Cour administrative d'appel de Paris

Ordonnance du 17 janvier 2024 n° 23PA03014

17/01/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) Arthur D. Little Services a fait l'objet, au titre de l'exercice clos en 2015, notamment, d'une reprise partielle d'un déficit reporté au titre des exercices 2013 et 2014.

Par un jugement n° 2014110 du 9 mai 2023, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la SASU Arthur D. Little Services.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, enregistrée le 10 juillet 2023, la SASU Arthur D. Little Services, représentée par Me Quentin, avocat, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement entrepris ;

2°) de prononcer la restitution en droit et intérêt des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de contributions sociales sur cet impôt auxquelles elle a été assujettie au titre de l'exercice clos en 2015, correspondant à la reprise partielle du report déficitaire au titre de cet exercice ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les dispositions de l'article 209 I, 3° du code général des impôts ne sont pas conformes à la Constitution ;

- elle a spontanément réintégré au titre de 2015 les provisions qu'elle avait constituées pour dépréciation de prêts accordés à ses filiales coréenne et chinoise au titre des exercices antérieurs.

Par un mémoire en défense, enregistré le 7 septembre 2023, le ministre chargé des comptes publics conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés.

Un mémoire distinct, portant question prioritaire de constitutionnalité, présenté pour la SASU Arthur D. Little Services par Me Quentin, avocat, a été enregistré le 16 novembre 2023. La société requérante demande à la Cour de transmettre la question ainsi soulevée au Conseil d'Etat afin qu'elle soit renvoyée au Conseil Constitutionnel.

Elle soutient qu'en tant que les dispositions du troisième alinéa de l'article 209, I du code général des impôts ne prévoient pas de correctif destiné à tenir compte du caractère artificiel du bénéfice résultant de la réintégration de provisions antérieurement déduites, la limitation du bénéfice d'imputation des déficits reportables correspondants méconnaît les principes d'égalité devant l'impôt et devant les charges publiques résultant des articles 6 et 13 de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen ; en outre, en tant qu'elle ne définissent pas l'assiette du plafonnement de ce bénéfice d'imputation, ces dispositions méconnaissent les dispositions combinées de ces articles et de l'article 34 de la Constitution.

Par un mémoire, enregistré le 7 décembre 2023, l'administrateur des finances publiques chargé de la direction spécialisée de contrôle fiscal Île-de-France conclut à ce qu'il n'y ait pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité en litige au Conseil d'Etat.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution ;

- la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel, notamment ses articles 23-1 à 23-5 ;

- la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution ;

- la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 portant loi de finances rectificative pour 2011 ;

- la loi n° 2012-1209 du 29 décembre 2012 portant la loi de finances pour 2013 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. D'une part, aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ". Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel, modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État () le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé () ". Aux termes de l'article 23-2 de la même ordonnance : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux () ".

2. Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Aux termes de l'article 13 de cette même Déclaration : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ". Aux termes de l'article 16 de cette même Déclaration : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution ". En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

3. Aux termes de l'article 209, I du code général des impôts : " Sous réserve des dispositions de la présente section, les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés d'après les règles fixées par les articles 34 à 45, 53 A à 57, 108 à 117, 237 ter A et 302 septies A bis, et en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France, de ceux mentionnés aux a, e, e bis et e ter du I de l'article 164 B ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions. Toutefois, par dérogation aux dispositions du deuxième alinéa de l'article 37, l'impôt sur les sociétés dû par les entreprises créées à compter du 1er janvier 1984 est établi, lorsqu'aucun bilan n'est dressé au cours de la première année civile d'activité, sur les bénéfices de la période écoulée depuis le commencement des opérations jusqu'à la date de clôture du premier exercice et, au plus tard, jusqu'au 31 décembre de l'année suivant celle de la création. Sous réserve de l'option prévue à l'article 220 quinquies, en cas de déficit subi pendant un exercice, ce déficit est considéré comme une charge de l'exercice suivant et déduit du bénéfice réalisé pendant ledit exercice dans la limite d'un montant de 1 000 000 euros majoré de 50 % du montant correspondant au bénéfice imposable dudit exercice excédant ce premier montant. Si ce bénéfice n'est pas suffisant pour que la déduction puisse être intégralement opérée, l'excédent du déficit est reporté dans les mêmes conditions sur les exercices suivants. Il en est de même de la fraction de déficit non admise en déduction en application de la première phrase du présent alinéa. Pour les sociétés auxquelles sont consentis des abandons de créances dans le cadre d'un accord constaté ou homologué dans les conditions prévues à l'article

L. 611-8 du code de commerce ou lors d'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire ouverte à leur nom, la limite de 1 000 000 euros mentionnée au troisième alinéa du présent I est majorée du montant desdits abandons de créances. Pour les sociétés auxquelles sont consentis des abandons de créances mentionnés au 9° du 1 de l'article 39, la limite de 1 000 000 euros mentionnée au troisième alinéa du présent I est majorée du montant de ces abandons de créances ".

