Tribunal administratif de Lyon

Jugement du 30 octobre 2023 n° 2109277

30/10/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique enregistrés le 22 novembre 2021 et le 28 février 2023, Mme B D A épouse C, représentée par l'AARPI Alternatives Avocats, demande au tribunal :

- d'annuler ou, à titre subsidiaire, d'abroger la décision du 15 septembre 2021 par laquelle le directeur du Centre hospitalier d'Ardèche Nord a prononcé sa suspension de fonctions ;

- d'enjoindre au Centre hospitalier d'Ardèche Nord de la réintégrer dans ses fonctions et de régulariser sa situation financière dans un délai de 15 jours puis de régulariser sa situation administrative dans un délai de deux mois ;

- de mettre à la charge du Centre hospitalier d'Ardèche Nord la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa suspension de fonction a été prononcée par une autorité incompétente, seul le directeur du Centre national de gestion étant compétent s'agissant de prendre des mesures relatives à la carrière et à la situation des praticiens hospitaliers ;

- l'obligation vaccinale qui lui est opposée porte une atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution justifiant le renvoi au Conseil d'Etat de la question prioritaire de constitutionnalité qu'elle présente.

Par des mémoires enregistrés le 23 novembre 2021 et le 28 février 2023, Mme C demande au tribunal de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 12 à 14 de la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.

Elle soutient que les dispositions législatives en cause, instituant une obligation vaccinale inadaptée à l'objectif poursuivi, portent atteinte de manière disproportionnée au droit à la protection de la santé, au droit au respect de la vie privée, au droit à la sauvegarde de la dignité de la personne, au principe d'inviolabilité du corps humain, à la liberté personnelle et au droit à l'emploi.

Par des mémoires en défense enregistrés les 31 janvier et 23 mars 2023, le Centre hospitalier d'Ardèche Nord, représenté par la Selarl BLT Droit public, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 3 500 euros soit mise à la charge du requérant en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- les conclusions à fin d'abrogation de la décision en litige ne sont pas recevables ;

- les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Vu la décision attaquée et les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ;

- la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière ;

- la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire ;

- le décret n° 2007-704 du 4 mai 2007 relatif à l'organisation et au fonctionnement du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière et modifiant le code de la santé publique ;

- le décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire ;

- le décret n° 2021-1059 du 7 août 2021 modifiant le décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire;

- le code de justice administrative.

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu, au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Gille,

- les conclusions de Mme Reniez,

- et les observations de Me Saumet pour Mme C, ainsi que celles de Me Galifi pour le Centre hospitalier d'Ardèche Nord.

Considérant ce qui suit :

1. Praticien hospitalier exerçant son activité de biologiste au sein du Centre hospitalier d'Ardèche Nord, Mme C conteste la décision du 15 septembre 2021 par laquelle le directeur de cet établissement a prononcé sa suspension de fonctions au motif qu'elle ne justifiait pas de la régularité de sa situation au regard de son obligation de vaccination contre la covid-19 résultant de la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.

Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision du 15 septembre 2021 :

2. Aux termes de l'article 12 de la loi du 5 août 2021 visée ci-dessus : " I. - Doivent être vaccinés, sauf contre-indication médicale reconnue, contre la covid-19 : / 1° Les personnes exerçant leur activité dans : / a) Les établissements de santé mentionnés à l'article L. 6111-1 du code de la santé publique () / (). / II. - Un décret, pris après avis de la Haute Autorité de santé, détermine les conditions de vaccination contre la covid-19 des personnes mentionnées au I du présent article. Il précise les différents schémas vaccinaux et, pour chacun d'entre eux, le nombre de doses requises. / Ce décret fixe les éléments permettant d'établir un certificat de statut vaccinal pour les personnes mentionnées au même I et les modalités de présentation de ce certificat (). Il détermine également les éléments permettant d'établir le résultat d'un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19 et le certificat de rétablissement à la suite d'une contamination par la covid-19 () ". Aux termes de l'article 13 de la même loi : " I. - Les personnes mentionnées au I de l'article 12 établissent : / 1° Satisfaire à l'obligation de vaccination en présentant le certificat de statut vaccinal prévu au second alinéa du II du même article 12. / Par dérogation au premier alinéa du présent 1°, peut être présenté, pour sa durée de validité, le certificat de rétablissement prévu au second alinéa du II de l'article 12 () ; / 2° Ne pas être soumises à cette obligation en présentant un certificat médical de contre-indication (). / II. - Les personnes mentionnées au I de l'article 12 justifient avoir satisfait à l'obligation prévue au même I ou ne pas y être soumises auprès de leur employeur lorsqu'elles sont salariées ou agents publics (). / V. - Les employeurs sont chargés de contrôler le respect de l'obligation prévue au I de l'article 12 par les personnes placées sous leur responsabilité () ". Aux termes de l'article 14 de cette loi : " I. - () B. - A compter du 15 septembre 2021, les personnes mentionnées au I de l'article 12 ne peuvent plus exercer leur activité si elles n'ont pas présenté les documents mentionnés au I de l'article 13 ou, à défaut, le justificatif de l'administration des doses de vaccins requises par le décret mentionné au II de l'article 12 (). / III. - Lorsque l'employeur constate qu'un agent public ne peut plus exercer son activité en application du I, il l'informe sans délai des conséquences qu'emporte cette interdiction d'exercer sur son emploi ainsi que des moyens de régulariser sa situation. L'agent public qui fait l'objet d'une interdiction d'exercer peut utiliser, avec l'accord de son employeur, des jours de congés payés. A défaut, il est suspendu de ses fonctions ou de son contrat de travail. La suspension mentionnée au premier alinéa du présent III, qui s'accompagne de l'interruption du versement de la rémunération, prend fin dès que l'agent public remplit les conditions nécessaires à l'exercice de son activité prévues au I. Elle ne peut être assimilée à une période de travail effectif pour la détermination de la durée des congés payés ainsi que pour les droits acquis par l'agent public au titre de son ancienneté. Pendant cette suspension, l'agent public conserve le bénéfice des garanties de protection sociale complémentaire auxquelles il a souscrit () ".

