Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 25 octobre 2023 n° 22/18372

25/10/2023

Renvoi

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

 

COUR D'APPEL DE PARIS

 

Pôle 3 - Chambre 1

 

ARRET DU 25 OCTOBRE 2023

 

(n° 2023/ , 1 pages)

 

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/18372 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CGTUC

 

Décision déférée à la Cour : Jugement du 31 Août 2022 - TJ d'AUXERRE - RG n° 19/00367

 

APPELANTS

 

Madame [Z] [C] veuve [A]

 

née le 02 Octobre 1946 à [Localité 9] (SUISSE)

 

[Adresse 7] - [Localité 8]

 

Madame [X] [A]

 

[Adresse 7] - [Localité 8]

 

représentés et plaidant par Me Jean-Luc MATHON, avocat au barreau de PARIS, toque : A0458

 

INTIMES

 

Monsieur [E] [A]

 

né le 12 Août 1965 à [Localité 4] (SUISSE)

 

[Adresse 1] - [Localité 2] - SUISSE

 

Monsieur [P] [A]

 

né le 12 Avril 1969 à [Localité 6] (SUISSE)

 

[Adresse 5] - [Localité 3] - SUISSE

 

représentés par Me Laurent MEILLET de l'AARPI TALON MEILLET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : A0428

 

ayant pour avocat plaidant Me Victoria BOULE de l'AARPI TALON MEILLET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : A0428

 

COMPOSITION DE LA COUR :

 

En application des dispositions des articles 805 et 126-1 et suivants du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 13 Septembre 2023, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme Patricia GRASSO, Président, et Mme Isabelle PAULMIER-CAYOL, Conseiller, chargée du rapport.

 

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

 

Mme Patricia GRASSO, Président

 

Mme Isabelle PAULMIER-CAYOL, Conseiller

 

M. Bertrand GELOT, Conseiller

 

Greffier lors des débats : Mme Emilie POMPON

 

MINISTERE PUBLIC : L'affaire a été communiquée au Parquet le 26.05.2023 qui a rendu un avis le 07.08.2023.

 

ARRÊT :

 

- contradictoire

 

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

 

- signé par Mme Patricia GRASSO, Président, et par Mme Emilie POMPON, Greffier.

 

***

 

EXPOSE DU LITIGE :

 

M. [D] [O] [A] et Mme [Z] [C] se sont mariés le 9 mars 1990 à [Localité 8] (89), sans contrat préalable. 

 

Selon acte reçu le 13 mars 1990 par Maître [I], notaire, [D] [O] [A] a fait donation entre vifs à son épouse, pour le cas où elle lui survivrait, de l'universalité des biens meubles et immeubles qui composeront sa succession. 

 

[D] [O] [A] est décédé le 27 novembre 2013 à son domicile situé [Adresse 7] à [Localité 8] (89), laissant pour lui succéder : 

 

-Mme [Z] [C], son épouse commune en biens à défaut de contrat préalable à leur union célébrée le 9 mars 1990 à [Localité 8], 

 

-Mme [X] [A], sa fille issue de son union avec Mme [Z] [C], 

 

-MM. [E] et [P] [A], issus d'une précédente union avec Mme [W] [R], dont le défunt était divorcé.

 

Par acte d'huissier en date du 29 avril 2019, M. [E] [A] et M. [P] [A] ont assigné Mme [Z] [C] veuve [A] et Mme [X] [A] devant le tribunal de grande instance d'Auxerre sur le fondement des dispositions des articles 815 et suivants du code civil, aux fins de voir ordonner qu'il soit procédé aux opérations de partage judiciaire des communauté et succession d'[D] [A]. 

