Conseil constitutionnel

Décision n° 2023-1061 QPC du 28 septembre 2023

28/09/2023

Conformité

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 28 juin 2023 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 513 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Cindy B. par la SCP Alain Bénabent, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1061 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 2225 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

Au vu des textes suivants :

– la Constitution ;

– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

– le code civil ;

– la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile ;

– l’arrêt de la Cour de cassation du 14 juin 2023 (première chambre civile, n° 22-17.520) ;

– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

– les observations présentées pour la requérante par la SCP Alain Bénabent, enregistrées le 11 juillet 2023 ;

– les observations présentées pour M. François C., partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 19 juillet 2023 ;

– les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;

– les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Alain Bénabent, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la requérante, Me Jean de Salve de Bruneton, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et M. Benoît Camguilhem, désigné par la Première ministre, à l’audience publique du 19 septembre 2023 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article 2225 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi du 17 juin 2008 mentionnée ci-dessus, prévoit :

« L’action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté les parties en justice, y compris à raison de la perte ou de la destruction des pièces qui leur ont été confiées, se prescrit par cinq ans à compter de la fin de leur mission ».

 

2. La requérante reproche à ces dispositions de prévoir que l’action en responsabilité contre les personnes ayant représenté ou assisté les parties en justice se prescrit par cinq ans à compter de la fin de leur mission, sans tenir compte de la connaissance effective par la victime des faits lui permettant d’exercer cette action. Elles seraient ainsi susceptibles de faire obstacle à l’exercice d’une telle action avant l’expiration de ce délai. Il en résulterait, selon elle, une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif.

3. La requérante soutient également que ces dispositions institueraient une différence de traitement injustifiée entre les victimes d’une faute professionnelle d’un avocat, selon que cette faute a été commise dans le cadre de sa mission de représentation ou d’assistance en justice ou dans le cadre de son activité de conseil ou de rédaction d’actes. En effet, seule cette dernière activité est soumise au régime de prescription de droit commun, en vertu duquel la prescription court à compter du jour où la personne a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’agir. Ces dispositions méconnaîtraient ainsi le principe d’égalité devant la loi.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « à compter de la fin de leur mission » figurant à l’article 2225 du code civil.

5. En premier lieu, aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction.

6. Il appartient au législateur, compétent pour déterminer les principes fondamentaux des obligations civiles, de fixer les règles relatives à la prescription des actions en responsabilité.

7. L’article 2224 du code civil prévoit que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. En application de l’article 2234 du même code, la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure.

8. Selon l’article 2225 du code civil, l’action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice, y compris à raison de la perte ou de la destruction des pièces qui leur ont été confiées, se prescrit par cinq ans. Les dispositions contestées prévoient que ce délai court à compter de la fin de leur mission.

9. D’une part, il ressort des travaux préparatoires que, en adoptant ces dispositions, le législateur a souhaité éviter aux personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice d’avoir à conserver, au-delà d’un délai de cinq ans courant à compter de la fin de leur mission, les pièces nécessaires à leur défense en cas d’éventuelle mise en jeu de leur responsabilité. Ce faisant, il a entendu limiter le risque d’insécurité juridique et préserver les droits de la défense.

10. D’autre part, le délai dont dispose la partie représentée ou assistée en justice pour exercer une action en responsabilité contre la personne mandatée à cette fin ne court, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, qu’à compter de l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle cette personne avait reçu mandat, à moins que leurs relations aient cessé avant cette date.

11. Dès lors, en prévoyant qu’une telle action se prescrit par cinq ans à compter de la fin de mission, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif. Ce grief doit donc être écarté. 

12. En second lieu, selon l’article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.

13. En application de l’article 2224 du code civil, lorsqu’une action en responsabilité est engagée à raison d’une faute commise par un professionnel du droit dans le cadre de son activité de conseil ou de rédaction d’actes, la prescription commence à courir à compter du jour où la victime a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Il en résulte que l’action en responsabilité est soumise à un régime de prescription différent selon la nature de la mission à l’occasion de laquelle la faute aurait été commise.

14. La mission de représentation et d’assistance en justice, qui s’exerce devant les juridictions et ne peut être accomplie que par les avocats ou certaines personnes spécialement habilitées, se distingue par sa nature de l’activité de conseil et de rédaction d’actes.

15. Ainsi, au regard de l’objet de la loi tel que défini au paragraphe 9, le législateur a pu prévoir un point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité différent pour chacune de ces missions.

16. Dès lors, la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport avec l’objet de la loi.

17. Le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi doit donc être écarté.

18. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

 

Article 1er. – Les mots « à compter de la fin de leur mission » figurant à l’article 2225 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, sont conformes à la Constitution.

 

Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 septembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.

 

Rendu public le 28 septembre 2023.