En ce qui concerne la question prioritaire de constitutionnalité :

3. Pour contester la suspension de fonctions qui lui est opposée, Mme C soutient que les dispositions des articles 12 à 14 de la loi du 5 août 2021 dont il a été fait application méconnaissent les droits et libertés garantis par la Constitution.

4. Il résulte des dispositions combinées des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, le tribunal administratif transmet au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité qui lui est soumise à la condition notamment que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

5. Ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2015-458 QPC du 20 mars 2015, il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective, ainsi que de modifier les dispositions relatives à cette politique de vaccination pour tenir compte de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques. Le droit à la protection de la santé garanti par le Préambule de la Constitution de 1946 n'impose pas de rechercher si l'objectif de protection de la santé que s'est assigné le législateur aurait pu être atteint par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé.

6. En adoptant le principe d'une obligation vaccinale à compter du 15 septembre 2021 pour l'ensemble des personnes exerçant leur activité dans les établissements de santé mentionnés à l'article L. 6111-1 du code de la santé publique et à l'exception de celles n'y effectuant qu'une tâche ponctuelle, le législateur a entendu, dans un contexte de progression rapide de l'épidémie de Covid-19 accompagné de l'émergence de nouveaux variants et compte tenu d'un niveau encore incomplet de la couverture vaccinale de certains professionnels de santé, garantir le bon fonctionnement des services hospitaliers publics grâce à la protection offerte par les vaccins disponibles et protéger la santé des malades qui y étaient hospitalisés. Cette obligation vaccinale ne s'impose pas, en vertu de l'article 13 de la loi du 5 août 2021, aux personnes qui présentent un certificat médical de contre-indication ainsi que, pendant la durée de sa validité, aux personnes disposant d'un certificat de rétablissement. Par ailleurs, le IV de l'article 12 contesté donne compétence au pouvoir réglementaire, compte tenu de l'évolution de la situation épidémiologique et des connaissances médicales et scientifiques et après avis de la Haute autorité de santé, pour suspendre cette obligation pour tout ou partie des catégories de personnes qu'elle concerne. Enfin, il est constant que la vaccination contre la Covid-19, dont l'efficacité au regard des objectifs rappelés ci-dessus n'est pas sérieusement contestée par l'affirmation selon laquelle elle ne garantit pas une moindre transmission du virus ou une protection durable contre celui-ci et devrait pouvoir être levée en fonction de la situation sanitaire propre à chaque territoire concerné, n'est susceptible de provoquer, sauf dans des cas très rares, que des effets indésirables mineurs et temporaires. Dans ces conditions et alors même que, comme elle le relève, leur mise en œuvre est malheureusement susceptible de priver les établissements de santé concernés des services de ceux qui n'entendent pas se soumettre à l'obligation de vaccination, Mme C n'est pas fondée à soutenir que les dispositions qu'elle conteste, qui sont justifiées par une exigence de santé publique et ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif qu'elles poursuivent, portent atteinte à l'exigence constitutionnelle de protection de la santé garantie par le Préambule de la Constitution de 1946.

