• Commentaire DC

Commentaire de la décision 2002-458 DC

13/06/2023

Le 15 janvier 2002, le Premier ministre a saisi le Conseil constitutionnel, en application des articles 46 et 61 (1er alinéa) de la Constitution, de la loi organique « portant validation de l'impôt foncier sur les propriétés bâties en Polynésie française » définitivement adoptée par le Parlement le 10 janvier précédent.

I. Caractère organique de la loi

Il s'agit d'une loi organique car la matière concernée (fixation de l'assiette de l'impôt foncier sur les propriétés bâties en Polynésie française) est dans le domaine de compétence du territoire (en ce sens : n° 95-364 DC du 8 février 1995, cons. 18, Rec. p. 202 ; n° 96-386 DC du 30 décembre 1996, cons. 15 à 17, Rec. p. 154).

A titre principal, cet impôt constitue en effet une recette fiscale du territoire. Ce n'est qu'à titre accessoire (« centimes additionnels ») qu'il est aussi une recette fiscale des communes de Polynésie française.

Or, en vertu des articles 5, 6 et 60 de la loi organique du 12 avril 1996, portant statut d'autonomie de la Polynésie française, la fixation des règles concernant l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions du territoire relève de la compétence de l'assemblée territoriale. Par ailleurs, depuis la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, l'article 74 de la Constitution dispose que « Les statuts des territoires d'outre-mer sont fixés par des lois organiques qui définissent, notamment, les compétences de leurs institutions propres ».

S'agissant de la part communale de l'impôt foncier, à savoir les centimes additionnels, une loi ordinaire n'aurait-elle pu en principe suffire ? C'est ce que le Conseil constitutionnel a jugé en 1997 à propos d'impôts communaux polynésiens (n° 97-390 DC du 19 novembre 1997, cons. 11 et 12, Rec. p. 254). Mais il s'agissait de véritables impôts communaux. En l'espèce, il s'agit de centimes additionnels qui sont calculés en pourcentage de l'impôt territorial ; le régime des centimes obéit aux mêmes règles que l'impôt principal (avis CE, Section, 6 mai 1996, Taata, Leb. p. 143).

En conséquence, il convenait, contrairement à ce qui avait été jugé en 1997, de retenir l'entière compétence du législateur organique pour la loi de validation en cause.

II. Régularité de la procédure législative

Tout d'abord, conformément à l'article 74 de la Constitution, le texte a été soumis à l'assemblée de la Polynésie française, sur saisine du haut-commissaire. Le 8 novembre 2001, celle-ci a rendu un avis favorable.

Au regard de l'article 46 de la Constitution, la condition relative au délai de quinze jours entre le dépôt de la proposition (26 septembre 2001) et son inscription à l'ordre du jour (20 novembre 2001) était satisfaite.

La condition relative à la majorité (art. 46, 3ème alinéa) l'était également puisque le texte a été voté en termes conformes par les deux assemblées dès la première lecture.

III. Conformité sur le fond

Sur le fond, la validation avait pour objet de régulariser la perception des sommes perçues depuis 1992 auprès des contribuables polynésiens au titre de l'impôt foncier sur les propriétés bâties.

La fixation des bases de l'impôt foncier fait l'objet d'une évaluation directe lorsqu'aucun bail authentique (ou location verbale) n'est disponible (c'est le cas de 42% des bases) .

A défaut de tels actes, la valeur locative est déterminée par la méthode d'évaluation directe :

- évaluation de la valeur vénale foncière du bien ;

- détermination du taux d'intérêt, pour chaque nature de propriété dans la région considérée ;

- application du taux d'intérêt à la valeur vénale.

En 1992, l'assemblée territoriale a renvoyé « les règles pratiques d'application de la méthode d'évaluation directe » à un « arrêté pris en conseil des ministres du territoire » (article 225-2 du code des impôts directs de Polynésie française).

Or, jusqu'à l'automne 1999, aucun arrêté n'était intervenu.

Un arrêté a toutefois été pris le 17 septembre 1999 par le gouvernement de la Polynésie française. Cet arrêté codifie, semble-t-il, les pratiques antérieures en donnant une définition de la valeur vénale foncière (coût réel de construction ou prix d'acquisition ; à défaut, valeur recherchée à partir des actes de propriété ; à défaut, valeur déterminée à partir de celle de biens similaires) et en fixant un « taux d'intérêt » applicable à cette valeur vénale (4% pour les immeubles situés dans les Iles du Vent, 3% pour les immeubles situés dans les autres archipels et 2% pour les immeubles présentant le caractère de logements sociaux quelle que soit leur implantation).

