Cour administrative d'appel de Bordeaux

Ordonnance du 21 mars 2024 n° 23BX03199

21/03/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

M. A B, représenté par Me Poudampa, a saisi la cour, le 28 décembre 2023, d'un appel dirigé contre l'ordonnance n° 2302946 du 28 novembre 2023 par laquelle le président de la 3ème chambre du tribunal administratif de Poitiers a rejeté comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître sa demande tendant à l'annulation de la décision en date du 30 août 2023 par laquelle le préfet de la Vienne l'a placé en rétention administrative dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire pour une durée de quarante-huit heures.

Par un mémoire distinct, enregistré le 28 décembre 2023, déposé au titre des articles 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 modifiée du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et R. 771-12 du code de justice administrative, M. B, représenté par Me Poudampa, demande à la cour de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la constitutionnalité de l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Il soutient que :

- la disposition contestée est applicable au litige ;

- elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution ; elle n'a pas non plus fait l'objet d'une décision de non-renvoi par les juridictions suprêmes ;

- la question de la constitutionnalité de cette disposition présente un caractère sérieux ;

- cette disposition méconnaît le principe fondamental reconnu par les lois de la République de la compétence de la juridiction administrative ; la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 dont est issue la disposition contestée a retiré au juge administratif tout un pan du contrôle de l'activité administrative, celui de l'édiction des mesures de placement en centre de rétention, qui sont des décisions prises dans le cadre de prérogatives de puissance publique ; la décision de la Cour européenne des droits de l'homme du 12 juillet 2016 qui a constaté que le juge administratif ne pouvait contrôler les conditions d'interpellation de l'étranger, n'exigeait pas un transfert de compétence au juge de la détention et des libertés ;

- cette disposition méconnaît le droit à un recours effectif garanti par l'article 16 de la Constitution et le droit à un procès équitable qui en est le corolaire ; le texte ne précise en effet pas les pouvoirs du juge de la détention et de la liberté et n'indique notamment pas si ce juge a un pouvoir d'annulation ou de réformation ; les juges de la détention et de la liberté, devant cette absence de précision, ont décidé de refuser d'annuler les décisions de placement en rétention ; ils se bornent à vérifier la régularité de la décision et n'opèrent pas un contrôle de légalité comme le fait le juge administratif ; ils se bornent lorsque la décision est jugée irrégulière, à ordonner la mainlevée de la mesure ; si le texte était interprété comme ouvrant toujours, dans le délai de deux mois, un recours en annulation contre ce type de décisions, ce délai ne permettrait pas au requérant de voir son recours jugé dans un délai raisonnable ; l'article critiqué doit alors être déclaré inconstitutionnel car il fait entrave à l'exercice des droits à un recours effectif et à un procès équitable en rendant impossible la sanction de l'annulation des décisions de placement en centre de rétention.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. En application de l'article LO 771-1 du code de justice administrative : " La transmission par une juridiction administrative d'une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-3 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ". Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif ou la cour administrative d'appel saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

2. Par un arrêté du 21 décembre 2022, le préfet de Seine-Saint-Denis a fait obligation à M. B, ressortissant marocain, de quitter le territoire français. La mesure n'a pas été exécutée et à la suite de son interpellation par les services de police, M. B a été placé en rétention administrative dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire pour une durée de quarante-huit heures par décision du préfet de la Vienne du 30 août 2023. M. B a saisi le tribunal administratif de Poitiers d'un recours en annulation pour excès de pouvoir de cette décision. Il fait appel de l'ordonnance du 28 novembre 2023 par laquelle le président de la 3ème chambre du tribunal a rejeté sa demande comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître et, à l'appui de son recours en appel, présente une question prioritaire de constitutionnalité visant l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

3. Aux termes de l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dont les dispositions étaient auparavant codifiées à l'article L. 512-1 de ce code et sont issues de l'article 33 de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 : " L'étranger qui fait l'objet d'une décision de placement en rétention peut la contester devant le juge des libertés et de la détention, dans un délai de quarante-huit heures à compter de sa notification. / Il est statué suivant la procédure prévue aux articles L. 743-3 à L. 743-18 ".

