Conseil d'Etat

Ordonnance du 19 janvier 2024 n° 490839

19/01/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

M. B A a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une part, de suspendre l'exécution de l'arrêté du 7 novembre 2023 du préfet de la Guadeloupe en tant qu'il prévoit à son encontre une interdiction de retour sur le territoire d'une durée de deux ans et, d'autre part, d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en lien avec le consul de France à Haïti, d'organiser sans délai son retour sur le territoire national. Par une ordonnance n° 2329766 du 30 décembre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a, d'une part, admis l'intervention de La Cimade et, d'autre part, rejeté sa demande.

Par une requête, enregistrée le 11 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de saisir la Cour de justice de l'Union européenne, en application de l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et des articles 105 et suivants du règlement de procédure de la Cour, d'une question préjudicielle en appréciation de validité et d'une question préjudicielle d'interprétation, relatives au droit au recours effectif ;

2°) d'annuler l'ordonnance du 30 décembre 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

3°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en lien avec le préfet et le consul de France à Haïti, d'organiser son retour sur le territoire national et de lui délivrer une attestation de demande d'asile dans un délai de quarante-huit heures à compter de l'ordonnance à intervenir ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, sa procédure de référé n'est pas privée d'effet malgré son éloignement du territoire national le 4 décembre 2023 et, d'autre part, de nouvelles circonstances de fait et de droit sont intervenues en ce que, d'une part, son recours contre le rejet de sa demande d'asile par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides est encore pendant devant la Cour nationale du droit d'asile et, d'autre part, il risque d'être soumis à des actes de tortures et à des traitements inhumains et dégradants à Haïti ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à son droit au recours effectif, à son droit d'asile et à son droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants ;

- l'arrêté du 7 novembre 2023 du préfet de la Guadeloupe méconnaît son droit d'asile et son droit à un recours juridictionnel effectif dès lors que, d'une part, il a été adopté en méconnaissance de la mesure provisoire ordonnée par la Cour européenne des droits de l'homme alors qu'aucun obstacle matériel n'empêchait la mise en œuvre de cette mesure et, d'autre part, il l'empêche de bénéficier du droit de demeurer sur le territoire national pendant l'examen de son recours par la Cour nationale du droit d'asile.

Par un mémoire distinct, enregistré le 12 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A demande au juge des référés du Conseil d'Etat, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles L. 651-3, L. 761-2 et L. 761-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile transposant les dispositions de l'article 13 de la directive 2008/115/UE du 16 décembre 2008 et de l'article 46 de la directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 dès lors que, d'une part, ces dispositions sont applicables au litige, elles n'ont jamais été déclarées conformes à la Constitution et la question de leur conformité aux droits garantis par la Constitution présente un caractère sérieux et, d'autre part, elles ne garantissent pas un recours effectif contre les mesures d'éloignement et sont contraires à son droit d'asile, à son droit à la dignité et à son droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 12 janvier 2024, l'association La Cimade demande au juge des référés du Conseil d'Etat de faire droit aux conclusions de la requête, y compris pour ce qui est de la question préjudicielle et de la question prioritaire de constitutionnalité soulevées. Elle soutient que son intervention est recevable et s'associe aux moyens exposés dans la requête de M. A.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son préambule ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 et la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. () ". En vertu de l'article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter une requête sans instruction ni audience lorsque la condition d'urgence n'est pas remplie ou lorsqu'il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu'elle est irrecevable ou qu'elle est mal fondée. A cet égard, il appartient au juge d'appel de prendre en considération les éléments recueillis par le juge du premier degré dans le cadre de la procédure écrite et orale qu'il a diligentée.

