Tribunal administratif de Bordeaux

Jugement du 16 janvier 2024 n° 2400166

16/01/2024

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une ordonnance n°2400024 du 8 janvier 2024, le président du tribunal administratif de Limoges a transmis au tribunal administratif de Bordeaux la requête de M. B A, enregistrée le 6 janvier 2024.

Par cette requête, enregistrée le 11 janvier 2024 par le tribunal administratif de Bordeaux, M. B A, représenté par Me Poudampa, demande au tribunal :

1°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire ;

2°) de constater que le contentieux en légalité des mesures de placement en rétention en urgence relève du juge administratif ;

3°) d'annuler la décision du 6 novembre 2023 par laquelle le préfet de la Corrèze l'a placé en rétention ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 200 euros à verser à son conseil en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Il soutient que :

- si le juge des libertés et de la détention s'est prononcé sur la régularité de la mesure de rétention, la légalité de cette mesure reste l'apanage du juge administratif ;

- la décision est entachée d'un vice de procédure dès lors que sa situation personnelle n'a pas été prise en considération ;

- le préfet a entaché sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors qu'il bénéficie de garanties de représentation suffisantes pour prévenir le risque de fuite.

Le préfet de la Corrèze a produit des pièces complémentaires enregistrées le 15 janvier 2024.

Par des mémoires distincts enregistrés le 9 janvier 2023 et le 16 janvier 2023, M. B A, représenté par Me Poudampa, demande au tribunal, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation de l'arrêté de placement en rétention du préfet de la Corrèze en date du 6 novembre 2023 de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile en ce qu'elles prévoient la compétence du juge judiciaire pour statuer sur la contestation de la décision de placement en rétention.

Il soutient que :

- la disposition critiquée est applicable au litige ;

- elle n'a pas été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel ;

- les décisions de placement en rétention sont des décisions administratives relevant de l'exercice de prérogatives de puissance publique, de sorte qu'il appartient au seul juge administratif d'en connaître, conformément à un principe fondamental reconnu par les lois de la République et découlant de la conception française de la séparation des pouvoirs ;

- en prévoyant que le juge des libertés et de la détention est compétent pour connaître de la contestation de la décision de placement en rétention, sans préciser les pouvoirs ainsi conférés à ce juge et sans notamment lui conférer un pouvoir d'annulation ou de réformation de la décision comme celui dont dispose le juge administratif, la disposition législative contestée porte atteinte au droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif et à un droit à un procès équitable, droits découlant de l'article 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

- le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Fazi-Leblanc, première conseillère, pour statuer sur les demandes présentées au titre de l'article L. 754-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

A été entendu, au cours de l'audience publique du 16 janvier 2024 à 11 heures le rapport de Mme Fazi-Leblanc, magistrate désignée, qui a présenté son rapport et a indiqué que, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, le jugement était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office tiré de l'incompétence de la juridiction administrative pour connaître des conclusions dirigées contre l'arrêté de placement en rétention administrative du préfet de la Corrèze du 6 novembre 2023 pris sur le fondement de l'article L. 741-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Les parties n'étaient ni présentes ni représentées.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. M. A, ressortissant algérien né le 21 février 1998, a fait l'objet d'une interdiction du territoire national d'une durée de dix ans par la cour d'appel de Toulouse le 2 novembre 2022. A sa levée d'écrou le 6 novembre 2023, il a été placé en centre de rétention administrative par un arrêté du préfet de la Corrèze daté du même jour. M. A demande au tribunal de constater que le juge administratif est compétent pour statuer sur la légalité de la mesure de placement en rétention administrative, d'annuler l'arrêté du 6 novembre 2023 du préfet de la Corrèze et de transmettre au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité suivante : " l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile est-il conforme au principe de compétence des juridictions administratives et porte-t-il atteinte aux droits à un recours juridictionnel effectif et à un procès équitable ' ".

Sur l'admission à l'aide juridictionnelle à titre provisoire :

2. Aux termes de l'article 20 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique : " Dans les cas d'urgence, sous réserve de l'appréciation des règles relatives aux commissions ou désignations d'office, l'admission provisoire à l'aide juridictionnelle peut être prononcée soit par le président du bureau ou de la section compétente du bureau d'aide juridictionnelle, soit par la juridiction compétente ou son président. () ".

3. Il y a lieu, eu égard à l'urgence qui s'attache à ce qu'il soit statué sur la requête de M. A, de prononcer son admission provisoire à l'aide juridictionnelle.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

En ce qui concerne la compétence de la juridiction administrative :

4. Aux termes de l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'étranger qui fait l'objet d'une décision de placement en rétention peut la contester devant le juge des libertés et de la détention, dans un délai de quarante-huit heures à compter de sa notification. Il est statué suivant la procédure prévue aux articles L. 743-3 à L. 743-18. ".

5. En application des dispositions qui précèdent, il n'appartient qu'au juge des libertés et de la détention, de se prononcer sur la contestation de la décision de placement en rétention d'un étranger prise sur le fondement de l'article L. 741-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. A cet égard, il ressort des pièces du dossier que, par une ordonnance du 9 novembre 2023, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Bordeaux a déclaré la procédure de placement en rétention administrative de M. A régulière et autorisé la prolongation de la rétention administrative pour une durée de 28 jours. L'appel exercé par M. A a été rejeté par la cour d'appel de Bordeaux le 10 novembre 2023. Par ordonnance du 6 décembre 2023, le juge des libertés et de la détention a autorisé une seconde prolongation de la rétention administrative de M. A pour une durée de trente jours à l'issue de la fin de la première prolongation de rétention. Par suite, les conclusions de la requête présentées par M. A devant le juge administratif et dirigées à l'encontre de la décision du préfet de la Corrèze du 6 novembre 2023 de placement en rétention doivent être rejetées comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.

