Tribunal administratif de Montreuil

Jugement du 25 janvier 2024 n° 2109525

25/01/2024

Irrecevabilité

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 8 juillet 2021 et trois mémoires enregistrés les 17 février 2022, 13 juillet 2023 et 29 novembre 2023, la société GF Innovation Ltd., société de droit mauricien représentée par la SELARL Cabinet Bornhauser, demande au Tribunal :

1°) de prononcer la restitution de l'impôt acquitté sur la plus-value provenant de la cession de titres de participation qu'elle détenait dans une société française au cours de l'année 2020 ;

2°) subsidiairement, d'adresser à la Cour de justice de l'Union européenne la question préjudicielle suivante : " Le principe de légalité protégé par le droit de l'Union européenne permet-il au juge, lorsque la loi nationale est clairement contraire au droit européen (primaire ou dérivé), d'écarter l'application du droit national dans la mesure où il est contraire au droit européen et donc de prononcer un dégrèvement partiel de l'imposition ou l'oblige-t-il à écarter totalement l'application du droit national et donc à prononcer un dégrèvement total ' " ;

3°) de mettre à la charge de l'État une somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que l'article 244 bis B sur lequel est fondé l'imposition en cause méconnaît la liberté de circulation des capitaux protégée par l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Par un mémoire distinct, enregistré le 13 juillet 2023, la société demande la transmission au Conseil d'État de la question prioritaire de constitutionnalité relative à l'inconstitutionnalité de la portée effective que l'interprétation de la jurisprudence du Conseil d'État donne des articles 244 bis B et 219 du code général des impôts dans leur version antérieure respectivement à la loi n° 2021-953 du 19 juillet 2021 et à la loi n° 2020-1721 du 29 décembre 2020.

Par deux mémoires en défense, enregistrés le 6 janvier 2022 et le 17 octobre 2023, la directrice chargée de la direction des impôts des non-résidents conclut au rejet de la requête.

Elle fait valoir que le moyen de la requête est infondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment le Préambule et l'article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Le Garzic,

- les conclusions de M. Khiat, rapporteur public,

- et les observations de la SELARL Cabinet Bornhauser, pour la requérante.

Considérant ce qui suit :

1. La société GF Innovation Ltd., qui a son siège à Maurice, a cédé le 26 février 2020 l'intégralité de la participation qu'elle détenait dans une société par actions simplifiée française et s'est acquittée sur le fondement de l'article 244 bis B du code général des impôts de l'imposition assise sur la plus-value réalisée au taux de 28 %, pour un montant de 37 428 428 euros. La société ayant présenté le 23 mars 2020 une réclamation à l'encontre de cette imposition dont elle réclamait la réduction à 4 304 945 euros, l'administration a prononcé le dégrèvement correspondant le 24 juillet 2020. La société a présenté le 22 décembre 2020 une nouvelle réclamation par laquelle elle a cette fois sollicité le dégrèvement total de l'imposition. En l'absence de réponse à cette demande par l'administration dans un délai de six mois, la société demande au Tribunal de prononcer la restitution du reliquat d'imposition, pour un montant de 4 304 945 euros.

2. Aux termes de l'article 244 bis B du code général des impôts : " Sous réserve des dispositions de l'article 244 bis A, les gains mentionnés à l'article 150-0 A résultant de la cession ou du rachat de droits sociaux mentionnés au f du I de l'article 164 B, réalisés par des personnes physiques qui ne sont pas domiciliées en France au sens de l'article 4 B ou par des personnes morales ou organismes quelle qu'en soit la forme, ayant leur siège social hors de France, sont déterminés selon les modalités prévues aux articles 150-0 A à 150-0 E et soumis à un prélèvement aux taux mentionnés au deuxième alinéa du présent article lorsque les droits dans les bénéfices de la société détenus par le cédant ou l'actionnaire ou l'associé, avec son conjoint, leurs ascendants et leurs descendants, ont dépassé ensemble 25 % de ces bénéfices à un moment quelconque au cours des cinq dernières années. () Le prélèvement mentionné au premier alinéa est fixé au taux prévu au deuxième alinéa du I de l'article 219 lorsqu'il est dû par une personne morale () ". Aux termes du I de l'article 219 du même code, dans sa version en vigueur à la date de la cession : " () Le taux normal de l'impôt est fixé à 28 % pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2020 () a quinquies. Pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2006, le montant net des plus-values à long terme afférentes à des titres de participation fait l'objet d'une imposition séparée au taux de 8 %. Ce taux est fixé à 0 % pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2007. / Une quote-part de frais et charges égale à 12 % du montant brut des plus-values de cession est prise en compte pour la détermination du résultat imposable ".