7. L'obligation vaccinale critiquée ne porte par elle-même aucune atteinte au droit à l'emploi découlant du 5ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946 et, s'agissant des personnes employées dans un établissement de santé qui refusent de se soumettre à l'obligation vaccinale en dehors des motifs prévus par la loi, les dispositions en litige ne prévoient pas la rupture de leur contrat de travail ou la cessation de leurs fonctions mais la suspension du contrat de travail ou des fonctions exercées jusqu'à ce que l'agent produise les justificatifs requis. Dans ces conditions et nonobstant les inconvénients d'ordre professionnel et financier dont fait état la requérante et liés à une suspension de fonctions, les dispositions critiquées opèrent une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles qui découlent du 5ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et celles du droit à la protection de la santé rappelé ci-dessus. Pour ces mêmes motifs, Mme C n'est pas fondée à soutenir que l'obligation vaccinale qu'elle conteste apporte au droit au respect de la vie privée, à la liberté personnelle, au principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ou encore aux principes d'inviolabilité et d'intégrité du corps humain qui sont invoqués une restriction qui n'est pas justifiée par l'objectif poursuivi ou qui n'est pas proportionnée à ce but.

8. Il résulte de ce qui précède que le grief tiré de ce que l'obligation vaccinale opposée à la requérante porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution ne présente pas de caractère sérieux et le moyen tiré de la méconnaissance de ces droits et libertés doit être écarté sans qu'il y ait lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité qui est invoquée.

En ce qui concerne la compétence du signataire de la décision en cause :

9. Alors qu'en vertu de l'article L. 6143-7 du code de la santé publique, le directeur d'un établissement public de santé bénéficie d'une compétence de principe pour régler les affaires de l'établissement et exerce son autorité sur l'ensemble du personnel dans le respect des règles déontologiques ou professionnelles qui s'imposent aux professions de santé, des responsabilités qui sont les leurs dans l'administration des soins et de l'indépendance professionnelle du praticien dans l'exercice de son art, il résulte des dispositions précitées des articles 12 à 14 de la loi du 5 août 2021 que le directeur d'un établissement public de santé est compétent pour prendre la mesure de suspension prévue par ce dernier article à l'égard d'un agent public exerçant son activité dans cet établissement et qui ne satisfait pas à l'obligation de vaccination contre la covid-19. Par suite et alors que la suspension en litige, qui ne saurait en particulier être regardée comme un acte de gestion de la carrière d'un praticien hospitalier au sens du 2° de l'article 2 du décret du 4 mai 2007 visé ci-dessus, n'est pas au nombre des décisions qui sont visées par les dispositions du code de la santé publique dont se prévaut la requérante, Mme C n'est pas fondée à soutenir que le directeur du Centre hospitalier d'Ardèche Nord n'était pas compétent pour prendre la décision qu'elle conteste.

10. Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation de la décision du 15 septembre 2021 doivent être rejetées.

Sur les conclusions à fin d'abrogation de la décision du 15 septembre 2021 :

11. Si la requérante se prévaut de l'évolution du cadre juridique et de la situation de fait ayant initialement fondé la décision en litige, il n'appartient en tout état de cause pas au juge de l'excès de pouvoir de prononcer l'abrogation d'un acte administratif présentant comme en l'espèce un caractère individuel. Par suite, les conclusions tendant à l'abrogation de la décision du 15 septembre 2021 ne sont pas recevables et ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

12. Le présent jugement, qui rejette les conclusions à fin d'annulation et d'abrogation présentées par Mme C, n'appelle aucune mesure d'exécution.

Sur les frais liés au litige :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions de la requérante présentées sur leur fondement et dirigées contre le centre hospitalier défendeur, qui n'est pas partie perdante. Dans les circonstances de l'espèce et en application de ces mêmes dispositions, il y a lieu de mettre à la charge de Mme C le versement au Centre hospitalier d'Ardèche Nord de la somme de 250 euros au titre des frais d'instance.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de Mme C est rejetée.

Article 2 : Mme C versera la somme de 250 euros au Centre hospitalier d'Ardèche Nord en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à Mme B D A épouse C et au Centre hospitalier d'Ardèche Nord.

Délibéré après l'audience du 14 juin 2023, à laquelle siégeaient :

M. Gille, président,

M. Richard-Rendolet, premier conseiller,

Mme de Mecquenem, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 30 octobre 2023.

L'assesseur le plus ancien

F.-X. Richard-Rendolet

Le président, rapporteur

A. GilleLe greffier,

Y. Mesnard

La République mande et ordonne au préfet de l'Ardèche en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition,

Un greffier.

Code publication

C