Conseil d'Etat

Décision du 14 février 2024 n° 461525

14/02/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

D'une part, par une première requête, la société civile professionnelle (SCP) Duchange et associés, notaires, titulaire d'un office de notaire à la résidence de Roubaix (Nord), a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite du 2 juin 2019 du garde des sceaux, ministre de la justice refusant de lui délivrer une attestation de décision implicite d'acceptation de sa demande d'ouverture d'un bureau annexe à la résidence de Croix (Nord) et la décision du 2 juin 2019 refusant de retirer la mention " clôturée ", attribuée à sa demande d'ouverture d'un bureau annexe, du portail du ministère de la justice dédié aux officiers publics ou ministériels (OPM) et de la remplacer par la mention " acceptée " et d'enjoindre à l'Etat de lui délivrer une attestation relative à la décision implicite d'acceptation de sa demande d'ouverture de ce bureau annexe et de modifier la mention figurant dans la colonne " état de la demande " de la plateforme OPM, pour la remplacer par la mention " acceptée ", dans un délai d'un mois à compter du jugement à intervenir, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard.

D'autre part, par une deuxième requête, la SCP Duchange et associés, notaires a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite du 2 juin 2019 du garde des sceaux, ministre de la justice refusant de lui délivrer une attestation de décision implicite d'acceptation de sa demande d'ouverture d'un bureau annexe à la résidence de Villeneuve-d'Ascq (Nord) et la décision du 2 juin 2019 refusant de retirer la mention " R " (refusée), attribuée à sa demande d'ouverture d'un bureau annexe, du portail OPM et de la remplacer par la mention " acceptée ", à titre subsidiaire, d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 5 octobre 2018 du garde des sceaux, ministre de la justice refusant de lui délivrer une autorisation d'ouverture d'un bureau annexe à la résidence de Villeneuve-d'Ascq et d'enjoindre à l'Etat de lui délivrer une attestation relative à la décision implicite d'acceptation de sa demande d'ouverture de bureau annexe en date du 17 janvier 2018 et de modifier la mention figurant dans la colonne " état de la demande " de la plateforme OPM, pour la remplacer par la mention " acceptée ", dans un délai d'un mois à compter du jugement à intervenir, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard.

Par un jugement n° 1906139 et 1906140 du 9 octobre 2020, le tribunal administratif de Lille a rejeté ces demandes.

Par un arrêt n° 20DA01937 du 21 décembre 2021, la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel formé par la SCP Duchange et associés, notaires contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 15 février et 12 mai 2022, 17 avril et 18 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SCP Duchange et associés, notaires demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 13 et 61-1 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code des relations entre le public et l'administration, notamment son article L. 100-1 ;

- la loi n° 66-879 du 29 novembre 1966 ;

- la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 ;

- l'ordonnance n° 45-2590 du 2 novembre 1945 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le décret n° 67-868 du 2 octobre 1967 ;

- le décret n° 71-942 du 26 novembre 1971 ;

- le décret n° 73-609 du 5 juillet 1973 ;

- le décret n° 2014-1277 du 23 octobre 2014 ;

- le décret n° 2016-216 du 26 février 2016 ;

- le décret n° 2016-661 du 20 mai 2016 ;

- l'arrêté du 16 septembre 2016 du garde des sceaux, ministre de la justice et du ministre de l'économie et des finances, pris en application de l'article 52 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Antoine Berger, auditeur,

- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, avocat de la SCP Duchange et associés, notaires ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 31 janvier 2024 présentée par la SCP Duchange et associés, notaires ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 10 du décret du 26 novembre 1971 relatif aux créations, transferts et suppressions d'offices de notaire, à la compétence d'instrumentation et à la résidence des notaires, à la garde et à la transmission des minutes et registres professionnels des notaires, dans sa rédaction applicable au litige en vertu de l'article 16 du décret du 20 mai 2016 relatif aux officiers publics et ministériels : " () il est interdit aux notaires de recevoir eux-mêmes ou de faire recevoir par une personne à leur service leurs clients à titre habituel dans un local autre que leur étude (). / Le garde des sceaux, ministre de la justice peut, à la demande du titulaire de l'office, prendre un arrêté autorisant l'ouverture d'un ou plusieurs bureaux annexes soit à l'intérieur du département, soit à l'extérieur du département dans un canton ou une commune limitrophe du canton où est établi l'office. Le ou les bureaux annexes ainsi ouverts restent attachés à l'office sans qu'il soit besoin, lors de la nomination d'un nouveau titulaire, de renouveler l'autorisation accordée ". Aux termes de l'article 2-7 du même décret, dans sa rédaction applicable au litige : " La création ou la suppression d'un office, la transformation d'un bureau annexe en office distinct et l'ouverture ou la suppression d'un bureau annexe font l'objet d'un arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice. / Le siège de l'office créé est précisé par l'arrêté qui nomme le titulaire ".

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, sur le fondement des dispositions citées au point 1, la société civile professionnelle (SCP) Duchange et associés, notaires, titulaire d'un office notarial à Roubaix (Nord), a déposé, le 17 novembre 2017, par le biais du portail de téléprocédures du bureau des officiers ministériels de la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice, deux demandes d'autorisation de créer un bureau annexe respectivement sur le territoire des communes de Croix (Nord) et Villeneuve-d'Ascq (Nord). Par un courriel du 5 octobre 2018, le garde des sceaux, ministre de la justice a rejeté la demande d'ouverture d'un bureau annexe à Villeneuve d'Ascq. Les 11 et 28 mars 2019, les deux demandes, enregistrées sous les numéros 37030 et 37029, ont respectivement été classées comme " clôturée " et " refusée " dans la colonne " état de la demande " figurant sur le portail dédié aux officiers publics ou ministériels. Estimant être titulaire d'une décision implicite d'acceptation d'ouverture de ces bureaux annexes, la SCP Duchange et associés, notaires a saisi, par lettres du 1er avril 2019, réceptionnées le 2 avril 2019, le garde des sceaux, ministre de la justice d'une demande de délivrance d'une attestation de décision implicite d'acceptation d'ouverture de ces bureaux annexes, sur le fondement de l'article L. 232-3 du code des relations entre le public et l'administration, et d'une demande de retrait des mentions " clôturée " et " refusée " figurant sur le portail dédié aux officiers publics ou ministériels, pour qu'elles soient remplacées par la mention " acceptée ". Ces demandes ont été implicitement rejetées. La SCP Duchange et associés, notaires se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 21 décembre 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté son appel contre le jugement du 9 octobre 2020 par lequel le tribunal administratif de Lille a rejeté ses demandes tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des décisions implicites refusant de lui délivrer une attestation de décision implicite d'acceptation d'ouverture de ces bureaux annexes et des décisions implicites de rejet de ses demandes de retrait des mentions " clôturée " et " refusée " de ses demandes sur le portail dédié aux officiers publics et ministériels. Elle présente, à l'appui de son pourvoi en cassation, une question prioritaire de constitutionnalité.

Sur le cadre juridique applicable au litige :