 

Abstracts

1.5.6.1.1

Domaine de la loi

Il appartient au législateur, compétent pour déterminer les principes fondamentaux des obligations civiles, de fixer les règles relatives à la prescription des actions en responsabilité.

2023-1061 QPC, 28 septembre 2023, paragr. 6

4.2.2.3.3

Procédure civile

L’article 2224 du code civil prévoit que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. En application de l’article 2234 du même code, la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure. Selon l’article 2225 du code civil, l’action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice, y compris à raison de la perte ou de la destruction des pièces qui leur ont été confiées, se prescrit par cinq ans. Les dispositions contestées prévoient que ce délai court à compter de la fin de leur mission. D’une part, il ressort des travaux préparatoires que, en adoptant ces dispositions, le législateur a souhaité éviter aux personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice d’avoir à conserver, au-delà d’un délai de cinq ans courant à compter de la fin de leur mission, les pièces nécessaires à leur défense en cas d’éventuelle mise en jeu de leur responsabilité. Ce faisant, il a entendu limiter le risque d’insécurité juridique et préserver les droits de la défense. D’autre part, le délai dont dispose la partie représentée ou assistée en justice pour exercer une action en responsabilité contre la personne mandatée à cette fin ne court, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, qu’à compter de l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle cette personne avait reçu mandat, à moins que leurs relations aient cessé avant cette date. Dès lors, en prévoyant qu’une telle action se prescrit par cinq ans à compter de la fin de mission, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif. Rejet du grief

2023-1061 QPC, 28 septembre 2023, paragr. 7 8 9 10 11

5.1.4.6.3

Droit de la responsabilité

En application de l’article 2224 du code civil, lorsqu’une action en responsabilité est engagée à raison d’une faute commise par un professionnel du droit dans le cadre de son activité de conseil ou de rédaction d’actes, la prescription commence à courir à compter du jour où la victime a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Il en résulte que l’action en responsabilité est soumise à un régime de prescription différent selon la nature de la mission à l’occasion de laquelle la faute aurait été commise. La mission de représentation et d’assistance en justice, qui s’exerce devant les juridictions et ne peut être accomplie que par les avocats ou certaines personnes spécialement habilitées, se distingue par sa nature de l’activité de conseil et de rédaction d’actes. Ainsi, au regard de l’objet de la loi qui est d'éviter aux personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice d’avoir à conserver, au-delà d’un délai de cinq ans courant à compter de la fin de leur mission, les pièces nécessaires à leur défense en cas d’éventuelle mise en jeu de leur responsabilité, le législateur a pu prévoir un point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité différent pour chacune de ces missions. Dès lors, la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport avec l’objet de la loi. Rejet du grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi.

2023-1061 QPC, 28 septembre 2023, paragr. 13 14 15 16 17

11.6.3.5.1

Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que la disposition renvoyée.

2023-1061 QPC, 28 septembre 2023, paragr. 4

11.7.2.2

Référence aux travaux préparatoires

Il ressort des travaux préparatoires que, en adoptant ces dispositions, le législateur a souhaité éviter aux personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice d’avoir à conserver, au-delà d’un délai de cinq ans courant à compter de la fin de leur mission, les pièces nécessaires à leur défense en cas d’éventuelle mise en jeu de leur responsabilité. Ce faisant, il a entendu limiter le risque d’insécurité juridique et préserver les droits de la défense.

2023-1061 QPC, 28 septembre 2023, paragr. 9

12.1.3.3

Application à la procédure judiciaire

L’article 2224 du code civil prévoit que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. En application de l’article 2234 du même code, la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure. Selon l’article 2225 du code civil, l’action en responsabilité dirigée contre les personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice, y compris à raison de la perte ou de la destruction des pièces qui leur ont été confiées, se prescrit par cinq ans. Les dispositions contestées prévoient que ce délai court à compter de la fin de leur mission. D’une part, il ressort des travaux préparatoires que, en adoptant ces dispositions, le législateur a souhaité éviter aux personnes ayant représenté ou assisté une partie en justice d’avoir à conserver, au-delà d’un délai de cinq ans courant à compter de la fin de leur mission, les pièces nécessaires à leur défense en cas d’éventuelle mise en jeu de leur responsabilité. Ce faisant, il a entendu limiter le risque d’insécurité juridique et préserver les droits de la défense. D’autre part, le délai dont dispose la partie représentée ou assistée en justice pour exercer une action en responsabilité contre la personne mandatée à cette fin ne court, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, qu’à compter de l’expiration du délai de recours contre la décision ayant terminé l’instance pour laquelle cette personne avait reçu mandat, à moins que leurs relations aient cessé avant cette date. Dès lors, en prévoyant qu’une telle action se prescrit par cinq ans à compter de la fin de mission, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif. Rejet du grief

2023-1061 QPC, 28 septembre 2023, paragr. 7 8 9 10 11