 

Par jugement du 31 août 2022, le tribunal judiciaire d'Auxerre a statué dans les termes suivants :

 

-déclare recevable la demande en partage, 

 

-ordonne l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de la succession d'[D] [O] [A], né le 14 février 1942 à [Localité 6] (Suisse), décédé le 27 novembre 2013 à [Localité 8] (89) incluant le partage de la communauté ayant existé entre lui-même et son épouse, Mme [Z] [C], née le 2 octobre 1946 à [Localité 9] (Suisse), 

 

-commet pour y procéder Maître [U] [S], notaire,

 

-désigne Anne-Laure Menestrier, vice-présidente, pour surveiller le déroulement des opérations, avec lequel les échanges, se feront par lettre simple, adressée en copie par lettre recommandée avec demande d'avis de réception aux avocats des parties, 

 

-dit qu'en cas d'empêchement du notaire ou du magistrat commis, il sera procédé à son remplacement par simple ordonnance rendue par le président de cette chambre, 

 

-rappelle que ledit notaire devra procéder à sa mission conformément aux articles 1365 et suivants du code de procédure civile, dans un délai d'un an suivant sa désignation, délai qui pourra être suspendu ou prorogé dans les conditions prévues aux articles 1369 et 1370, 

 

-dit que le notaire pourra notamment : 

 

*demander la production de tous documents utiles à l'accomplissement de sa mission, 

 

*se faire communiquer tous renseignements bancaires concernant les parties directement auprès des personnes concernées, des fichiers FICOBA ou AGIRA sans que le secret professionnel lui soit opposé,

 

-ordonne et, au besoin, requiert les responsables des fichiers FICOBA et FICOVIE, de répondre à toute demande dudit notaire (article L143 du LPF), 

 

-dit que le notaire commis rendra compte au juge commis des difficultés rencontrées et pourra solliciter de celui-ci toute mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission (injonctions, astreintes, désignation d'un expert en cas de désaccord, désignation d'un représentant à la partie défaillante, conciliation en sa présence devant le juge, vente forcée d'un bien '), 

 

-dit que le notaire commis pourra notamment, s'agissant de l'évaluation de la propriété située [Adresse 7] à [Localité 8], et la détermination du profit subsistant, s'adjoindre un expert choisi d'un commun accord entre les parties ou à défaut, désigné par le juge commis, 

 

-rappelle que les parties pourront à tout moment abandonner la voie du partage judiciaire et réaliser entre elles un partage amiable, le juge commis étant alors informé sans délai par le notaire afin de constater la clôture de la procédure judiciaire, 

 

-rappelle qu'en cas de désaccords des copartageants sur le projet d'état liquidatif dressé par le notaire, ce dernier transmettra sans délai au juge un procès-verbal reprenant les dires des parties, un exposé précis, et exhaustif des points d'accord et de désaccord des parties ainsi que le projet d'état liquidatif, 

 

-rappelle que le notaire percevra directement ses émoluments auprès des parties, 

 

-rappelle au notaire commis qu'en cas d'inertie d'un indivisaire, il lui appartient de solliciter la désignation d'un représentant à celui-ci conformément aux dispositions de l'article 841-1 du code civil, 

 

-déboute M. [E] [A] et M. [P] [A] de leur demande tendant à fixer provisoirement le montant des récompenses de la succession sur la communauté à la somme de 269 072,52 euros,

 

-déclare prescrites les demandes formées par Mme [Z] [C] à l'encontre de la succession au titre d'une part du financement en 1986 du bien propre de M. [K] [A] situé [Adresse 7] à [Localité 8], et d'autre part au titre des travaux de conservation et d'amélioration sur ce même bien qu'elle affirme avoir financés sur ses seuls fonds propres entre 1986 et 1997, 

 

-rejette le moyen tiré de la prescription de la demande de Mme [Z] [C] et de sa fille [X] [A] tendant à voir fixer une récompense au profit de la communauté d'un montant de 61 106,02 euros, 

 

-rejette le moyen tiré de la prescription de la demande tendant à voir fixer à la somme de 54 938 euros la créance de Mme [Z] [C] à l'égard de l'indivision post-successorale, au titre des travaux conservatoires effectués sur le bien sise [Adresse 7] à [Localité 8] depuis le décès d'[D] [A], 

 

-fixe le montant de la récompense due à la communauté à la somme nominale de 45 125,77 euros au titre des travaux financés par la communauté sur le bien propre d'[D] [A] situé [Adresse 7] à [Localité 8], 

 

-fixe le montant nominal de la créance de Mme [Z] [C] à l'encontre de l'indivision successorale au titre des dépenses de conservation qu'elle a prise en charge depuis le décès d'[D] [A] à hauteur de la somme de 45 576,73 euros toutes taxes comprises, 

 