Mais cet arrêté a été considéré comme illégal le 19 décembre 2000 par le tribunal administratif de Papeete au motif qu'aucune disposition de la Constitution ou de la loi statutaire n'a autorisé l'assemblée de Polynésie française à déléguer au conseil des ministres, comme elle l'a fait en 1992, le pouvoir de définir l'assiette d'un impôt territorial (Frébault c/Territoire de la Polynésie française).

La solution paraît irréprochable : l'article 26 de la loi statutaire du 12 avril 1996 n'autorise en effet le conseil des ministres de Polynésie française qu'à prendre des mesures d'application, lesquelles ne sauraient être confondues avec la définition de l'assiette d'un impôt territorial.

Appel a été formé de cette décision devant la Cour administrative d'appel de Paris.

En l'état, la situation pouvait donc être regardée comme irrégulière, l'incompétence de l'auteur de l'acte (conseil des ministres de la Polynésie française) prolongeant, pour la période 2000-2001, le défaut de base légale au cours des années 1992-1999.

La validation ne permettant pas de régulariser pour l'avenir le régime juridique applicable au foncier bâti, l'assemblée de Polynésie française a modifié le code territorial des impôts directs, en novembre 2001, en fixant elle-même les règles d'évaluation directe des bases pour le calcul de l'impôt foncier sur les propriétés bâties. Celui-ci pourra donc être recouvré à compter du 1er janvier 2002, sans encourir les reproches dont la validation entend le purger pour le passé.

Le 7 février 2002, une soixantaine de dossiers étaient en instance de jugement devant le tribunal administratif de Papeete et près d'un millier de réclamations préalables avaient été présentées au président du gouvernement. D'autres recours étaient encore possibles. Certains pouvaient demander « la répétition de l'indu» au sens des deuxième et troisième alinéa de l'article L 190 du Livre des procédures fiscales, dans la mesure où il s'applique en Polynésie française.

Les recours pendants devant le tribunal administratif, on le voit, étaient en nombre assez limité pour ne pas constituer une menace sérieuse pour le bon fonctionnement des services publics locaux et des institutions locales.

Mais qu'en était-il des recours potentiels (que préfiguraient les réclamations préalables) ? Menaçaient-ils les intérêts généraux à la charge de l'Etat, du Territoire et des communes au point de justifier la validation ? Telle était la difficile question qui se posait en l'espèce.

Aux termes de l'article unique de la loi soumise au contrôle du Conseil constitutionnel :

« Sous réserve des décharges ou dégrèvements prononcés par décision de justice passée en force de chose jugée, les impositions perçues sur le territoire de la Polynésie française au titre de la contribution foncière sur les propriétés bâties sont validées, d'une part, pour les années 1992 à 1999 en tant que leur légalité serait contestée par le moyen tiré de ce que la détermination des valeurs locatives par application de la méthode d'évaluation directe s'est opérée sans base légale et, d'autre part, pour les années 2000 et 2001 en tant que leur légalité serait contestée par le moyen tiré de ce que l'autorité ayant pris l'arrêté n° 1274/CM du 17 septembre 1999 n'était pas compétente pour déterminer leur base ».

Ces dispositions répondaient-elles aux conditions fixées par le Conseil constitutionnel en matière de validations?

Si le législateur, comme lui seul est habilité à le faire, a la faculté de valider un acte dont une juridiction est saisie ou susceptible de l'être, afin de prévenir les difficultés qui pourraient naître de sa censure, c'est aux conditions (cumulatives) suivantes :

1) Respect des décisions de justice passées en force de chose jugée (n°80-119 DC du 22 juillet 1980, Rec. p. 46) ;

2) Respect du principe de non-rétroactivité des peines et sanctions plus sévères, ainsi que de son corollaire qui interdit de faire renaître des prescriptions légalement acquises (n° 88-250 DC du 29 décembre 1988, Rec. p. 267, cons. 2 à 6) ;

3) Caractère non inconstitutionnel de l'acte validé, sauf à ce que le motif de la validation soit lui-même de rang constitutionnel (n° 97-390 DC du 19 novembre 1997, Rec. p. 254, cons. 3, AJDA 1997, p. 963) ;

4) Définition stricte de la portée de la validation, puisque celle-ci détermine l'exercice du contrôle de la juridiction saisie : la validation doit être « ciblée » et non purger l'acte en cause de toutes ses illégalités possibles, surtout lorsqu'est proche la décision du juge compétent en dernier ressort pour se prononcer sur cet acte (n° 99-422 DC du 21 décembre 1999, cons. 62 à 65) ;

5) But d'intérêt général suffisant (n° 96-375 DC du 9 avril 1996, Rec. p. 60, cons. 6 à 11 ; n° 97-393 DC du 18 décembre 1997, Rec. p. 320, cons. 47 à 52, AJDA 1998 p. 127,

8 ; n° 98-404 DC du 18 décembre 1998, const. 2 à 7, Rec. p. 315 ; n° 99-425 DC du 29 décembre 1999, cons. 7 à 18, Rec. p. 168) qui, en particulier, ne saurait se réduire à un enjeu financier limité (n° 95-369 DC du 28 décembre 1995, Rec. p. 257, cons. 33 à 35).