4. En premier lieu, si les dispositions précitées du troisième alinéa de l'article 209, I du code général des impôts prévoient une limitation du bénéfice d'imputation des déficits d'exercices antérieurs à la somme de 1 000 000 d'euros, ce plafonnement, qui n'est au demeurant pas absolu, s'applique indifféremment à toutes les entreprises réalisant un tel bénéfice, alors même qu'eu égard à leurs caractéristiques, ces entreprises peuvent être placées dans des situations différentes. Toutefois, les principes d'égalité devant l'impôt et devant les charges publiques résultant des articles 6 et 13 précités de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen visent seulement à proscrire les différences de traitement non justifiées par une différence de traitement ou un motif d'intérêt général, et non à obliger le législateur à traiter différemment des personnes placées dans une situation différente. En outre, l'exception prévue par les dispositions de l'article 209, I du code général des impôts en faveur des abandons de créance consentis au profit à une société en application d'un accord constaté ou homologué dans les conditions prévues à l'article L. 611-8 du code général des impôts ou dans le cadre d'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire sont justifiées par une différence objective de situation dont la société requérante ne peut se revendiquer.

5. En deuxième lieu, si la SASU Arthur D. Little Services soutient que le bénéfice taxable résultant de la seule reprise d'une provision constatée au titre d'exercices antérieurs revêt un caractère artificiel, un tel bénéfice, établi conformément aux dispositions de l'article 38 du code général des impôts, résulte de la réintégration d'un produit comptabilisé ou redressé au titre de l'exercice en cause, correspondant à une charge comptabilisée et déduite au titre d'un ou de plusieurs exercices antérieurs, dont l'objet justifiant cette déduction a perdu sa justification à la clôture de l'un de ces exercices, sans que la société soit par ailleurs privée, au vu de l'évolution des circonstances, du droit de comptabiliser à nouveau une charge déductible au titre d'un exercice postérieur. Par suite, en prévoyant le plafonnement du bénéfice d'imputation résultant de la réintégration de provisions antérieurement déduites en totalité, le législateur n'a pas concouru à la taxation d'un bénéfice artificiel, ne traduisant aucune variation de l'actif net taxable d'un exercice sur l'autre, le choix de plafonner le bénéfice d'imputation au titre de l'exercice sa réalisation ne créant pas de double imposition ou de surimposition au titre de l'un des exercices précédents eu égard au principe d'annualité de l'imposition, et le solde du déficit reportable au titre de ces exercices pouvant être reporté indéfiniment au cours d'exercices ultérieurs.

6. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de la violation des principes d'égalité devant l'impôt et d'égalité devant les charges publiques ne peut qu'être écarté.

7. En dernier lieu, l'assiette du bénéfice d'imputation est définie à l'article 38 du code général des impôts, lequel dispose que " le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d'après les résultats d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris les cessions d'éléments quelconques de l'actif, soit en cours, soit en fin d'exploitation ". Par suite, le moyen tiré de ce que le législateur a entaché les dispositions de l'article 209, I, 3° du code général des impôts d'incompétence négative et a ainsi méconnu les principes d'égalité devant l'impôt et d'égalité devant les charges publiques ne peut qu'être écarté.

8. Il résulte de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée est dépourvue de caractère sérieux. Il n'y a dès lors pas lieu de la transmettre.

9. D'autre part, aux termes de l'article R. 222-1 du code de justice administrative : " () les présidents de formation de jugement () des cours peuvent, par ordonnance : () 5° Statuer sur les requêtes qui ne présentent plus à juger de questions autres que la condamnation prévue à l'article L. 761-1 () ; () ; 7° Rejeter, après l'expiration du délai de recours (), les requête ne comportant que () des moyens inopérants (). () les présidents de formation des cours () peuvent, en outre, par ordonnance, rejeter, après l'expiration du délai de recours, les requêtes manifestement dépourvues de fondement. () ".

10. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la SASU Arthur D. Little Services, qui n'entend pas contester le bien-fondé des redressements opérés, ayant conduit à la réintégration des provisions déduites au titre des exercices antérieurs à 2015, fait valoir qu'elle a commis une erreur comptable rectifiable en déduisant, à tort, tant en 2015 qu'au titre des exercices antérieures, les provisions pour dépréciation des prêts octroyés à ses filiales coréenne et chinoise. Ce faisant, elle ne remet en cause utilement ni le fondement de la rectification du bénéfice taxable au titre de 2015, résultant de la reprise des provisions en cause, ni le fondement du redressement résultant de la limitation du bénéfice d'imputation des déficits des exercices antérieures, résultant des provisions en cause, par l'effet des dispositions précitées du troisième alinéa de l'article 209, I du code général des impôts.

11. En second lieu, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée étant dépourvue de caractère sérieux, le moyen tiré de la non-conformité à la Constitution des dispositions du troisième alinéa de l'article 209, I du code général des impôts doit, en tout état de cause, être écarté comme inopérant.

12. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions aux fins de décharge d'imposition de la requête, qui ne sont assorties que de moyens inopérants ou manifestement infondés, doivent être rejetées sur le fondement des dispositions citées du 7° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative. Par voie de conséquence, les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent, également, être rejetées.

O R D O N N E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionalité de la SASU Arthur D. Little Services.

Article 2 : La requête de la SASU Arthur D. Little Services est rejetée.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) Arthur D. Little Services et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée à l'administrateur des finances publiques chargé de la direction spécialisée de contrôle fiscal Île-de-France.

Fait à Paris, le 17 janvier 2024.

Le président de la 9ème chambre,

S. CARRERE

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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