Tribunal administratif de Montpellier

Ordonnance du 7 février 2024 n° 2306733

07/02/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par un mémoire distinct, enregistré le 23 novembre 2023, Mme C F, M. B E, M. G A, la SARL Martorell et l'association En Toute Franchise - Département de l'Hérault, représentés par Me Andreani de la SELARL Andreani-Humbert, demandent au tribunal administratif, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de leur requête n° 2306733 tendant à l'annulation de l'arrêté du 31 juillet 2023 par lequel le maire de la commune de Lespignan a délivré un permis de construire à la SA immobilière européenne des mousquetaires en vue de la construction d'un bâtiment commercial et d'une station-service, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article L.600-1-2 du code de l'urbanisme.

Ils soutiennent que :

- au vu des dispositions de l'article L.600-1-2 du code de l'urbanisme, M. A et la société Martorell sont exploitants de deux magasins situés dans la zone de chalandise du projet en litige et ne peuvent prétendre être des voisins immédiats du projet de construction d'un bâtiment à usage de surface commerciale alimentaire, de sorte qu'ils ne disposent pas d'un intérêt à agir pour critiquer la légalité du projet de construction sur ce fondement ;

- les commerçants situés au sein de la même zone de chalandise qu'un projet dont la surface de vente serait comprise entre 300 et 1 000 m² ne disposent pas de la faculté de saisir le juge administratif afin que celui-ci contrôle la légalité urbanistique du projet, pas davantage qu'ils ne disposent de la faculté de saisir ce même juge pour que celui-ci examine son incidence commerciale sur la zone de chalandise ;

- M. A et la société Martorell, ainsi que le cas échéant l'association En Toute Franchise, ne disposent d'aucune possibilité de permettre le contrôle de légalité de l'autorisation d'urbanisme délivrée, alors même que celle-ci, en raison de la consistance d'un projet qui apparaît surdimensionné pour une commune qui ne compte que 3 300 habitants, leur fait nécessairement grief, ce qui porte nécessairement atteinte au droit au recours effectif devant une juridiction, voire à la liberté d'entreprendre ;

- la question n'a jamais été soumise à l'examen du conseil constitutionnel ou des juridictions administratives dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité ;

- la question prioritaire de constitutionnalité revêt un caractère sérieux dès lors que les dispositions de l'article L.600-1-2 du code de l'urbanisme, telles qu'interprétées par le juge administratif dans le cadre de sa jurisprudence constante issue de l'arrêt SA France Quick, n° 216088, 22 février 2002, portent atteinte aux dispositions de l'article 16 de la déclaration de 1789, dès lors qu'elles n'autorisent pas les professionnels à critiquer la légalité d'un acte administratif portant sur la création d'un bâtiment destiné à accueillir une activité commerciale similaire à la leur, et dont la surface de vente est supérieure à 300 mètres carrés ;

- que les professionnels dont l'activité est exercée dans les limites de la zone de chalandise d'un projet soumis à autorisation d'urbanisme, est susceptible d'être affectée par ledit projet de construction, ne disposent d'aucun moyen d'en contester le bien-fondé urbanistique ou urbanistique commercial ;

- cette impossibilité résulte d'une absence d'intervention du législateur, abstention qui ne poursuit pas un objectif de préservation de la sécurité juridique, pas davantage qu'il ne vise la prévention des recours abusifs et dilatoires, dès lors que lesdits professionnels sont affectés de façon suffisamment directe et certaine par l'acte administratif créant des droits au profit d'un tiers ;

- le respect ou l'irrespect des dispositions relevant du seul droit d'urbanisme ont une incidence directe sur leurs " conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance " au sens des dispositions de l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme, dès lors que le voisinage économique de ladite surface de vente affectera indéniablement l'activité desdits professionnels.

Par un mémoire en réponse sur la question prioritaire de constitutionnalité, enregistré le 24 janvier 2024, la SA immobilière européenne des mousquetaires, représentée par Me Caroline Jauffret, conclut au refus de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité posée par les requérants au Conseil d'Etat, et à la condamnation des requérants à lui verser une somme de 2 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la question prioritaire de constitutionnalité est dépourvue de caractère sérieux dès lors que les dispositions de l'article L.600-1-2 du code de l'urbanisme ne limitent pas le recours à une catégorie de requérants ni à une catégorie de projets ;

- l'autorisation d'urbanisme d'un projet commercial d'une surface de vente comprise entre 300 à 1 000 m2 peut faire l'objet d'un recours dans la mesure où il est justifié par un intérêt urbanistique qui est notamment reconnu par la jurisprudence au voisin immédiat du projet ;