Cette jurisprudence s'est constamment renforcée depuis six ans, en concordance avec celle des autres cours suprêmes tant nationales (Cour de cassation, Conseil d'Etat) qu'européennes (Cour européenne des droits de l'homme).

La loi organique soumise au contrôle du Conseil constitutionnel le 7 février 2002 respectait-elle ces nouvelles exigences ?

Ce n'était guère discutable pour les quatre premières d'entre elles. La validation réserve en effet les décisions de justice passées « en force de chose jugée » ; elle n'intervient pas en matière répressive ; les illégalités (absence de base légale, incompétence de l'auteur de l'acte) dont elle purge les impositions en cause sont des irrégularités non constitutives d'une violation de règles ou de principes de valeur constitutionnelle ; enfin, elle est « ciblée », puisqu'elle ne valide qu' « en tant que ».

C'était plus douteux s'agissant de la dernière et cinquième condition, celle liée à l'existence d'un intérêt général suffisant.

Pour apprécier celui-ci, le Conseil se livre depuis trois ans à un contrôle de proportionnalité qui le conduit à évaluer de façon réaliste les conséquences d'une non-validation (voir, par exemple, n° 99-425 DC du 29 décembre 1999, cons. 7 à 17, Rec. p. 168).

En l'espèce, il importait en particulier de déterminer :

. La date jusqu'à laquelle des réclamations contentieuses pourraient être formés par les contribuables polynésiens ;

. Sur quelles périodes ces réclamations pourraient porter.

En métropole, les articles R 196-2 (s'agissant d'un impôt local) et L 190 [Cf loi n° 89-936 du 29 décembre 1989] du Livre des procédures fiscales feraient respectivement se terminer le délai de réclamation à l'expiration de l'année suivant « l'événement » ouvrant aux tiers l'action fiscale en répétition de l'indu et commencer la période au titre de laquelle la répétition de l'indu est possible au début de la première des quatre années précédant ledit événement.

Quant à cet événement, il réside, semble-t-il, dans une décision juridictionnelle révélant de façon « certaine, rétroactive et générale » [voir J. Courtial concluant devant les 9e et 10e sous-sections de la section du contentieux du Conseil d'Etat sur une affaire assez topique (14 février 2001, Ministère c/o Champagnes Jeanmaire et Champagnes Beaumet, N° 70 BDCF 5/01] l'illégalité du texte dont il a été fait application... c'est-à-dire une décision de cour suprême (Conseil d'Etat en l'espèce) [Cour de cass. comm. 24 mai 1994, Bull. civ. IV, n° 187, p. 149 ; 6 mai 1996, Bull. Civ. IV, n° 124, p. 108, 6 avril 1999, Bull. Civ. IV, n° 81, p. 66)] .

Ces règles relatives à l'action fiscale en répétition del'indu s'appliquent-elles en Polynésie française ?

La réponse est affirmative pour l'article L. 190 du livre des procédures fiscales, celui-ci y ayant été étendu par l'article 5 de l'ordonnance n° 98-581 du 8 juillet 1998 « portant actualisation et adaptation des règles relatives aux garanties de recouvrement et à la procédure contentieuse en matière d'impôts en Polynésie française ».

La réponse est en revanche négative s'agissant de l'article R. 196-2. C'est donc le délai de réclamation de droit commun en Polynésie française qui devrait s'appliquer.

A cet égard, il a été jugé par le Conseil d'Etat (6 mai 1996, Taata) que les règles relatives au recours administratif préalable, obligatoire en matière de contributions directes et taxes assimilées, sont fixées, en Polynésie française, par l'article R. 233 (troisième alinéa) du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (repris à l'article R. 772-4 du nouveau code de justice administrative), qui renvoie aux articles 100 à 104 ter du décret du 5 août 1881 et 172 et 173 du décret du 30 décembre 1912. Ces règles de réclamation sont, en effet, inséparables de la procédure contentieuse, laquelle demeure une compétence de l'Etat en vertu des statuts successifs (1984, 1996 [Art. 6 (8°) de la loi organique du 12 avril 1996.]), nonobstant la compétence de l'assemblée territoriale pour fixer l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impôts territoriaux.