2. M. A, ressortissant haïtien né le 15 mars 1989, est entré en France en 2013 par la Guadeloupe où il s'est irrégulièrement maintenu. Par un arrêté du 7 novembre 2023, le préfet de la région Guadeloupe l'a obligé de quitter le territoire français et a interdit son retour pour une durée de deux ans. Le 8 novembre 2023, M. A a formé auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) une demande d'asile, qui a été rejetée par une décision du 21 novembre 2023, notifiée le 27 novembre suivant. Il a saisi la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) le 29 novembre 2023. Il a par ailleurs demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe la suspension de l'exécution de l'obligation de quitter le territoire français, sur les fondements successifs des articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administratif, recours qui ont été rejetés. Le 4 décembre 2023 la Cour européenne des droits de l'homme a demandé au gouvernement français de suspendre l'exécution de la mesure d'éloignement vers Haïti jusqu'au 6 décembre 2023 à 17h (heure de Strasbourg), sur le fondement de l'article 39 de son règlement. M. A a été éloigné vers Haïti le 4 décembre 2023. Le 29 décembre 2023, il a saisi le juge des référés du tribunal administratif, de conclusions tendant, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à ce qu'il suspende l'arrêté du 7 novembre 2023 du préfet de la Guadeloupe en tant qu'il prévoit à son encontre une interdiction de retour sur le territoire d'une durée de deux ans et à ce qu'il enjoigne au ministre de l'intérieur, en lien avec le consul de France à Haïti, d'organiser sans délai son retour sur le territoire national. Par une ordonnance du 30 décembre 2023 contre laquelle M. A interjette appel, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté ses demandes. Par un mémoire distinct, M. A demande au juge des référés du Conseil d'Etat de transmettre au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité de la conformité des dispositions des articles L. 651-3, L. 761-2, L. 761-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile avec les droits et libertés garantis par la Constitution.

Sur l'intervention présentée par l'association La Cimade :

3. La Cimade a intérêt à l'annulation de l'ordonnance attaquée. Son intervention est, par suite, recevable.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

4. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat () ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

5. Aux termes de l'article L. 651-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile: " L'étranger qui demande au tribunal administratif l'annulation de la décision portant obligation de quitter le territoire français dont il fait l'objet peut assortir son recours d'une demande de suspension de son exécution, sans préjudice des dispositions du 1° de l'article L. 761-3. En conséquence, les articles L. 614-1 à L. 614-18, à l'exception de l'article L. 614-13, ne sont pas applicables en Guadeloupe. () ". Aux termes de l'article L. 761-2 du même code : " Les articles L. 700-2, L. 722-7, L. 722-12, L. 732-8, L. 743-20, L. 751-1 à L. 751-13, L. 754-2, L. 754-4 et L. 754-5 ne sont pas applicables en Guadeloupe. ". Aux termes de l'article L. 761-3 du même code : " L'éloignement effectif de l'étranger faisant l'objet d'une décision portant obligation de quitter le territoire français ne peut intervenir en Guadeloupe : 1° Si l'autorité consulaire le demande, avant l'expiration du délai d'un jour franc à compter de la notification de cette décision ; / 2° Si l'étranger a saisi le tribunal administratif d'une demande sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, avant que le juge des référés ait informé les parties de la tenue ou non d'une audience publique en application du deuxième alinéa de l'article L. 522-1 du même code, ni, si les parties ont été informées d'une telle audience, avant que le juge ait statué sur la demande. "

6. M. A soutient que les dispositions précitées des articles L. 651-3, L. 761-2 et L. 761-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en tant qu'elles écartent l'application en Guadeloupe des dispositions prévoyant le caractère suspensif du recours pour excès de pouvoir contre les décisions portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de destination ainsi que contre les décisions de refus de maintien sur le territoire français lorsque la Cour nationale du droit d'asile est saisie, sont contraires au droit à la vie, au droit d'asile et au droit à un recours effectif. Toutefois, ainsi que cela ressort notamment des termes de l'article L. 761-3 précité, ces décisions peuvent faire l'objet du recours en référé régi par les dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, qui permettent à l'intéressé de saisir un juge administratif en mesure de prononcer dans un délai très bref la suspension de l'exécution de ces décisions ainsi que de prendre toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale. Dans ces conditions, il ne saurait résulter de la seule circonstance invoquée par M. A que le prononcé de la suspension de l'exécution de la décision est soumise à des conditions d'urgence et d'illégalité manifeste alors qu'elle intervient de plein droit, par le seul effet du recours, dans le droit commun, que les dispositions contestées, à supposer qu'elles soient toutes applicables au litige, porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution dont se prévaut M. A. Par suite, la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Il n'y a donc pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Sur la requête d'appel :