-dit que les montants nominaux des créances et récompenses retenus par le présent jugement, devront être le cas échéant actualisés en fonction de la valeur du bien immobilier situé [Adresse 7] à [Localité 8] après application des règles relatives au calcul du profit subsistant, 

 

-dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, 

 

-fait masse des dépens de la présente instance et ordonne leur intégration dans le passif de l'indivision et leur emploi en frais privilégiés de compte, liquidation et partage, 

 

-rejette la demande de distraction formée en application de l'article 699 du code de procédure civile, 

 

-déboute les parties du surplus de leurs demandes,

 

-ordonne l'exécution provisoire de la présente décision, 

 

Mmes [Z] [C] et [X] [A] ont interjeté appel de ce jugement par déclaration du 26 octobre 2022 notamment en ses chefs ayant déclaré prescrites les demandes formées par Mme [Z] [C] à l'encontre de la succession au titre d'une part du financement en 1986 du bien personnel de Monsieur [K] [A] située [Adresse 7] à [Localité 8], et d'autre part au titre des travaux de conservation et d'amélioration sur ce même bien qu'elle affirme avoir financés sur ses seuls fonds personnels puis propres entre 1986 et 1997.

 

Par conclusions séparées notifiées le 19 janvier 2023, les appelantes ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité.

 

Aux termes de leurs dernières conclusions sur question prioritaire de constitutionnalité notifiées le 11 septembre 2023, les appelantes demandent à la cour de :

 

- voir prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions des articles 1476, 864 et 865 du code civil et leur interprétation par la Cour de cassation dans son arrêt du 28 mars 2018 (n° 17-14104) pour violation des articles l'article 1 et 6 de la Déclaration de 1789 et de l'article 1 de la constitution de 1958,

 

-voir constater que la question soulevée est applicable au litige dont la Cour est saisie,

 

-voir constater que la question soulevée porte sur une disposition qui n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision Conseil constitutionnel dans des circonstances identiques,

 

-voir constater que la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux,

 

-voir renvoyer, en conséquence, la question prioritaire de constitutionnalité devant la Cour de cassation,

 

-voir surseoir à statuer dans l'attente de l'issue de cette procédure,

 

-voir dire n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,

 

-voir ordonner l'emploi des dépens en frais privilégiés de liquidation partage.

 

Aux termes de leurs conclusions notifiées le 8 septembre 2023 en réponse à la question prioritaire de constitutionnalité, MM. [E] et [P] [A] , intimés, demandent à la cour de :

 

-déclarer dépourvue de caractère sérieux la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme [Z] [C] veuve [A] et Mme [X] [A],

 

-dire n'y avoir lieu à renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité soulevée devant la Cour de cassation,

 

-rejeter la demande de sursis à statuer,

 

-débouter Mme [Z] [C] veuve [A] et Mme [X] [A] de toutes autres demandes plus amples ou contraires,

 

-condamner Mme [Z] [C] veuve [A] au paiement de la somme de 2 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

 

-condamner Mme [Z] [C] veuve [A] et Mme [X] [A] aux dépens dont distraction au profit de Maître Laurent Meillet, lesquels, dans l'hypothèse principale seront remployés en frais privilégiés de liquidation partage.

 

Par son avis notifié le 7 août 2023 le ministère public dit n'y avoir lieu à la transmission de ladite question à la Cour de cassation en raison de l'absence de caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité.

 

L'affaire sur la question prioritaire de constitutionnalité a été appelée à l'audience du 13 septembre 2023. 

 

MOTIFS DE LA DECISION :

 

Lors de l'audience, la présidente de la chambre a relevé que n'avait pas été expressément formulée dans les écritures de Mme [Z] [C] veuve [A] la question prioritaire de constitutionnalité que cette dernière entendait voir poser ; cette dernière comme elle y avait été autorisée a adressé une note en délibéré, formulant ainsi cette question :

 

« En matière de créances entre époux, les dispositions des articles 1476, 864 et 865 du code civil - qui n'édictent aucun délai d'action pour le créancier de la succession - et leur interprétation par la Cour de cassation dans son arrêt du 28 Mars 2018 (n° 17-14104) déclarant l'action du créancier de la succession soumise à la prescription quinquennale de l'article 2236 du code civil, constituent-ils une violation du principe d'égalité des droits résultant des articles l'article 1 et 6 de la Déclaration de 1789 et de l'article 1 de la constitution de 1958 du fait de la différence de traitement qu'ils instituent entre le délai d'action, de droit commun, du copartageant sur la succession et le délai d'action de la succession sur le copartageant jusqu'à la clôture des opérations de partage ; cette différence de traitement découlant du seul aléa du décès de l'époux créancier ou du décès de l'époux débiteur ».