3. Il résulte de l'instruction que le montant du reliquat d'imposition laissé à la charge de la société et dont elle demande la décharge correspond, conformément aux calculs opérés par la requérante elle-même dans sa réclamation du 23 mars 2020, au montant de l'imposition à laquelle serait assujettie une société française relevant non du prélèvement institué par l'article 244 bis B du code général des impôts dont le taux est celui prévu par le deuxième alinéa du I de l'article 219 mais relevant de l'impôt sur les bénéfices des sociétés dont le calcul est régi par l'ensemble des dispositions du même I.

Sur les conclusions tendant à la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité :

4. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. / Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ".

5. Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : / 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; / 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; / 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. () ".

6. Aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution ".

7. Par sa décision n° 447568 du 21 décembre 2022, le Conseil d'État statuant au contentieux a considéré au point 14 que " lorsqu'un contribuable non-résident conteste, au regard de la libre circulation des capitaux, l'imposition à laquelle il a été assujetti sur ses revenus de source française, il convient de comparer la charge fiscale supportée respectivement par ce contribuable et par un contribuable résident de France placé dans une situation comparable. Lorsqu'il apparaît que le contribuable non-résident a été effectivement traité de manière défavorable, il appartient à l'administration fiscale et, le cas échéant, au juge de l'impôt, de dégrever l'imposition en litige dans la mesure nécessaire au rétablissement d'une équivalence de traitement ".

8. Il résulte de l'instruction que l'imposition dont la société requérante demande la décharge est fondée sur l'application des dispositions de l'article 244 bis B du code général des impôts dès lors qu'elle a son siège hors de France et en conséquence du taux prévu par le deuxième alinéa du I de l'article 219 et qu'elle en a été ultérieurement dégrevée dans la mesure nécessaire au rétablissement d'une équivalence de traitement avec une société dont le siège est situé en France et qui aurait bénéficié des dispositions du a quinquies du même I, et qu'une telle modalité d'imposition est conforme à ce qu'a considéré le Conseil d'État dans sa décision n° 447568 du 21 décembre 2022.

9. L'article 61-1 de la Constitution reconnaît à tout justiciable le droit de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit. Il peut alors contester, conformément à ce qu'a indiqué le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020, la portée effective que l'interprétation de la disposition législative contestée qu'impose sa conformité aux engagements internationaux de la France confère à cette disposition législative.

10. Toutefois, si la société indique contester la portée effective de l'interprétation par la décision n° 447568 du 21 décembre 2022 des articles 244 bis B et 219 du code général des impôts, elle se borne en réalité à soutenir que l'autorité administrative ne pouvait écarter l'application de ces articles dans la mesure de leur inconventionnalité au regard de la libre circulation des capitaux protégée par le 1 de l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne sans méconnaître l'article 16 de la Déclaration de 1789.

11. Dès lors qu'une telle argumentation ne relève pas de l'article 61-1 de la Constitution, il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité, en conséquence irrecevable.

Sur le bien-fondé :

12. Il résulte de ce qui a été dit aux points précédents que le reliquat d'imposition laissé à la charge de la société correspond au montant de l'imposition à laquelle serait assujettie une société française relevant non du prélèvement institué par l'article 244 bis B du code général des impôts dont le taux est celui prévu par le deuxième alinéa du I de l'article 219 mais relevant de l'impôt sur les bénéfices des sociétés dont le calcul est régi par l'ensemble des dispositions du même I. Dans ces conditions, dès lors que la société a ainsi bénéficié d'un dégrèvement dans la mesure nécessaire au rétablissement d'une équivalence de traitement avec une société dont le siège est situé en France, elle n'est pas fondée à soutenir, sans qu'il soit besoin d'adresser une question préjudicielle à l'Union européenne, que l'imposition litigieuse procède d'une application des articles 244 bis B et 219 du code général des impôts incompatible avec la libre circulation des capitaux protégée par le 1 de l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de Société GF Innovation Ltd. doit être rejetée, y compris les conclusions relatives aux frais d'instance.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de Société GF Innovation Ltd. est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à Société GF Innovation Ltd. et à la directrice chargée de la direction des impôts des non-résidents.

Délibéré après l'audience du 11 janvier 2024, à laquelle siégeaient :

M. Le Garzic, président,

Mme Syndique, première conseillère,

Mme Fabre, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 janvier 2024.

Le président-rapporteur,

P. Le Garzic

L'assesseure la plus ancienne,

N. Syndique Le greffier,

S. Werkling

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.