4. La disposition précitée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel et est applicable au litige.

5. Avant l'entrée en vigueur de cette disposition, le juge administratif était compétent pour connaître des recours dirigés contre les décisions de placement en rétention tandis que le juge des libertés et de la détention était compétent pour contrôler les conditions d'interpellation de l'étranger avant son placement en rétention et les conditions du déroulement de la rétention, ainsi que pour autoriser ou refuser la prolongation de la mesure de rétention. La disposition législative contestée confère au juge des libertés et de la détention une compétence exclusive pour connaître de la contestation d'une décision de placement en rétention. Ce transfert de compétence, qui ne remet pas en cause la compétence du juge administratif pour connaître des recours dirigés contre les mesures d'éloignement dont la rétention tend à assurer l'exécution dans certains cas délimités par la loi, aboutit ainsi à confier au juge des libertés et de la détention, en plus des compétences qui étaient déjà les siennes en matière de rétention, le contrôle de la légalité de la décision de placement en rétention.

6. En premier lieu, le requérant invoque la méconnaissance par ces dispositions du principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle.

7. Toutefois, la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs, duquel découle le principe qui vient d'être rappelé, ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit.

8. En second lieu, aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ". Sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif ainsi que le droit à un procès équitable. Le requérant soutient que le transfert de compétence opéré par la disposition législative critiquée porte atteinte à ces droits dans la mesure où le législateur n'a pas conféré au juge des libertés et de la détention un pouvoir d'annulation ou de réformation de la décision de placement en rétention.

9. La disposition législative critiquée permet, comme il a été dit, au juge des libertés et de la détention de procéder, en plus du contrôle qui lui était auparavant dévolu et qui a été rappelé au point 5, à un contrôle de la légalité de cette mesure privative de liberté que constitue la décision de placement en rétention, le juge administratif conservant le contrôle notamment de la légalité de la mesure d'éloignement et de la décision refusant un départ volontaire. L'article L. 742-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile précise que lorsque la mesure d'éloignement est annulée par le juge administratif, il est immédiatement mis fin au maintien de l'étranger en rétention, et l'article L. 614-16 du même code confère le même effet à l'annulation par le juge administratif de la décision refusant un délai de départ volontaire. Le juge des libertés et de la détention, qui statue selon la procédure définie par les articles L. 743-3 à L. 743-18 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, a le pouvoir, s'il estime que la décision de placement en rétention est entachée d'illégalité, d'ordonner la mise en liberté de l'étranger ou, le cas échéant, son assignation à résidence. Dès lors, compte tenu, d'une part, de l'ensemble des recours permettant de contester, soit devant le juge administratif, soit devant le juge judiciaire, toutes les mesures prises par l'autorité administrative en vue d'assurer l'éloignement d'un étranger en situation irrégulière sur le territoire français, d'autre part, des pouvoirs dont disposent tant le juge administratif que le juge judiciaire pour contrôler la légalité des décisions qui relèvent de leurs compétences respectives, enfin des effets qu'ont ces recours, lorsqu'ils sont accueillis par les juges, sur la situation de l'étranger placé en rétention, le seul fait que la disposition législative critiquée ne confère pas au juge des libertés et de la détention un pouvoir d'annulation de la décision de placement en rétention ne porte manifestement pas atteinte au droit dont dispose l'étranger faisant l'objet d'un placement en rétention d'exercer un recours juridictionnel effectif et de bénéficier d'un procès équitable.

10. Il résulte de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité présentée par M. B est dépourvue de caractère sérieux. Par suite, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

ORDONNE :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité présentée par M. B.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A B et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Une copie en sera adressée au préfet de la Vienne.

Fait à Bordeaux, le 21 mars 2024.

La présidente,

Elisabeth Jayat

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2 QPC

Code publication

C