Il en résulte que les contribuables polynésiens disposent seulement d'un délai de trois mois pour former une réclamation contre l'imposition qui leur est demandée. Le président du gouvernement dispose, quant à lui, d'un délai de six mois pour statuer sur cette réclamation. A l'expiration de ce délai, ou si la décision prise sur sa réclamation ne lui donne pas satisfaction, le contribuable peut encore saisir le tribunal administratif pendant trois mois.

Pour une réclamation préalable ordinaire, le délai de trois mois court à compter du jour où le contribuable a eu connaissance du montant qu'il doit acquitter.

Pour une action fiscale en répétition de l'indu, le Gouvernement n'a pris aucune mesure réglementaire d'application, similaire à l'article R. 196-2 du livre des procédures fiscales, pour rouvrir un nouveau délai de recours contentieux à compter de l'événement que constitue la révélation de l'illégalité par une décision de justice. L'article 5 de l'ordonnance du 8 juillet 1998, reprenant l'article L. 190 du livre des procédures fiscales, est donc, en l'état des textes, privé d'effet utile. Le juge administratif sera sans doute amené à se prononcer, de façon prétorienne, sur le point de savoir si, en Polynésie, un événement tel que prévu à l'article R. 196-2 doit faire courir un nouveau délai de réclamation contentieuse.point revanche Si oui, ce serait dans le délai habituel de trois mois à compter de cet événement que les tiers pourraient demander la répétition de l'indu.

Enfin, comme en métropole, cet événement résulterait non d'une décision du juge de première instance [Si l'événement constituant le point de départ de l'action en répétition était le jugement du 19 décembre 2000 du tribunal administratif de Papeete, l'immense majorité des contribuables polynésiens serait forclose... La validation perdrait a fortiori son objet.], mais d'un arrêt de cour suprême.

Dans la présente affaire, M. Frébault n'avait saisi le tribunal administratif de Papeete que des années 1996 à 1999. Le jugement a rejeté pour tardiveté les conclusions relatives aux années 1996 et 1997 et a accordé un dégrèvement au titre des années 1998 et 1999. Si l'on se reporte aux délais usuels, la cour administrative d'appel de Paris ne devrait statuer sur ces années-là qu'en 2002 ou 2003 et le Conseil d'État, à supposer qu'il soit saisi, en 2004 ou 2005. A cette date-là, les années antérieures à 2000 seraient, en tout état de cause, prescrites.

On en arrivait donc à la conclusion que seules les années 2000 et 2001 étaient menacées par les réclamations fiscales.

Autre élément à prendre en compte : la part de l'impôt foncier dans les ressources du territoire et des communes.

Cette part annuelle est assez faible si l'on prend en compte l'ensemble des ressources de ces collectivités et non leurs seules recettes fiscales. Elle est :

- De l'ordre de 0,6% pour le territoire ;

- De l'ordre de 1,1% pour les communes polynésiennes.

En définitive, le Conseil constitutionnel a distingué deux périodes (1992-1999 et 2000-2001) dans le dispositif de validation et leur a fait un sort différent.

En raison des règles de prescription et de forclusion applicables localement, le Conseil a estimé que la loi de validation n'avait guère d'effet utile pour les années 1992 à 1999 et, par suite, n'était pas justifiée par un motif d'intérêt général suffisant.

Plaidaient, en revanche, en faveur de la validation des années 2000 et 2001 :

- Le nombre élevé (800) de réclamations déjà déposées, visant l'impôt foncier acquitté en 2000 ou 2001 et susceptibles -faute de validation- d'être en partie recevables et fondées, obligeant dès lors les services fiscaux et juridictionnel concernés à des opérations de calcul et de remboursement délicates;

- L'éventualité de nombreuses autres réclamations (encouragées sur place par la diffusion d'un formulaire de recours type). Ne pouvait être négligé le risque d'une « vague contentieuse » (13000 assujettis), risquant de perturber gravement le service public de la justice administrative en Polynésie française. Le tribunal administratif de Papeete est en effet une petite juridiction dont les responsabilités sont très importantes ;

- Le fait que les règles de fond de l'imposition n'étaient pas en cause et que, dès lors, le défaut de validation des années 2000 et 2001 conduisait à un enrichissement injustifié des auteurs de réclamations et à une rupture d'égalité entre contribuables selon que leurs propriétés avaient ou non fait l'objet d'une évaluation directe.

Ces considérations établissaient l'intérêt général suffisant de la validation pour les années 2000 et 2001.

S'agissant de ces deux années, la motivation de la décision commentée s'inscrit dans le droit fil de celle de la décision n° 99-425 DC du 29 décembre 1999.

Si les solutions sont différentes pour les deux périodes (1992-1999 et 2000-2001), c'est que la balance entre l'intérêt général, d'une part, et les exigences constitutionnelles auxquelles porte atteinte la validation, d'autre part, est négative pour la première période et positive pour la seconde.