et le porter à 180 heures, comme il l'a fait le 15 octobre 2001 pour les petites entreprises et le 15 octobre 2002 pour l'ensemble des entreprises.

Par suite, en disposant que le contingent conventionnel vaut seuil de déclenchement du repos compensateur « dans les limites du contingent réglementaire », le législateur donne sans doute une portée nouvelle aux contingents conventionnels antérieurs, mais dans un sens qui ne peut être que favorable au repos des salariés.

La saisine a donc été rejetée, mais au bénéfice d'une réserve d'interprétation touchant l'article 16. Celle-ci a été reprise dans le dispositif de la décision, de manière à lui conférer sans discussion possible la nature d'un « motif qui est le soutien nécessaire de la décision ». L'interprétation qu'elle comporte s'impose dès lors « aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » en vertu de l'article 62 de la Constitution.

A noter que, pour la première fois, le Conseil constitutionnel a mobilisé l'article 16 de la Déclaration de 1789 à propos d'un grief lié à la sécurité juridique.