Tribunal administratif de Nantes

Ordonnance du 17 janvier 2024 n° 2306669

17/01/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 11 mai 2023, la Sarl BR OUEST, représentée par Me Plateaux, demande au tribunal :

1°) d'annuler l'arrêté du 14 avril 2023 par lequel le préfet de la Loire-Atlantique a prononcé la fermeture administrative, pour une durée de quarante-cinq jours, de l'établissement qu'elle exploite sous l'enseigne " Le Royal " ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son profit d'une somme de 4 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un mémoire distinct, enregistré le 12 mai 2023, et un mémoire complémentaire enregistré le 13 juillet 2023, la Sarl BR OUEST demande au tribunal, à l'appui de sa requête, de transmettre au Conseil d'Etat aux fins de transmission au Conseil constitutionnel, la question de la conformité à la Constitution de l'article L. 3332-15, 3° du code de la santé publique en tant qu'il intègre des faits constitutifs du délit de travail dissimulé.

Elle soutient que :

- les dispositions du 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, applicables au litige, n'ont jamais été déclarées conformes à la Constitution ;

- la question de savoir si ces dispositions, en tant qu'elles intègrent des faits constitutifs du délit de travail dissimulé, portent à la liberté d'entreprendre, protégée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi revêt un caractère sérieux ;

- ces dispositions ne sont ni nécessaires, ni adaptées du fait de l'existence, dans le code du travail, de l'article L. 8272-2 qui permet de sanctionner les exploitants de débits de boissons auteurs du délit de travail dissimulé ;

- les dispositions du code de la santé publique n'offrent pas une protection équivalente à celles du code du travail ; les fermetures administratives fondées sur l'article L. 8272-2 du code du travail constituent des sanctions soumises au contrôle approfondi du juge du plein contentieux ; celles fondées sur l'article L. 3332-15, 3° du code de la santé publique constituent des mesures de police soumises au contrôle restreint du juge de l'excès de pouvoir ; elles ne sont pas conditionnées au caractère répété du manquement ; aucune régularisation ex-post de l'infraction commise n'est envisageable ; la bonne foi de l'exploitant ne peut être utilement invoquée ; le juge se borne à vérifier si le manquement présente un caractère exceptionnel ou non.

Par un mémoire en défense enregistré le 10 juillet 2023, le préfet de la Loire-Atlantique conclut au rejet de la demande de transmission au Conseil d'Etat de la question prioritaire de constitutionnalité.

Il fait valoir que la question posée ne présente pas un caractère sérieux et qu'en tout état de cause, une déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions incriminées serait sans influence sur l'issue du litige.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

- le code de la santé publique ;

- le code du travail ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ". Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi organique susvisée du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État () le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé d'office ". Aux termes de l'article 23-2 de la même ordonnance : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : / 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; 2° / Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; 3°/La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ". Aux termes de l'article R. 771-7 du code de justice administrative : " Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, le vice-président du tribunal administratif de Paris, les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours ou les magistrats désignés à cet effet par le chef de juridiction peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité ".

2. Il résulte de ces dispositions que le président d'une formation de jugement d'un tribunal administratif, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

3. Par un arrêté du 14 avril 2023, le préfet de la Loire-Atlantique a décidé la fermeture administrative du débit de boissons " Le Royal ", sis 5-7 rue des Salorges à Nantes, pour une durée de quarante-cinq jours, en application des dispositions du 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, aux motifs que lors d'un contrôle effectué dans cet établissement le 28 janvier 2023, il a été notamment constaté l'emploi de cinq individus non déclarés, dont deux, employés à des postes de sécurité, n'étaient pas titulaires d'une carte professionnelle d'agent de sécurité. Par une requête enregistrée le 11 mai 2023, la Sarl BR Ouest, qui exploite la discothèque " Le Royal ", demande l'annulation de cet arrêté. Par un mémoire distinct, cette société a demandé au tribunal de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article L. 3332-15, 3° du code de la santé publique, " en tant qu'il intègre des faits constitutifs du délit de travail dissimulé ".

4. D'une part, aux termes de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique : " 1. La fermeture des débits de boissons et des restaurants peut être ordonnée par le représentant de l'Etat dans le département pour une durée n'excédant pas six mois, à la suite d'infractions aux lois et règlements relatifs à ces établissements. / () 2. En cas d'atteinte à l'ordre public, à la santé, à la tranquillité ou à la moralité publiques, la fermeture peut être ordonnée par le représentant de l'Etat dans le département pour une durée n'excédant pas deux mois. Le représentant de l'Etat dans le département peut réduire la durée de cette fermeture lorsque l'exploitant s'engage à suivre la formation donnant lieu à la délivrance d'un permis d'exploitation visé à l'article L. 3332-1-1. / () 3. Lorsque la fermeture est motivée par des actes criminels ou délictueux prévus par les dispositions pénales en vigueur, à l'exception des infractions visées au 1, la fermeture peut être prononcée par le représentant de l'Etat dans le département pour six mois. Dans ce cas, la fermeture entraîne l'annulation du permis d'exploitation visé à l'article L. 3332-1-1. / 4. Les crimes et délits ou les atteintes à l'ordre public pouvant justifier les fermetures prévues au 2 et au 3 doivent être en relation avec la fréquentation de l'établissement ou ses conditions d'exploitation. () ".