 

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

 

Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

 

Selon l'article 23-1 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par le Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel.

 

En l'espèce, Mme [Z] [C] veuve [A] et Mme [X] [A], par un écrit distinct de leur conclusions d'appelante et motivé, ont fait valoir que les dispositions des articles 1474, 864 et 865 portaient atteinte au principe d'égalité garanti par les articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le moyen tiré de l'inconstitutionnalité des articles susvisés est donc recevable.

 

Selon l'article 23-2 de la même ordonnance, la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

Les appelantes soutiennent que les dispositions des articles 1476, 864 et 865 du code civil et leur interprétation par la Cour de cassation dans son arrêt du 28 mars 2018 sont contraires à la Constitution pour violation des articles 1 et 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et de l'article 1 de la Constitution de 1958.

 

Concernant l'applicabilité au litige de la disposition contestée :

 

Les appelantes font valoir que les articles 1476, 864 et 865 du code civil, tels qu'ils sont interprétés par la première chambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt du 28 mars 2018 comme ne régissant pas la prescription de l'action concernant une créance détenue par l'un des copartageants sur la succession, sont applicables au litige. Par cet arrêt, la Cour de cassation a, en effet, jugé que « les articles 864 et 865 du code civil ne régissent pas les créances détenues par l'un des co-partageants sur la succession, lesquelles relèvent de la prescription de droit commun édictée à l'article 2224 du code civil. ».

 

Elles précisent que selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité est ouverte contre une jurisprudence donnant une portée effective à un dispositif législatif.

 

***

 

L'article 1476 du code civil sur le partage de la communauté figure au paragraphe qui traite « de la liquidation et du partage de la communauté » et renvoie « pour tout ce qui concerne ses formes, le maintien de l'indivision et l'attribution préférentielle, la licitation des biens, les effets du partage, la garantie et les soultes » à toutes les règles qui sont établies au titre des successions pour les partages entre cohéritiers.

 

La question prioritaire de constitutionnalité ne porte pas tant en fait sur la constitutionnalité de l'article 1476 que sur celle des articles 864 et 865 auxquels il est renvoyé par cet article pour les opérations de liquidation et partage de la communauté ayant existé entre des époux mariés sous le régime légal.

 

Les articles 864 et 865 disposent pour le premier que « lorsque la masse partageable comprend une créance à l'encontre de l'un des copartageants, exigible ou non, ce dernier en est alloti dans le partage à concurrence de ses droits dans la masse. A due concurrence, la dette s'éteint par confusion. Si son montant excède les droits du débiteur dans cette masse, il doit le paiement du solde sous les conditions et délais qui affectaient l'obligation.» et pour le second « sauf lorsqu'elle est relative aux biens indivis, la créance n'est pas exigible avant la clôture des opérations de partage. Toutefois, l'héritier débiteur peut décider à tout moment de s'en acquitter volontairement. ».

 

Il découle de la règle de la non-exigibilité des créances de la succession sur un co-partageant édictée à l'article 865 leur caractère non prescriptible jusqu'au partage.

 

Le jugement dont appel qui a reproduit le texte des articles 864 et 865 contient la motivation suivante :

 

« Toutefois, il convient de rappeler que les dispositions des articles 864 et 865 du code civil ne sont applicables qu'aux seules créances sur l'indivision post-successorale, c'est-à-dire aux créances nées après le décès. Elles ne régissent pas les créances nées antérieurement au décès.

 

Ainsi, Madame [C] opère une confusion entre le régime des dettes que des copartageants peuvent avoir sur l'indivision post-successorale effectivement régi par les règles spéciales des articles 864 et 865 du code civil, et le régime des créances détenues par l'un des copartageants sur la succession, qui relèvent en revanche de la prescription de droit commun édictée par l'article 2224 du code civil comme l'invoquent à juste titre M. [E] [A] et M. [P] [A]. ».