3. D'une part, aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des notaires : " Les notaires sont les officiers publics établis pour recevoir tous les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d'authenticité attaché aux actes de l'autorité publique, et pour en assurer la date, en conserver le dépôt, en délivrer des grosses et expéditions ". En vertu de l'article 52 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques : " I. - Les notaires () peuvent librement s'installer dans les zones où l'implantation d'offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l'offre de services. / Ces zones sont déterminées par une carte établie conjointement par les ministres de la justice et de l'économie, sur proposition de l'Autorité de la concurrence en application de l'article L. 462-4-1 du code de commerce. Elles sont définies de manière détaillée au regard de critères précisés par décret, parmi lesquels une analyse démographique de l'évolution prévisible du nombre de professionnels installés. / A cet effet, cette carte identifie les secteurs dans lesquels, pour renforcer la proximité ou l'offre de services, la création de nouveaux offices de notaire () apparaît utile. / Afin de garantir une augmentation progressive du nombre d'offices à créer, de manière à ne pas bouleverser les conditions d'activité des offices existants, cette carte est assortie de recommandations sur le rythme d'installation compatible avec une augmentation progressive du nombre de professionnels dans la zone concernée. / Cette carte est rendue publique et révisée tous les deux ans. / II.- Dans les zones mentionnées au I, lorsque le demandeur remplit les conditions de nationalité, d'aptitude, d'honorabilité, d'expérience et d'assurance requises pour être nommé en qualité de notaire, () le ministre de la justice le nomme titulaire de l'office de notaire () créé. () / Si, dans un délai de six mois à compter de la publication de la carte mentionnée au I, le ministre de la justice constate un nombre insuffisant de demandes de créations d'office au regard des besoins identifiés, il procède () à un appel à manifestation d'intérêt en vue d'une nomination dans un office vacant ou à créer ou de la création d'un bureau annexe par un officier titulaire. / Si l'appel à manifestation d'intérêt est infructueux, le ministre de la justice confie la fourniture des services d'intérêt général en cause (), à la chambre départementale des notaires () concernée (). / III. - Dans les zones autres que celles mentionnées au I, il ne peut être créé de nouveaux offices qu'à la condition de ne pas porter atteinte à la continuité de l'exploitation des offices existants et à la qualité du service rendu. L'arrêté portant création d'un ou plusieurs nouveaux offices est pris après avis de l'Autorité de la concurrence () ".

4. D'autre part, aux termes de l'article 1er du décret du 26 février 2016 relatif à l'établissement de la carte instituée au I de l'article 52 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques : " I. - () l'Autorité de la concurrence propose au ministre de la justice et au ministre chargé de l'économie une carte identifiant les zones () où l'implantation d'offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l'offre de service de ces professions, au regard des critères suivants : / 1° Critères permettant d'évaluer le niveau et les perspectives d'évolution de l'offre de service : / - nombre et localisation des offices installés ; / - chiffre d'affaires global de ces offices et celui réalisé par chacun d'entre eux sur les cinq dernières années, en distinguant les montants respectifs des émoluments et des honoraires ; / - nombre de professionnels nommés dans ces offices (titulaires, associés, salariés) ; / - nombre et localisation des offices vacants ; / - âge des professionnels en exercice ; / 2° Critères permettant d'évaluer le niveau et les perspectives d'évolution de la demande : / - caractéristiques démographiques et tendance de leur évolution ; / - évolutions significatives de la situation économique ayant une incidence directe sur l'activité des professionnels, dont l'évolution : / - s'agissant des notaires : des marchés immobiliers et fonciers, et du nombre de mariages et de décès ; / (). / II. - Les zones mentionnées au I doivent être délimitées en tenant compte de la localisation géographique des usagers auxquels les professionnels fournissent habituellement des prestations et du lieu d'exécution de la prestation ". Aux termes de l'article 53 du décret du 5 juillet 1973 relatif à la formation professionnelle dans le notariat et aux conditions d'accès aux fonctions de notaire, dans sa rédaction applicable au litige, qui régit les demandes de nomination sur un office de notaire créé : " Dans les zones mentionnées au I de l'article 52 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 susmentionnée, le garde des sceaux, ministre de la justice, nomme les demandeurs au regard des recommandations dont est assortie la carte et suivant l'ordre d'enregistrement de leur demande. / Toutefois, lorsque le nombre des demandes de création d'office enregistrées dans les vingt-quatre heures suivant la date d'ouverture du dépôt des demandes () est supérieur, pour une même zone, aux recommandations, l'ordre de ces demandes est déterminé par tirage au sort en présence d'un représentant du Conseil supérieur du notariat dans les conditions prévues par un arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice ".

5. Il résulte des dispositions de l'article 52 de la loi du 6 août 2015 citées au point 3, précisées par les dispositions réglementaires citées au point 4, que le législateur a entendu améliorer l'accès aux offices publics ou ministériels dans la perspective de renforcer la cohésion territoriale des prestations et d'augmenter de façon progressive le nombre d'offices sur le territoire, la réalisation de cet objectif devant toutefois se faire dans des conditions permettant de ne pas bouleverser les conditions d'activité des offices existants. Pour ce faire, le législateur a substitué à un régime d'autorisation préalable un principe de liberté d'installation des offices, encadré par une procédure permettant de s'assurer que le nombre, la localisation, les caractéristiques et la viabilité économique des offices à créer, tout comme les motifs de leur création, reposent sur des critères objectifs et répondent aux besoins du service public notarial. Dans les zones où l'implantation d'offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l'offre de services, dites zones d'installation libre, les nominations sont ainsi prononcées par le garde des sceaux, ministre de la justice, au regard des recommandations de la carte arrêtée par les ministres de la justice et de l'économie et suivant l'ordre d'enregistrement de leur demande et, lorsque le nombre de demandes de création d'office est supérieur aux recommandations, par tirage au sort.