5. D'autre part, aux termes de l'article L. 8272-2 du code du travail : " Lorsque l'autorité administrative a connaissance d'un procès-verbal relevant une infraction prévue aux 1° à 4° de l'article L. 8211-1 ou d'un rapport établi par l'un des agents de contrôle mentionnés à l'article L. 8271-1-2 constatant un manquement prévu aux mêmes 1° à 4°, elle peut, si la proportion de salariés concernés le justifie, eu égard à la répétition ou à la gravité des faits constatés, ordonner par décision motivée la fermeture de l'établissement ayant servi à commettre l'infraction, à titre temporaire et pour une durée ne pouvant excéder trois mois. Elle en avise sans délai le procureur de la République. / La mesure de fermeture temporaire est levée de plein droit en cas de décision de relaxe ou de non-lieu. Lorsqu'une fermeture administrative temporaire a été décidée par l'autorité administrative avant un jugement pénal, sa durée s'impute sur la durée de la peine complémentaire de fermeture mentionnée au 4° de l'article 131-39 du code pénal, pour une durée de cinq ans au plus des établissements ou de l'un ou de plusieurs des établissements de l'entreprise ayant servi à commettre les faits incriminés, prononcée, le cas échéant, par la juridiction pénale. () ". Aux termes de l'article L. 8211-1 du même code : " Sont constitutives de travail illégal, dans les conditions prévues par le présent livre, les infractions suivantes : / 1° Travail dissimulé ; / () ".

6. La Sarl BR Ouest soutient que le 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, en tant qu'il intègre des faits constitutifs du délit de travail dissimulé, méconnaît l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans la mesure où il porte une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre.

7. Les dispositions du 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique sont applicables au litige présenté par la Sarl BR Ouest et n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

8. Aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. ". Il est ainsi loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.

9. La société requérante soutient que, lorsque le délit de travail dissimulé a été commis dans un débit de boissons, les dispositions du 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, qui permettent à l'autorité administrative de prononcer, à raison de ce délit, la fermeture du débit de boissons pour six mois, portent une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre.

10. Elle fait valoir que la fermeture du débit de boissons ayant servi à commettre l'infraction de travail dissimulé peut être ordonnée par l'autorité administrative sur le fondement de l'article L. 8272-2 du code du travail si la proportion de salariés concernés le justifie, eu égard à la répétition ou à la gravité des faits constatés, à titre temporaire et pour une durée ne pouvant excéder trois mois. Elle expose que cette fermeture constitue alors une sanction pouvant être soumise au contrôle approfondi du juge de plein contentieux, le justiciable pouvant exciper utilement de sa bonne foi et du caractère involontaire de la commission de l'infraction, notamment dans l'hypothèse d'une éventuelle manœuvre du salarié irrégulier. Elle relève qu'à l'inverse, la fermeture du débit de boissons fondée sur le 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique constitue une mesure de police dont la légalité relève de l'office du juge de l'excès de pouvoir, lequel exerce un contrôle restreint sur la durée de la fermeture. Elle estime que le caractère aléatoire d'un tel contrôle ne permet pas de satisfaire à l'exigence d'un contrôle de proportionnalité de la mesure de police administrative. Elle en tire la conclusion que le 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, lorsqu'il est en concurrence avec l'article L. 8272-2 du code du travail, porte une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre, en l'absence de protections équivalentes offertes au justiciable.

11. Toutefois, ainsi que le reconnaît d'ailleurs la Sarl BR Ouest, les deux dispositions ne sont pas de même nature et poursuivent des finalités différentes. La fermeture fondée sur le 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique constitue une mesure de police administrative visant à prévenir la continuation ou le retour de désordres de toute nature liés au fonctionnement de débits de boissons, indépendamment de toute responsabilité de l'exploitant. La fermeture fondée sur l'article L. 8272-2 du code du travail constitue une sanction administrative visant à réprimer certaines infractions limitativement énumérées, applicable quelle que soit la nature de l'établissement ayant servi à la commission de ces infractions. Aussi, si, en cas de travail dissimulé, un débit de boissons sera susceptible de faire l'objet d'une fermeture administrative sur l'un ou l'autre de ces fondements et si, selon le fondement retenu, cette fermeture sera soumise à un régime contentieux différent, les deux dispositions poursuivent des objectifs, respectivement, de sauvegarde de l'ordre public et de répression du travail illégal. Les fermetures susceptibles d'être prononcées seront, dans l'un et l'autre cas, soumises à un contrôle de proportionnalité du juge. Ainsi, compte tenu des objectifs d'intérêt général poursuivis par les deux dispositions concurrentes et des garanties qui les entourent, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que le 3° de l'article L.3332-15 du code de la santé publique, en tant qu'il intègre le travail dissimulé, porterait atteinte à la liberté d'entreprendre.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée est dépourvue de caractère sérieux. Par suite, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

O R D O N N E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, en tant qu'il intègre des faits constitutifs du délit de travail dissimulé.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la Sarl BR Ouest et au préfet de la Loire-Atlantique.

Fait à Nantes, le 17 janvier 2024.

Le président,

L. MARTIN

La République mande et ordonne au préfet de la Loire-Atlantique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

V. Malingre