 

Le tribunal a ainsi écarté l'application des articles 864 et 865 au litige qui lui était soumis en ce qu'il portait sur la demande de Mme [Z] [C] veuve [A] en fixation de ses créances personnelles (les premiers juges à raison ayant requalifié sous le terme de créances certaines demandes improprement désignées par cette dernière sous le terme de récompense) à l'encontre de la succession de son époux prédécédé.

 

Ce faisant, le tribunal a suivi la jurisprudence de la Cour de cassation telle qu'elle résulte d'un arrêt rendu par la première chambre civile le 28 mars 2018 (17-14.104) publié au bulletin ayant pour attendu de principe : « qu'en statuant ainsi, alors que les articles 864 et 865 du code civil ne régissent pas les créances détenues par l'un des copartageants sur la succession, lesquelles relèvent de la prescription de droit commun édictée à l'article 2224 du même code, la cour d'appel a violé le texte susvisé » et rejetant du même coup la motivation figurant dans l'arrêt cassé de la cour d'appel, laquelle était saisie d'une demande présentée par l'épouse mariée sous le régime de séparation de biens en fixation de sa créance sur la succession de son mari prédécédé au titre du financement sur ses deniers personnels d'un bien indivis ; la motivation de l'arrêt de la cour était exprimée en ces termes : « considérant en outre que leur rapport constituant une opération de partage, les dettes (de la succession) ne sont pas exigibles pendant toute la durée de l'indivision et la prescription de l'obligation qui leur a donné naissance est suspendue jusqu'à la clôture des opérations de partage ».

 

L'examen de la conformité d'une disposition législative à la Constitution a pour objet non seulement le texte lui-même de celle-ci mais également sa portée que lui donne la jurisprudence de la Cour de cassation. (décision n°2010-39 du 6 octobre 2010 et décision n°2010-52 du 14 octobre 2010).

 

En l'espèce, la jurisprudence de la Cour de cassation résultant de l'arrêt du 28 mars 2018 n'a pas connu de revirement.

 

Il résulte de cette jurisprudence que le champ d'application des articles 864 et 865 du code civil n'a pas été étendu aux créances d'un co-partageant sur la succession.

 

L'applicabilité d'une disposition législative dans la portée que lui donne la jurisprudence s'entend dans son sens positif ou dans son sens négatif ; ainsi la question prioritaire de constitutionnalité peut porter sur un texte dont l'application a été demandée au cours de l'action en justice même si une des juridictions saisie de l'action a jugé qu'il n'était pas applicable au litige.

 

Il en résulte que la condition du caractère applicable au présent litige des articles 864 et 865 du code civil est remplie.

 

Concernant la précédente conformité à la Constitution :

 

Les appelantes font valoir que les dispositions contestées n'ont pas fait l'objet d'une décision du Conseil constitutionnel la déclarant conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, ce que ne contestent pas les intimés.

 

Il résulte par ailleurs d'une vérification sur le site internet du Conseil constitutionnel et sur le site intranet de la Cour de cassation, que les dispositions des articles 864 et 865 du code civil n'ont pas fait l'objet d'une décision les déclarant conformes à la Constitution ni d'une question en cours devant la Cour de cassation.

 

Concernant le caractère sérieux :

 

Les appelantes soutiennent que la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux au motif que le dispositif législatif contesté de par son interprétation par la jurisprudence résultant de l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 mars 2018 porte atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la loi en ce qu'il aboutit à traiter différemment la prescription de la créance de la succession sur un copartageant et la prescription de la créance d'un copartageant sur la succession. Dans le premier cas, la prescription ne court pas avant la clôture des opérations de partage tandis que dans le second cas, la prescription de droit commun de l'article 2224 du code civil court dès le décès de l'époux débiteur puisque la prescription avait été interrompue pendant le mariage.

 

Elles rappellent qu'en matière de délai pour agir en justice, le Conseil constitutionnel a déclaré que le délai de prescription de deux ans du code des assurances applicable tant à l'action des assurés qu'à celle des assureurs ne méconnaît ni le principe d'égalité devant la loi, ni le principe d'égalité du justiciable ; qu'il résulte de la décision du Conseil constitutionnel qu'est conforme à la constitution le texte qui soumet l'action née du même contrat à la même durée de prescription, que ce soit l'assureur ou l'assuré qui agisse en demande.