6. Enfin, aux termes de l'article L. 100-1 du code des relations entre le public et l'administration : " Le présent code régit les relations entre le public et l'administration en l'absence de dispositions spéciales applicables () ". En vertu de l'article L. 100-3 du même code : " Au sens du présent code et sauf disposition contraire de celui-ci, on entend par : / 1° Administration : les administrations de l'Etat, les collectivités territoriales, leurs établissements publics administratifs et les organismes et personnes de droit public et de droit privé chargés d'une mission de service public administratif, y compris les organismes de sécurité sociale ; / 2° Public : a) Toute personne physique ; b) Toute personne morale de droit privé, à l'exception de celles qui sont chargées d'une mission de service public lorsqu'est en cause l'exercice de cette mission ". En vertu des dispositions de l'article L. 231-1 du même code : " Le silence gardé pendant deux mois par l'administration sur une demande vaut décision d'acceptation ".

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

7. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat () ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux. En posant une question prioritaire de constitutionnalité sur une disposition législative, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition.

8. Par son arrêt n° 461407 du 13 octobre 2023, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, qui était saisi de la question de savoir si la procédure d'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire définie par les dispositions citées au point 1 est soumise au principe énoncé à l'article L. 231-1 du code des relations entre le public et l'administration, a jugé que cette procédure doit tenir compte de la procédure d'instruction des demandes de création d'offices de notaire, prévue notamment par l'article 52 de la loi du 6 août 2015, et, en tout état de cause, ne pas la remettre en cause, par ses effets, et constitue ainsi, comme cette dernière, une procédure spécifique, eu égard tant à la qualité d'officier public des notaires et aux prérogatives qui leur sont conférées qu'à la nécessité pour le nombre et la localisation de ces offices et bureaux annexes de correspondre aux besoins du service public notarial. Il a jugé, par suite, qu'elle n'était pas soumise au code des relations entre le public et l'administration, en application des dispositions de ce dernier citées au point 6. Contrairement à ce qui est soutenu, par cet arrêt, le Conseil d'Etat statuant au contentieux n'a pas, en tout état de cause, interprété les dispositions de l'article L. 100-1 du code des relations entre le public et l'administration comme permettant à des dispositions réglementaires d'exclure l'applicabilité de ce code. Dès lors que la requérante ne peut se prévaloir d'aucune interprétation jurisprudentielle constante qui confèrerait à l'article L. 100-1 du code des relations entre le public et l'administration la portée qu'elle lui prête il ne peut être fait droit à la demande de renvoi au Conseil constitutionnel de la question qu'elle dirige contre ces dispositions, quels que soient les moyens qu'elle soulève.

Sur le pourvoi :

En ce qui concerne la régularité de l'arrêt attaqué :

9. D'une part, aux termes de l'article R. 611-7 du code de justice administrative : " Lorsque la décision lui paraît susceptible d'être fondée sur un moyen relevé d'office, le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l'instruction en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu'y fasse obstacle la clôture éventuelle de l'instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué ". D'autre part, il appartient au juge administratif de se prononcer sur le bien-fondé des moyens dont il est saisi et, le cas échéant, d'écarter de lui-même, quelle que soit l'argumentation du défendeur, un moyen qui lui paraît infondé, au vu de l'argumentation qu'il incombe au requérant de présenter au soutien de ses prétentions.

