Tribunal administratif de Lille

Ordonnance du 4 décembre 2023 n° 2302544

04/12/2023

Renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par des mémoires, enregistrés le 20 juillet 2023 et le 27 octobre 2023, la société Bayer Healthcare demande au tribunal administratif, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation de la décision du Comité économique des produits de santé (CEPS) du 26 janvier 2023 mettant à sa charge la somme de 16 915 669 euros au titre de la contribution prévue aux articles L. 138-10 et suivants du code de la sécurité sociale, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 138-10 et L. 138-11 du code de la sécurité sociale, dans leur version en vigueur du 25 décembre 2021 au 25 décembre 2022 et de l'article L.138-12 du code de la sécurité sociale dans sa version en vigueur du 1er janvier 2019 au 25 décembre 2022 ;

Elle soutient que :

- ces dispositions sont applicables au litige et n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

- ces dispositions méconnaissent les articles 13, 14, 16 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dès lors que le calcul de la contribution, répartie entre les entreprises redevables au prorata de leur chiffre d'affaires, n'offre aucune possibilité de contrôle et de contestation par une entreprise redevable, ce qui constitue un obstacle à son droit à un recours effectif garanti notamment par l'article 16 de la Déclaration, et dès lors que la contribution revêt un caractère confiscatoire.

Par un mémoire, enregistré le 13 octobre 2023, le ministre de la santé et de la prévention soutient que les conditions posées par l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies, dès lors que la condition tenant à ce que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux n'est pas satisfaite.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ;

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- la décision n°98-404 DC du Conseil constitutionnel du 18 décembre 1998 ;

- la décision n°2000-437 DC du Conseil constitutionnel du 19 décembre 2000 ;

- la décision n°2022-845 DC du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2022 ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. / () ".

2. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

3. Aux termes de l'article R. 771-7 du code de justice administrative : " Les présidents de formation de jugement des tribunaux () peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité. "

Sur les dispositions contestées :

4. L'article L. 138-10 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction contestée, en vigueur du 25 décembre 2021 au 25 décembre 2022, dispose : " I.- Lorsque le chiffre d'affaires hors taxes réalisé au cours de l'année civile en France métropolitaine, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin au titre des médicaments mentionnés au II du présent article par l'ensemble des entreprises assurant l'exploitation, l'importation parallèle ou la distribution parallèle d'une ou de plusieurs spécialités pharmaceutiques, au sens des articles L. 5124-1, L. 5124-2, L. 5124-13 et L. 5124-13-2 du code de la santé publique, minoré des remises mentionnées aux articles L. 162-16-5-1-1, L. 162-16-5-2, L. 162-17-5, L. 162-18 , L. 162-18-1 et L. 162-22-7-1 du présent code et à l'article 62 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022 , est supérieur à un montant M, déterminé par la loi afin d'assurer le respect de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie, ces entreprises sont assujetties à une contribution. / II. -Les médicaments pris en compte pour le calcul des chiffres d'affaires mentionnés au I du présent article sont : / 1° Ceux inscrits sur les listes mentionnées aux deux premiers alinéas de l'article L. 162-17 ; / 2° Ceux inscrits sur la liste prévue à l'article L. 162-22-7 ; / 3° Ceux bénéficiant d'une autorisation ou d'un cadre de prescription compassionnelle prévus aux articles L. 5121-12 et L. 5121-12-1 du code de la santé publique et de la prise en charge correspondante ; / 4° Ceux bénéficiant d'une autorisation d'importation délivrée en application du premier alinéa de l'article L. 5124-13 dudit code et pris en charge par l'assurance maladie ; / 5° Ceux bénéficiant du dispositif de prise en charge d'accès direct prévu à l'article 62 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022. "