7. En premier lieu, pour les mêmes motifs que ceux exposés au point précédent, M. A n'est manifestement pas fondé à soutenir que les dispositions des articles L. 761-2 et L. 761-3 du CESEDA qui écartent l'application en Guadeloupe de l'article L. 754-4 du même code qui prévoient le caractère suspensif du recours devant la cour nationale du droit d'asile, seraient contraires au droit de l'Union européenne et à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

8. En second lieu, M. A faisait valoir, à l'appui de sa demande tendant à ce que le juge des référés du tribunal administratif de Paris suspende l'exécution de l'arrêté du préfet de la Guadeloupe lui interdisant de retourner sur le territoire français pendant une durée de deux ans et enjoigne à l'Etat d'organiser son retour en France, que son éloignement à destination de Haïti avait été exécuté en violation de la demande adressée aux autorités françaises par la Cour européenne des droits de l'homme de suspendre l'exécution de la mesure d'éloignement de M. A vers Haïti jusqu'au 6 décembre.

9. Le droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction, protégé par la Constitution et par les stipulations des articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale. Les mesures provisoires prescrites sur le fondement de l'article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l'homme ont pour objet de garantir l'effectivité du droit au recours individuel devant cette cour prévu à l'article 34 de la Convention. Sauf à ce qu'elle soit justifiée par l'existence d'un obstacle objectif empêchant de s'y conformer, leur inobservation constitue un manquement aux dispositions de ce dernier, qui prévoit que les parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice du droit de recours individuel devant la cour.

10. Pour juger que l'exécution le 4 décembre de la décision d'éloignement à destination de Haïti de M. A en dépit de la mesure conservatoire prise par la cour européenne des droits de l'homme ne constituait pas une atteinte grave et manifestement illégale au droit d'exercer un recours effectif, l'auteur de l'ordonnance attaquée a relevé que la demande de la cour européenne des droits de l'homme avait été transmise aux services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères le 4 décembre à 11h44 heure de Guadeloupe/16h44 heure de Paris, alors que le décollage du vol sur lequel était embarqué M. A à destination de Port-au-Prince était prévu à 11h50 heure de Guadeloupe, que le ministre des affaires étrangères avait transmis cette demande dans les meilleurs délais possibles au ministère de l'intérieur, qui avait immédiatement saisi la préfecture de la Guadeloupe avec ordre de faire annuler la mission d'éloignement et que malgré la diligence de la préfecture qui avait saisi le centre de rétention administrative dès 12h10 heure de Guadeloupe, il n'était plus possible d'empêcher à ce moment-là le départ de l'avion dans lequel se trouvait M. A, alors même que le décollage n'a finalement eu lieu qu'à 12h32 heure de Guadeloupe. Si M. A, qui ne conteste pas ces faits, soutient qu'il n'était pas absolument impossible aux autorités françaises de procéder à son débarquement de l'avion tant que celui-ci n'avait pas décollé, il ne remet pas sérieusement en cause l'appréciation portée par le juge des référés du tribunal administratif de Paris selon lesquelles ces circonstances caractérisaient un obstacle objectif ayant empêché le gouvernement français, qui en a informé la cour européenne des droits de l'homme, de se conformer à la mesure conservatoire ordonnée par cette dernière.

11. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, que M. A n'est manifestement pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté ses demandes. Sa requête d'appel doit, par suite, être rejetée, selon la procédure prévue par l'article L. 522-3 du code de justice administrative, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du même code.

O R D O N N E :

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Article 1er : L'intervention de l'association La Cimade est admise.

Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A.

Article 3 : La requête de M. A est rejetée.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B A et à l'association La Cimade.

Copie en sera transmise pour information au Premier ministre, au préfet de la Guadeloupe, au ministre de l'intérieur et des outre-mer, au ministre de l'Europe et des affaires étrangères et au Conseil constitutionnel.

Fait à Paris, le 19 janvier 2024

Signé : Gilles Pellissier

Code publication

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