10. Pour écarter le moyen tiré de ce que les dispositions de l'article L. 231-1 du code des relations entre le public et l'administration, selon lesquelles le silence gardé pendant deux mois par l'administration sur une demande vaut décision d'acceptation, s'appliquent à une demande d'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire, la cour administrative d'appel, a estimé que la décision par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, se prononce sur l'ouverture d'un bureau annexe à un office existant concerne le fonctionnement du service public notarial et, donc, l'exercice, par un notaire, de sa mission de service public. Ce faisant, la cour, qui s'est bornée à répondre au moyen dont elle était saisie, n'a pas soulevé d'office un moyen d'ordre public, et cela alors même que cet argument n'était pas invoqué en défense. Elle n'était, dès lors, pas tenue de respecter la procédure visée à l'article R. 611-7 du code de justice administrative. La société requérante n'est donc pas fondée à soutenir que l'arrêt attaqué a été rendu en méconnaissance du principe du caractère contradictoire de la procédure.

Sur le bien-fondé de l'arrêt attaqué :

11. Il appartient au garde des sceaux, ministre de la justice, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les dispositions du décret du 26 novembre 1971 citées au point 1, de se fonder, dans l'intérêt du service public, sur les besoins du public, la situation géographique et l'évolution démographique et économique pour décider l'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire existant, et ce, quelle que soit la zone où celle-ci est envisagée, et de tenir compte, pour cela, du nombre et de la localisation des offices existants ou à créer. Dans l'appréciation de ces intérêts, il peut également tenir compte des exigences liées à la viabilité d'un office de notaire dont le maintien apparaît nécessaire. Il lui appartient également de veiller à ce que, par ses effets, l'ouverture d'un bureau annexe ne remette pas en cause la création d'offices, particulièrement lorsque le nombre de demandes de création de ces offices est supérieur aux recommandations. En outre, il résulte des dispositions du II de l'article 52 de la loi du 6 août 2015 précité que dans les zones où l'implantation d'offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l'offre de services, si, dans un délai de six mois à compter de la publication de la carte fixant les zones dans lesquelles les notaires peuvent librement s'installer ainsi que le nombre d'offices à créer dans ces zones pour les deux années à venir, le garde des sceaux, ministre de la justice constate un nombre insuffisant de demandes de créations d'offices au regard des besoins identifiés, il s'assure de la satisfaction de ces derniers, notamment par la création de bureaux annexes à un office existant, après avoir lancé un appel à manifestation d'intérêt.

12. Il résulte de ce qui précède que la procédure d'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire doit, du moins tenir compte, sinon ne pas remettre en cause, par ses effets, la procédure d'instruction des demandes de création d'offices de notaire et constitue ainsi, comme cette dernière, une procédure spécifique, eu égard tant à la qualité d'officier public des notaires et aux prérogatives qui leur sont conférées qu'à la nécessité pour le nombre et la localisation de ces offices et bureaux annexes de correspondre aux besoins du service public notarial. En outre, l'ouverture d'un bureau annexe constitue un avantage ou une autorisation que le garde des sceaux, ministre de la justice ne peut accorder qu'à un nombre prédéfini et limité de personnes du fait de la procédure de nomination dans les offices créés dans une zone d'installation libre.

13. Il suit de là que la procédure d'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire relève de dispositions spéciales qui implique que les décisions d'acceptation soient prises de manière expresse. Elle n'entre pas, en conséquence, dans le champ du principe posé à l'article L. 231-1 du code des relations entre le public et l'administration, de sorte que le silence gardé pendant deux mois par le garde des sceaux, ministre de la justice, sur une demande d'ouverture d'un bureau annexe ne peut faire naître une décision implicite d'acceptation. Il y a lieu de substituer ce motif, qui répond à un moyen invoqué devant les juges du fond et dont l'examen ne comporte l'appréciation d'aucune circonstance de fait, à celui retenu par l'arrêt attaqué, dont il justifie légalement le dispositif.

14. La requérante ne peut, par ailleurs, utilement soutenir qu'elle pouvait raisonnablement considérer qu'elle était titulaire d'une autorisation implicite d'ouverture de bureaux annexes dès lors que la procédure d'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire relève de dispositions spéciales et n'entre pas, par suite, dans le champ d'application du code des relations entre le public et l'administration, ainsi que le prévoit l'article L. 100-1 de ce même code.

15. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 242-1 du code des relations entre le public et l'administration : " L'administration ne peut abroger ou retirer une décision créatrice de droits de sa propre initiative ou sur la demande d'un tiers que si elle est illégale et si l'abrogation ou le retrait intervient dans le délai de quatre mois suivant la prise de cette décision ". Aux termes de l'article L. 211-2 du même code : " () doivent être motivées les décisions qui () / 4° Retirent ou abrogent une décision créatrice de droits ". Selon l'article L. 121-1 du même code : " Exception faite des cas où il est statué sur une demande, les décisions individuelles qui doivent être motivées en application de l'article L. 211-2 () sont soumises au respect d'une procédure contradictoire préalable ". En vertu de l'article L. 122-1 du même code : " Les décisions mentionnées à l'article L. 211-2 n'interviennent qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales () ".

16. Ainsi qu'il a été dit au point 13, le silence gardé par le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les deux demandes du 17 novembre 2017 d'autorisation d'ouverture d'un bureau annexe respectivement sur le territoire des communes de Croix et Villeneuve-d'Ascq n'a pas été de nature à faire naître des décisions implicites d'acceptation. Dès lors, les décisions par lesquelles le garde des sceaux, ministre de la justice, a implicitement rejeté, le 2 juin 2019, les demandes de délivrance d'une attestation de décision implicite d'acceptation d'ouverture de ces bureaux annexes et de retrait des mentions " clôturée " et " refusée " figurant dans la colonne " état de la demande " sur le portail dédié aux officiers publics ou ministériels, pour qu'elles soient remplacées par la mention " acceptée ", ne sauraient être regardées comme des décisions de retrait d'une décision créatrice de droits. Par suite, en retenant comme inopérants les moyens tirés de ce que ces décisions seraient irrégulières pour procéder au retrait d'une décision créatrice de droits et faute d'avoir été précédées d'une procédure contradictoire préalable, la cour n'a pas entaché son arrêt d'erreur de droit.

17. En troisième lieu, ainsi qu'il a été dit au point 11, il appartient au garde des sceaux, ministre de la justice, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les dispositions du décret du 26 novembre 1971 citées au point 1, de se fonder, dans l'intérêt du service public, sur les besoins du public, la situation géographique et l'évolution démographique et économique pour décider l'ouverture d'un bureau annexe à un office de notaire existant, et ce, quelle que soit la zone où celle-ci est envisagée, et de tenir compte, pour cela, du nombre et de la localisation des offices existants ou à créer. Dans l'appréciation de ces intérêts, il peut également tenir compte des exigences liées à la viabilité d'un office de notaire dont le maintien apparaît nécessaire. Il lui appartient également de veiller à ce que, par ses effets, l'ouverture d'un bureau annexe ne remette pas en cause la création d'offices, particulièrement lorsque le nombre de demandes de création de ces offices est supérieur aux recommandations.

18. Pour estimer que le garde des sceaux, ministre de la justice n'avait pas entaché d'erreur manifeste d'appréciation les décisions refusant l'ouverture de deux bureaux annexes, la cour administrative d'appel a relevé qu'il avait été tenu compte du fait que des notaires devaient s'installer au sein de la zone d'installation libre de Roubaix-Tourcoing dont dépend la commune de Croix et au sein de la zone d'installation libre de Lille dont fait partie Villeneuve d'Ascq et qu'en conséquence, ni les besoins du public, ni la situation géographique, ni l'évolution démographique et économique ne nécessitaient l'ouverture de bureaux annexes dans ces deux zones. En statuant ainsi, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt, n'a pas commis d'erreur de droit.