5. L'article L. 138-11 du même code, dans sa rédaction contestée en vigueur du 25 décembre 2021 au 25 décembre 2022, dispose : " L'assiette de la contribution définie à l'article L. 138-10 est égale au chiffre d'affaires de l'année civile mentionné au I du même article L. 138-10, minoré des remises mentionnées aux articles L. 162-16-5-1-1, L. 162-16-5-2, L. 162-17-5, L. 162-18 , L. 162-18-1 et L. 162-22-7-1 du présent code et à l'article 62 de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022. / Le Comité économique des produits de santé transmet directement à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale, selon des modalités définies par décret, les montants des remises mentionnées au premier alinéa du présent article pour les entreprises redevables. "

6. Enfin, l'article L. 138-12 du même code, dans sa rédaction contestée, en vigueur du 1er janvier 2019 au 25 décembre 2022, fixe les modalités de calcul du montant total de la contribution prévue à l'article L. 138-10, sous la forme d'un barème progressif, d'un taux de 50 à 70%, par tranches du dépassement du chiffre d'affaires de l'ensemble des entreprises redevables par rapport au montant M déterminé chaque année par le législateur, soit environ 25 Mds d'euros en 2021, et dispose, dans ses deuxième et troisième alinéas que : " La contribution due par chaque entreprise redevable est déterminée, au prorata de son chiffre d'affaires calculé selon les modalités définies à l'article L. 138-11. Elle est minorée, le cas échéant, des remises versées au titre de l'article L. 138-13. / Le montant de la contribution due par chaque entreprise redevable ne peut excéder 10 % de son chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France métropolitaine, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, au cours de l'année civile considérée, au titre des médicaments mentionnés à l'article L. 5111-1 du code de la santé publique. "

Sur les conditions de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité :

7. La société Bayer Healthcare demande à ce que soit transmise la question de la conformité à la Constitution des dispositions des articles L. 138-10 et L. 138-11 du code de la sécurité sociale, dans leur version en vigueur du 25 décembre 2021 au 25 décembre 2022 et de l'article L.138-12 du code de la sécurité sociale dans sa version en vigueur du 1er janvier 2019 au 25 décembre 2022.

8. En premier lieu, l'article L. 138-10 du code de la sécurité sociale est relatif à la contribution qui a été mise à la charge de la société Bayer Healthcare, dans la décision contestée du 26 janvier 2023, au titre de l'année 2021. Les articles L. 138-11 et L. 138-12 du même code fixent les modalités de calcul de cette contribution et font référence au chiffre d'affaires des entreprises assujetties réalisé au cours de l'année civile, ce qui place le fait générateur de la contribution en cause au 31 décembre 2021. Ainsi, les articles L. 138-10 et L. 138-11, dans leur rédaction issue de la loi n°2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022, s'appliquent à la contribution due au titre de l'année 2021, soit celle à laquelle a été assujettie la société Bayer Healthcare. L'article L. 138-12, dans sa rédaction issue de la loi n°2018-1203 du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019, a été en vigueur du 1er janvier 2019 au 25 décembre 2022, soit pour l'année 2021. Les dispositions, dans leur version en cause, sont donc applicables au litige.

9. En deuxième lieu, à l'exception du 6° du paragraphe II de l'article L. 138-10 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction résultant de l'article 18 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, non applicable au litige, les dispositions contestées n'ont pas été déclarées, dans leur rédaction contestée, conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

10. En troisième lieu, le moyen tiré de ce que les dispositions des articles L. 138-10 à L. 138-12 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction contestée, porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment aux articles 13, 14, 16 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pose une question qui n'est pas dépourvue de caractère sérieux. Ainsi, il y a lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

O R D O N N E :

Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des dispositions des articles L. 138-10 à L. 138-12 du code de la sécurité sociale est transmise au Conseil d'Etat.

Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de la société Bayer Healthcare jusqu'à la réception de la décision du Conseil d'Etat ou, s'il a été saisi, jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité ainsi soulevée.

Article 3 : La présence ordonnance sera notifiée à la société Bayer Healthcare et au ministre de la santé et de la prévention.

Fait à Lille, le 4 décembre 2023.

Le président de la 6ème chambre,

signé

J.M. A.

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention, en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.

Pour expédition conforme,

La greffière,

N°2302544-QPC