Conseil constitutionnel

Décision n° 2024-1086 QPC du 25 avril 2024

25/04/2024

Non conformité totale

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 31 janvier 2024 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 120 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Mercedes D. par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1086 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 84 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française, dans sa rédaction initiale.

Au vu des textes suivants :

– la Constitution ;

– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

– l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française ;

– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

– les observations présentées pour la requérante par la SCP Lyon–Caen et Thiriez, enregistrées le 21 février 2024 ;

– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;

– les secondes observations présentées pour la requérante par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 6 mars 2024 ;

– les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Thomas Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la requérante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 9 avril 2024 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction initiale, prévoit :

« Devient de plein droit Français au même titre que ses parents, à condition que sa filiation soit établie conformément à la loi civile française :

« 1° L’enfant mineur légitime ou légitimé dont le père ou la mère, si elle est veuve, acquiert la nationalité française ;

« 2° L’enfant mineur naturel, dont celui des parents à l’égard duquel la filiation a été établie en premier lieu ou, le cas échéant, dont le parent survivant acquiert la nationalité française »

2. La requérante reproche à ces dispositions de subordonner l’effet collectif attaché à l’acquisition de la nationalité française par la mère au bénéfice de ses enfants mineurs légitimes ou légitimés à la condition que celle-ci soit veuve, alors que l’acquisition de la nationalité française par le père produit dans tous les cas un tel effet. Il en résulterait une différence de traitement contraire au principe d’égalité devant la loi et au principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « si elle est veuve » figurant au 1° de l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945.

– Sur le fond :

4. Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.

5. Le troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».

6. Selon le 1° de l’article 84 de l’ordonnance du 19 octobre 1945, les enfants mineurs légitimes ou légitimés deviennent de plein droit Français en cas d’acquisition de la nationalité française par leur père. En revanche, en application des dispositions contestées, l’acquisition de la nationalité française par leur mère ne produit un tel effet que si celle-ci est veuve. Dès lors, ces dispositions instaurent une différence de traitement, d’une part, entre les enfants légitimes ou légitimés selon que la nationalité française a été acquise par le père ou la mère et, d’autre part, entre le père et la mère.

7. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir une unité familiale en s’assurant que tous les enfants mineurs légitimes ou légitimés d’un même couple possèdent la même nationalité.

8. Toutefois, un tel motif n’est pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de ce que seule l’acquisition de la nationalité française par le père produise dans tous les cas des effets à l’égard des enfants mineurs du couple. Cette différence de traitement n’est pas davantage justifiée par une différence de situation.

9. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.

– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :

10. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.

11. D’une part, les dispositions déclarées inconstitutionnelles, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.

12. D’autre part, la remise en cause des situations juridiques résultant de l’application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants d’un enfant légitime ou légitimé qui n’a pas bénéficié, alors qu’il était mineur, de l’effet collectif de l’acquisition de la nationalité française par sa mère au motif que cette dernière ne remplissait pas la condition de veuvage.

13. Par conséquent, il y a lieu de prévoir que la déclaration d’inconstitutionnalité ne peut être invoquée que par les enfants légitimes ou légitimés dont la mère a acquis la nationalité française pendant leur minorité. Leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française. Cette déclaration d’inconstitutionnalité est applicable aux affaires nouvelles ainsi qu’aux affaires non jugées définitivement à la date de publication de la décision du Conseil constitutionnel.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

 

Article 1er. – Les mots « si elle est veuve » figurant au 1° de l’article 84 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française, dans sa rédaction initiale, sont contraires à la Constitution.

 

Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 11 à 13 de cette décision.

 

Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 25 avril 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.

 

Rendu public le 25 avril 2024.