 

Au motif que les créances de la succession sur un copartageant peuvent porter sur des créances nées avant le décès, les appelantes pointent l'erreur commise par les premiers juges et que reprennent les intimés ; le jugement ayant ainsi retenu que « les articles 864 et 865 ne sont applicables qu'aux seules créances sur l'indivision post-successorale, c'est à dire aux créances nées après le décès ».

 

Elles citent l'arrêt du 26 mai 2021 n°19-21302 rendu par la Cour de cassation publié au Bulletin qui a retenu que la créance personnelle d'un époux décédé qui est née avant le décès de celui-ci à l'égard de son conjoint, qui constitue donc une dette de ce dernier à l'égard de la succession, n'était soumise à aucune prescription avant la clôture des opérations de partage de la succession et soutiennent que les deux arrêts de la Cour de cassation scellent la différence de traitement des créances entre époux.

 

Les appelantes font valoir que les créances entre époux, selon qu 'il s'agit de la créance de la succession de l'époux décédé sur l'autre époux copartageant ou de la créance de ce dernier sur la succession de son époux prédécédé, ont le même fait générateur, à savoir le financement par un époux sur ses derniers propres ou personnels d'un bien propre, personnel ou indivis de son conjoint. Elles soutiennent en conséquence qu'il s'agit de créance de même nature laquelle ne change pas selon que la mort frappe l'époux emprunteur ou l'époux prêteur.

 

Sans contester que les articles 864 et 865 du code civil légifèrent seulement sur les dettes du successeur débiteur et non sur celles du défunt à l'égard de l'un de ses héritiers et qu'il n'y a pas de disposition légale spécifique relativement aux dettes du défunt puis de sa succession envers un copartageant, les appelantes soutiennent qu'il n'existe aucune justification juridique, sociale ou morale à privilégier le débiteur de la succession au détriment du créancier de celle-ci dès lors que les créances en jeu sont de même nature et que la différence de traitement, qui ne résulte pas d'une disposition législative mais est l''uvre jurisprudentielle, est sans rapport direct avec la loi qui l'établit.

 

Elles tirent argument de la solution retenue par la Cour de cassation en matière de liquidation de régimes matrimoniaux selon laquelle « le droit à récompense, qui s'exerce à l'occasion du partage, ne peut se prescrire tant que le partage peut être demandé » et font remarquer que la créance de la communauté sur la succession d'un époux suit donc le régime des créances de la succession.

 

Elles s'appuient également sur le caractère dérogatoire de plusieurs articles du code civil relatifs aux créances entre époux, citant la suspension pendant le mariage de la prescription des créances entre époux, et la règle du profit subsistant pour l'évaluation des récompenses ; elles invoquent l'article 867 du code civil qui prévoit que lorsque le copartageant a lui-même une créance à faire valoir, il n'est alloti de sa dette que si, balance faite, le compte présente un solde en faveur de la masse indivise, précisant que Mme [Z] [C] veuve [A] avait bien déclaré sa créance au notaire de la succession ainsi qu'elle figure dans le projet de compte de Me [I].

 

Les intimés font valoir que la question est dépourvue de caractère sérieux car la différence de traitement entre la créance du copartageant envers la succession et la créance éventuelle de la succession à l'encontre d'un copartageant se justifie tant par l'objet de la loi que par la différence de nature des deux créances. Ils soutiennent que les créances nées pendant la vie du couple ont un fait générateur antérieur au décès et deviennent alors exigibles au moment du décès alors que les créances de la succession sur un copartageant sont nées postérieurement au décès. Ils précisent que la créance d'un copartageant sur la succession doit être révélée avant la clôture du partage afin qu'aucune créance ne puisse être revendiquée postérieurement aux opérations de partage alors que la créance de la succession sur un copartageant ne peut être révélée qu'en réalisant les opérations de partage ; ils en concluent que ces deux créances sont donc de nature différente, ce qui justifie non pas des délais de prescription distincts mais que le point de départ de la prescription de ces créances diffère et que cette différence de leur régime de prescription ne créée pas une rupture d'égalité.