19. En quatrième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour justifier les demandes d'ouverture des bureaux annexes litigieux, la société requérante faisait valoir que ces demandes étaient fondées sur la volonté d'assurer la viabilité de son office notarial existant, ainsi que sur la nécessité de développer un point d'activité plus proche de sa clientèle traditionnelle. Au soutien de ces demandes, elle avait produit, outre des informations sur la composition de son office notarial, certaines données à caractère général sur la situation de la commune de Roubaix ainsi que sur celles de Croix et Villeneuve d'Ascq, en se bornant à mettre en avant les difficultés rencontrées par le secteur de l'immobilier à Roubaix ou les projets développés dans les communes où elle souhaitait ouvrir un bureau annexe. En retenant que la société ne justifiait pas, au regard de ces seuls éléments, de la nécessité d'assurer la viabilité de son office notarial, et qu'ainsi, le garde des sceaux n'avait pas entaché les décisions attaquées d'erreur manifeste d'appréciation, la cour n'a ni dénaturé les pièces du dossier sur lesquelles elle a porté une appréciation souveraine, ni commis d'erreur de droit.

20. En cinquième lieu, le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit, dans l'un comme l'autre cas, en rapport avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des différences de situation susceptibles de la justifier.

21. Un office notarial déjà implanté qui demande l'ouverture d'un bureau annexe dans une zone géographique proche et un office notarial nouvellement créé en application de l'article 52 de la loi du 6 août 2015 ne se trouvent pas dans la même situation au regard de l'objet de ces dispositions, eu égard en particulier à leurs conditions de nomination et à l'ancienneté de leur activité, sans que la différence de traitement qui en résulte soit manifestement disproportionnée. Il suit de là que c'est sans erreur de droit que la cour administrative d'appel a, par un arrêt suffisamment motivé, écarté le moyen, soulevé devant elle, tiré de ce que le garde des sceaux, ministre de la juste aurait porté atteinte au principe d'égalité ou introduit une discrimination illégale entre personnes se trouvant dans la même situation. En outre, en statuant ainsi, la cour administrative d'appel a implicitement mais nécessairement écarté comme inopérante la branche du moyen tirée de ce que les décisions attaquées créeraient une discrimination entre les notaires situés dans les zones pour lesquelles la création d'offices a été prévue, et ceux qui ne sont pas situés dans de telles zones. Elle n'a, par suite, pas insuffisamment motivé son arrêt ni commis d'erreur de droit.

22. En sixième lieu, la décision par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, se prononce sur l'ouverture d'un bureau annexe à un office notarial existant concerne le fonctionnement du service public notarial en permettant au titulaire de l'office de recevoir, pour l'essentiel, la même clientèle, tout en permettant à celle-ci un accès plus aisé à ses services. Si une telle décision peut permettre de garantir la viabilité de l'office concerné, elle est également susceptible de nuire à l'activité des offices existants ou au développement des offices à créer dans cette zone, sans nécessairement assurer une meilleure adéquation entre la localisation des offices et la demande de services notariaux. Par suite, après avoir relevé que la société ne justifiait pas que les demandes d'ouvertures de bureaux annexes étaient nécessaires afin d'assurer la viabilité de l'office notarial, c'est sans erreur de droit et sans se méprendre sur la portée des écritures de la requérante, que la cour administrative d'appel a pu estimer, par un arrêt suffisamment motivé, que le garde des sceaux n'avait pas porté une atteinte illégale à la liberté d'entreprendre en limitant la possibilité pour les notaires déjà installés d'ouvrir un bureau annexe dans une zone géographique proche de l'office dont ils sont titulaires.

23. En dernier lieu, si la requérante soutient qu'elle a engagé la procédure d'ouverture de bureaux annexes il y a plusieurs années, et que cette procédure a été d'une durée excessive, en méconnaissance de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ce moyen est nouveau en cassation, et donc inopérant.

24. Il résulte de tout ce qui précède que la SCP Duchange et associés, notaires n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai qu'elle attaque. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font ainsi obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la SCP Duchange et associés, notaires.

Article 2 : Le pourvoi de la SCP Duchange et associés, notaires est rejeté.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la SCP Duchange et associés, notaires et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré à l'issue de la séance du 25 janvier 2024 où siégeaient : Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre, présidant ; M. Cyril Roger-Lacan, conseiller d'Etat et M. Antoine Berger, auditeur-rapporteur.

Rendu le 14 février 2024.

La présidente :

Signé : Mme Isabelle de Silva

Le rapporteur :

Signé : M. Antoine Berger

La secrétaire :

Signé : Mme Angélique Rajaonarivelo

Code publication

C