- les requérants revendiquent la faculté d'exercer un recours contre une autorisation d'urbanisme pour des motifs purement concurrentiels et commerciaux alors que ces dernières ne sont pas prises en compte par l'autorisation d'urbanisme ;

- ils se réfèrent à la zone de chalandise, laquelle n'est pas déterminée lors d'une demande d'autorisation d'urbanisme ;

- les tiers disposent par ailleurs d'une action commerciale devant la juridiction compétente s'ils estiment illégale l'exploitation commerciale d'un projet.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution du 4 octobre 1958, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de l'urbanisme ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ". L'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée dispose : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites ; 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. () ". Aux termes des dispositions de l'article R. 771-7 du code de justice administrative : " Les présidents de tribunal administratif () les présidents de formation de jugement des tribunaux () peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité. ".

2. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux. Le second alinéa de l'article 23-2 de la même ordonnance précise que : " En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat () ".

3. Aux termes de l'article L.600-1-2 du code de l'urbanisme, créé par l'ordonnance du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l'urbanisme, laquelle a été ratifiée par le 4° du IV de l'article 172 de la loi susvisée du 24 mars 2014, modifié par la loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 : " Une personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n'est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre une décision relative à l'occupation ou à l'utilisation du sol régie par le présent code que si la construction, l'aménagement ou le projet autorisé sont de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d'une promesse de vente, de bail, ou d'un contrat préliminaire mentionné à l'article L.261-15 du code de la construction et de l'habitation " ;

4. Les requérants soutiennent que ces dispositions méconnaissent le droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction tels qu'ils sont garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en ce qu'elles feraient obstacle à ce que les professionnels dont l'activité est exercée dans les limites de la zone de chalandise d'un projet soumis à autorisation d'urbanisme, puissent en contester le bien-fondé urbanistique ou urbanistique commercial.

5. Les décisions statuant sur les permis de construire, de démolir ou d'aménager, prises dans le cadre de la police spéciale de l'urbanisme, ont pour objet de contrôler que les projets en cause sont conformes aux règles d'urbanisme relatives à l'utilisation des sols, à l'implantation, la destination, la nature, l'architecture, les dimensions, l'assainissement des constructions et à l'aménagement de leurs abords. Les dispositions contestées de l'article L.600-1-2, définissant les conditions de recevabilité auxquelles sont soumis les recours dirigés contre le permis de construire, de démolir ou d'aménager, poursuivent un objectif d'intérêt général, consistant à prévenir le risque d'insécurité juridique auquel ces actes sont exposés ainsi que les contestations abusives. Au regard de cette exigence, les restrictions qu'elles apportent au droit de former un recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'une autorisation d'urbanisme, en subordonnant l'exercice au constat d'un intérêt personnel, direct et certain en rapport avec les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance d'un bien immobilier, n'apparaissent pas excessives.

6. Il s'ensuit que contrairement à ce que soutiennent les requérants, un particulier ou une société, dont l'activité est exercée dans les limites de la zone de chalandise d'un projet soumis à autorisation d'urbanisme, peut introduire un recours pour excès de pouvoir à l'encontre de la décision valant autorisation de construire, même s'il n'est pas le voisin immédiat, à condition d'avoir un intérêt personnel, direct et certain en rapport avec les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance d'un bien immobilier et d'en justifier devant le juge.

7. Par suite, eu égard au champ d'application de ces dispositions, à la portée des décisions en cause et aux critères de recevabilité retenus, le moyen tiré de ce que ces dispositions porteraient atteinte aux garanties de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en restreignant excessivement le droit au recours ne peut être regardé comme ayant un caractère sérieux, et, comme conférant à la question posée un caractère sérieux.

8. Enfin, dès lors que la disposition législative en litige n'affecte pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit, les requérants ne peuvent utilement invoquer, au soutien de la question prioritaire de constitutionnalité qu'ils soulèvent, la méconnaissance par le législateur de la compétence qui lui est confiée par l'article 34 de la Constitution.

9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de l'association requérante, qu'il n'y pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

Sur les frais liés au litige :

10. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par la SA immobilière européenne des mousquetaires sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme F, M. E, M. A, la SARL Martorell et l'association En Toute Franchise.

Article 2 : Les conclusions présentées par la SA immobilière européenne des mousquetaires sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme C F, à M. B E, à M. G A, à la SARL Martorell, à l'Association En Toute Franchise - Département de l'Hérault, à la commune de Lespignan et à la SA immobilière européenne des mousquetaires.

Fait à Montpellier, le 7 février 2024.

La présidente de la 1ère Chambre,

F. Corneloup

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Montpellier, le 7 février2024.

La Greffière,

M. D

2 QPC

Code publication

C