En ce qui concerne la question prioritaire de constitutionnalité :

6. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

7. Le litige soulevé par M. A a trait à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile en ce qu'elles prévoient la compétence du juge judiciaire pour statuer sur la contestation de la décision de placement en rétention.

8. Avant la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016, le juge administratif était compétent pour connaître des recours dirigés contre les décisions de placement en rétention tandis que le juge des libertés et de la détention était compétent pour contrôler les conditions d'interpellation de l'étranger avant son placement en rétention et les conditions du déroulement de la rétention, ainsi que pour autoriser ou refuser la prolongation de la mesure de rétention. Avec la loi du 7 mars 2016, dont les dispositions ont été reprises dans le premier alinéa du III de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile en vigueur jusqu'au 1er mai 2021, la loi a conféré au juge des libertés et de la détention une compétence exclusive pour connaître de la contestation d'une décision de placement en rétention. Ce principe a été repris dans la nouvelle rédaction du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans son article L. 741-10, en vigueur depuis le 1er mai 2021. Ce transfert de compétence initialement opéré par la loi du 7 mars 2016, qui ne remet pas en cause la compétence du juge administratif pour connaître des recours dirigés contre les mesures d'éloignement pour lesquelles la rétention tend à assurer l'exécution dans certains cas délimités par la loi, aboutit ainsi à confier au juge des libertés et de la détention, en plus des compétences qui étaient déjà les siennes en matière de rétention, le contrôle de la légalité de la décision de placement en rétention.

9. En premier lieu, le requérant invoque la méconnaissance par ces dispositions du principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle.

10. Toutefois, la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs, duquel découle le principe qui vient d'être rappelé, ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit (Décision du Conseil constitutionnel n° 2016-555 QPC du 22 juillet 2016).

11. En second lieu, aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. ". Sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif ainsi que le droit à un procès équitable (décision 2006-450 DC du 27 juillet 2006). Le requérant soutient que le transfert de compétence opéré par la disposition législative critiquée porte atteinte à ces droits dans la mesure où le législateur n'a pas conféré au juge des libertés et de la détention un pouvoir d'annulation ou de réformation de la décision de placement en rétention.

12. La disposition critiquée permet, comme il a été dit, au juge des libertés et de la détention de procéder à un contrôle de la légalité de cette mesure privative de liberté que constitue la décision de placement en rétention, le juge administratif conservant le contrôle notamment de la légalité de la mesure d'éloignement et de la décision refusant un départ volontaire. L'article L. 742-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile précise que lorsque la mesure d'éloignement est annulée par le juge administratif, il est immédiatement mis fin au maintien de l'étranger en rétention, et l'article L. 614-16 du même code confère le même effet à l'annulation par le juge administratif de la décision refusant un délai de départ volontaire. Le juge des libertés et de la détention, qui statue en vertu de l'article L. 741-10 sur le placement en rétention, puis sur sa prolongation selon la procédure prévue aux articles L. 742-1 à L. 742-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, a le pouvoir, s'il estime que la décision de placement en rétention est entachée d'illégalité, d'ordonner la mise en liberté de l'étranger ou, le cas échéant, son assignation à résidence. Dès lors, compte tenu, d'une part, de l'ensemble des recours permettant de contester, soit devant le juge administratif, soit devant le juge judiciaire, toutes les mesures prises par l'autorité administrative en vue d'assurer l'éloignement d'un étranger en situation irrégulière sur le territoire français, d'autre part, des pouvoirs dont disposent tant le juge administratif que le juge judiciaire pour contrôler la légalité des décisions qui relèvent de leurs compétences respectives, enfin des effets qu'ont ces recours, lorsqu'ils sont accueillis par les juges, sur la situation de l'étranger placé en rétention, le seul fait que l'article L. 741-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne confère pas au juge des libertés et de la détention un pouvoir d'annulation de la décision de placement en rétention ne porte manifestement pas atteinte au droit dont dispose l'étranger faisant l'objet d'un placement en rétention d'exercer un recours juridictionnel effectif et de bénéficier d'un procès équitable.

13. Il résulte de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité présentée par M. A est dépourvue de caractère sérieux. Par suite, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

14. Il résulte de tout ce qui précède que M. A n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision du 6 novembre 2023 du préfet de la Corrèze.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

15. Les conclusions à fin d'annulation présentées par M. A étant rejetées, le présent jugement n'appelle aucune mesure d'exécution. Par suite, les conclusions à fin d'injonction présentées par le requérant doivent être également rejetées.

Sur les frais liés au litige :

16. Les dispositions combinées des articles L.761-1 du code de justice administrative et 37 alinéa 2 de la loi du 10 juillet 1991 font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que réclame M. A au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : M. A est admis, à titre provisoire, au bénéfice de l'aide juridictionnelle.

Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de M. A est rejeté.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. B A et au préfet de la Corrèze.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 janvier 2024.

La magistrate désignée,

S. FAZI-LEBLANC

La greffière,

C. GIOFFRE La République mande et ordonne au préfet de la Corrèze en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

Code publication

D