Conseil constitutionnel

Décision n° 2023-1068 QPC du 17 novembre 2023

17/11/2023

Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 13 septembre 2023 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêt n° 999 du 12 septembre 2023), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Astrid A. par Me Jérôme Rousseau et Me Guillaume Tapie, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023–1068 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 213–6 du code de l’organisation judiciaire, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018–2022 et de réforme pour la justice, ainsi que des articles L. 231–1 et L. 233–1 du code des procédures civiles d’exécution, dans leur rédaction issue de l’ordonnance n° 2011–1895 du 19 décembre 2011 relative à la partie législative du code des procédures civiles d’exécution.

Au vu des textes suivants :

– la Constitution ;

– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

– le code de l’organisation judiciaire ;

– le code des procédures civiles d’exécution ;

– la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018–2022 et de réforme pour la justice ;

– l’ordonnance n° 2011–1895 du 19 décembre 2011 relative à la partie législative du code des procédures civiles d’exécution, ratifiée par l’article 11 de la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures ;

– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

– les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le 4 octobre 2023 ;

– les secondes observations présentées pour la requérante par Mes Rousseau et Tapie, enregistrées le 17 octobre 2023 ;

– les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu M. Benoît Camguilhem, désigné par la Première ministre, à l’audience publique du 7 novembre 2023 ;

Au vu de la note en délibéré présentée par la Première ministre, enregistrée le 10 novembre 2023 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article L. 213–6 du code de l’organisation judiciaire, dans sa rédaction résultant de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci–dessus, prévoit :

« Le juge de l’exécution connaît, de manière exclusive, des difficultés relatives aux titres exécutoires et des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée, même si elles portent sur le fond du droit à moins qu’elles n’échappent à la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire.

« Dans les mêmes conditions, il autorise les mesures conservatoires et connaît des contestations relatives à leur mise en œuvre.

« Le juge de l’exécution connaît, sous la même réserve, de la procédure de saisie immobilière, des contestations qui s’élèvent à l’occasion de celle-ci et des demandes nées de cette procédure ou s’y rapportant directement, même si elles portent sur le fond du droit ainsi que de la procédure de distribution qui en découle.

« Il connaît, sous la même réserve, des demandes en réparation fondées sur l’exécution ou l’inexécution dommageables des mesures d’exécution forcée ou des mesures conservatoires.

« Il connaît de la saisie des rémunérations, à l’exception des demandes ou moyens de défense échappant à la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire.

« Le juge de l’exécution exerce également les compétences particulières qui lui sont dévolues par le code des procédures civiles d’exécution ».

 

2. L’article L. 231–1 du code des procédures civiles d’exécution, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 19 décembre 2011 mentionnée ci–dessus, prévoit :

« Tout créancier muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut faire procéder à la saisie et à la vente des droits incorporels, autres que les créances de sommes d’argent, dont son débiteur est titulaire ».

 

3. L’article L. 233–1 du même code, dans la même rédaction, prévoit :

« Seuls sont admis à faire valoir leurs droits sur le prix de la vente les créanciers saisissants ou opposants qui se sont manifestés avant la vente ».

 

4. La requérante reproche à ces dispositions de ne pas prévoir, en cas de vente par adjudication faisant suite à une saisie de droits incorporels, la possibilité pour le débiteur de contester devant le juge de l’exécution le montant de leur mise à prix. Selon elle, la vente des droits saisis pourrait ainsi intervenir à un prix manifestement insuffisant. Ces dispositions seraient dès lors entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit de propriété ainsi que le droit à un recours juridictionnel effectif.

5. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée » figurant au premier alinéa de l’article L. 213–6 du code de l’organisation judiciaire.

– Sur le fond :

6. La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle–même un droit ou une liberté que la Constitution garantit.

7. Il appartient au législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales, de définir les modalités selon lesquelles, pour permettre le paiement des obligations civiles et commerciales, les droits patrimoniaux des créanciers et des débiteurs doivent être conciliés. L’exécution forcée sur les biens du débiteur est au nombre des mesures qui tendent à assurer cette conciliation.

8. Selon l’article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction.

9. En application de l’article L. 231–1 du code des procédures civiles d’exécution, un créancier muni d’un titre exécutoire peut faire procéder à la saisie de droits incorporels dont son débiteur est titulaire ainsi qu’à leur vente forcée.

10. Les dispositions contestées de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire donnent compétence au juge de l’exécution pour connaître des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée.

11.  Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu’elle ressort de l’arrêt de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, que, d’une part, en cas de vente par adjudication des droits saisis, le créancier fixe unilatéralement le montant de leur mise à prix et, d’autre part, le juge de l’exécution n’est pas compétent pour connaître de la contestation de ce montant.

12. Or aucune autre disposition ne permet au débiteur de contester devant le juge judiciaire le montant de la mise à prix fixé par le créancier.