 

Le Ministère Public a donné son avis le 7 août 2023 qu'il a transmis le même jour aux parties. La teneur de cet avis porte sur les spécificités des créances entre époux susceptibles de concerner tant les époux séparés de biens que ceux communs en biens ; dans ce dernier cas, ne transitant pas par la communauté, ces créances peuvent donc être payées à tout moment et sont soumises au régime général de prescription sauf dispositions particulières, sur le mode de règlement simplifié lors du partage des dettes d'un héritier envers le de cujus par l'allotissement du copartageant débiteur des créances correspondantes de la succession, opérant ainsi une confusion entre ces dettes et créances et sur la faculté de l'héritier d'imposer à la succession ce mode de règlement de sa dette et dont le corollaire est la non-exigibilité de sa dette jusqu'au partage.

 

***

 

Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance n°58-1067, la question posée à une juridiction du fond ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux. A ce stade, ce critère vise à écarter les questions absurdes, fantaisistes ou à but purement dilatoire ; étant rappelé que le contrôle de la juridiction qui transmet une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation est plus restreint que celui dont cette dernière dispose qui transmet en application de l'article 23-3 de cette ordonnance au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité qui présentent un caractère sérieux.

 

Mme [Z] [C] veuve [A] revendique l'existence de créances personnelles à l'égard de la succession de son époux au titre du financement avec ses deniers personnels d'une part de l'acquisition avant le mariage d'un bien personnel à ce dernier devenu après le mariage du fait de la soumission des époux au régime matrimonial légal un bien propre de son époux, et d'autre part des travaux réalisés sur ce bien.

 

Il est constant qu'en l'état du droit positif tel qu'il résulte de l'interprétation par la jurisprudence des articles 864 et 865 du code civil, la créance d'un époux sur la succession de son époux prédécédé est soumise à la prescription quinquennale de droit commun édictée par l'article 2224 du code civil tandis que la créance de la succession sur l'époux survivant n'est pas exigible jusqu'au partage et ne se prescrit pas jusqu'à celui-ci, que la créance soit née avant ou après le décès.

 

Dès lors, n'est pas dépourvu de caractère sérieux le moyen tenant à l'atteinte au principe d'égalité constitutionnellement garanti résultant d'un régime de prescription différent des créances entre époux ne serait-ce que sur le point de départ de celle-ci selon que la mort frappe l'un ou l'autre.

 

Partant, il y a lieu de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité posée par Mme [Z] [C] veuve [A] et Mme [X] [A].

 

PAR CES MOTIFS

 

Est transmise à la Cour de cassation la question suivante :

 

En matière de créances entre époux, les dispositions des articles 1476, 864 et 865 du code civil - qui n'édictent aucun délai d'action pour le créancier de la succession - et leur interprétation par la Cour de cassation dans son arrêt du 28 mars 2018 (n° 17-14104) déclarant l'action du créancier de la succession soumise à la prescription quinquennale de l'article 2236 du code civil, constituent-elles une violation du principe d'égalité des droits résultant des articles 1 et 6 de la Déclaration de 1789 et de l'article 1 de la constitution de 1958 du fait de la différence de traitement qu'elles instituent entre le délai d'action, de droit commun, du copartageant sur la succession et le délai d'action de la succession sur le copartageant jusqu'à la clôture des opérations de partage, cette différence de traitement découlant du seul aléas du décès de l'époux créancier ou du décès de l'époux débiteur '

 

Dit qu'il est sursis à statuer sur les demandes jusqu'à la réception de la décision de la Cour de cassation et le cas échéant, s'il est saisi par cette dernière, jusqu'à la décision du Conseil constitutionnel.

 

Il est rappelé que les parties disposent en application de l'article 126-9 du code de procédure civile d'un délai d'un mois à compter de la décision de transmission pour faire connaître leurs éventuelles observations. Celles-ci sont signées par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, dans les matières où la représentation est obligatoire devant la Cour de cassation et qu'en application du premier alinéa de l'article 126-11 de ce code, le président de la formation à laquelle l'affaire est distribuée ou son délégué, à la demande de l'une des parties ou d'office, peut, en cas d'urgence, réduire le délai prévu à l'article 126-9 et 126-10.

 

Le Greffier, Le Président,