13. Au regard des conséquences significatives qu’est susceptible d’entraîner pour le débiteur la fixation du montant de la mise à prix des droits saisis, il appartenait au législateur d’instaurer une voie de recours.

14. Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées sont entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit à un recours juridictionnel effectif.

15. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre grief, les dispositions contestées doivent être déclarées contraires à la Constitution.

– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :

16. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.

17. D’une part, le Conseil constitutionnel ne dispose pas d'un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement. Il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles entraînerait des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er décembre 2024 la date de leur abrogation.

18. D’autre part, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou, au plus tard, au 1er décembre 2024, le débiteur est recevable à contester le montant de la mise à prix pour l’adjudication des droits incorporels saisis devant le juge de l’exécution dans les conditions prévues par le premier alinéa de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

 

Article 1er. – Les mots « des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée » figurant au premier alinéa de l’article L. 213–6 du code de l’organisation judiciaire, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019 de programmation 2018–2022 et de réforme pour la justice, sont contraires à la Constitution.

 

Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 17 et 18 de cette décision.

 

Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 16 novembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.

 

Rendu public le 17 novembre 2023.

 

Abstracts

3.3.4.1.7

Autres droits et libertés

En application de l’article L. 231-1 du code des procédures civiles d’exécution, un créancier muni d’un titre exécutoire peut faire procéder à la saisie de droits incorporels dont son débiteur est titulaire ainsi qu’à leur vente forcée. Les dispositions contestées de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire donnent compétence au juge de l’exécution pour connaître des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu’elle ressort de l’arrêt de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, que, d’une part, en cas de vente par adjudication des droits saisis, le créancier fixe unilatéralement le montant de leur mise à prix et, d’autre part, le juge de l’exécution n’est pas compétent pour connaître de la contestation de ce montant. Or aucune autre disposition ne permet au débiteur de contester devant le juge judiciaire le montant de la mise à prix fixé par le créancier. Au regard des conséquences significatives qu’est susceptible d’entraîner pour le débiteur la fixation du montant de la mise à prix des droits saisis, il appartenait au législateur d’instaurer une voie de recours. Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées sont entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit à un recours juridictionnel effectif. Censure

2023-1068 QPC, 17 novembre 2023, paragr. 9 10 11 12 13 14

4.2.2.3.3

Procédure civile

En application de l’article L. 231-1 du code des procédures civiles d’exécution, un créancier muni d’un titre exécutoire peut faire procéder à la saisie de droits incorporels dont son débiteur est titulaire ainsi qu’à leur vente forcée. Les dispositions contestées de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire donnent compétence au juge de l’exécution pour connaître des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu’elle ressort de l’arrêt de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, que, d’une part, en cas de vente par adjudication des droits saisis, le créancier fixe unilatéralement le montant de leur mise à prix et, d’autre part, le juge de l’exécution n’est pas compétent pour connaître de la contestation de ce montant. Or aucune autre disposition ne permet au débiteur de contester devant le juge judiciaire le montant de la mise à prix fixé par le créancier. Au regard des conséquences significatives qu’est susceptible d’entraîner pour le débiteur la fixation du montant de la mise à prix des droits saisis, il appartenait au législateur d’instaurer une voie de recours. Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées sont entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit à un recours juridictionnel effectif. Censure

2023-1068 QPC, 17 novembre 2023, paragr. 9 10 11 12 13 14

11.6.3.5.1

Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que la disposition renvoyée.

2023-1068 QPC, 17 novembre 2023, paragr. 5

11.6.3.5.3

Examen des dispositions telles qu'interprétées par une jurisprudence constante

Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu’elle ressort de l’arrêt de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, que, d’une part, en cas de vente par adjudication des droits saisis, le créancier fixe unilatéralement le montant de leur mise à prix et, d’autre part, le juge de l’exécution n’est pas compétent pour connaître de la contestation de ce montant.

2023-1068 QPC, 17 novembre 2023, paragr. 11

11.8.6.2.2.2

Abrogation reportée dans le temps

Le Conseil constitutionnel ne dispose pas d'un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement. Il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité constatée. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles, qui donnent compétence au juge de l’exécution pour connaître des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée, entraînerait des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er décembre 2024 la date de leur abrogation.

2023-1068 QPC, 17 novembre 2023, paragr. 17

11.8.6.2.3.2

Réserve transitoire avant abrogation

Afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou, au plus tard, au 1er décembre 2024, le débiteur est recevable à contester le montant de la mise à prix pour l’adjudication des droits incorporels saisis devant le juge de l’exécution dans les conditions prévues par le premier alinéa de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire.

2023-1068 QPC, 17 novembre 2023, paragr. 18

Références doctrinales

  • Laher, Rudy, Inconstitutionnalité de l’impossibilité de contester la mise à prix, Procédures, janvier 2024, n°1, p. 2.