Conseil d'Etat

Décision du 13 juillet 2023 n° 460743

13/07/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu les procédures suivantes :

1° La société par actions simplifiée (SAS) ArianeGroup a demandé au tribunal administratif de Rouen de prononcer la réduction, à concurrence des sommes respectives de 220 801 euros et 225 794 euros, des cotisations de taxe foncière auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2018 et 2019 dans la commune de Vernon (Eure).

Par un jugement n° 2004941 du 23 novembre 2021, le tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande.

Sous le n° 460743, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 24 janvier et 25 avril 2022 et 18 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SAS ArianeGroup demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de renvoyer l'affaire au tribunal administratif de Rouen ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Sous le n° 460744, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 24 janvier et 25 avril 2022 et 18 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SAS ArianeGroup demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de renvoyer l'affaire au tribunal administratif de Rouen ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de commerce ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- la loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Nicolas Jau, auditeur,

- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société ArianeGroup ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces des dossiers soumis aux juges du fond que la société par actions simplifiée (SAS) ArianeGroup a été créée en 2015 par les sociétés Safran SA et Airbus SE, qui détiennent chacune 50 % des droits de vote attachés à ses actions, en vue de réorganiser la filière européenne des lanceurs spatiaux civils et militaires. Elle exerce une activité de construction aéronautique et spatiale, notamment dans un établissement situé à Vernon dont la propriété lui a été transférée par la société Safran Aircraft Engines, contrôlée par Safran SA, le 30 juin 2016, à l'occasion d'une opération d'apport partiel d'actifs. Après avoir sollicité la réduction des cotisations de taxe foncière mises à sa charge pour l'année 2017, d'une part, et les années 2018 et 2019, d'autre part, elle se pourvoit en cassation contre les deux jugements du 23 novembre 2021 par lesquels le tribunal administratif de Rouen a rejeté ses demandes.

2. Les deux pourvois de la SAS ArianeGroup présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

3. Aux termes de l'article 1518 B du code général des impôts : " A compter du 1er janvier 1980, la valeur locative des immobilisations corporelles acquises à la suite d'apports, de scissions, de fusions de sociétés ou de cessions d'établissements réalisés à partir du 1er janvier 1976 ne peut être inférieure aux deux tiers de la valeur locative retenue l'année précédant l'apport, la scission, la fusion ou la cession. / Les dispositions du premier alinéa s'appliquent aux seules immobilisations corporelles directement concernées par l'opération d'apport, de scission, de fusion ou de cession, dont la valeur locative a été retenue au titre de l'année précédant l'opération. () / [5ème alinéa] Pour les opérations mentionnées au premier alinéa réalisées à compter du 1er janvier 1992, la valeur locative des immobilisations corporelles ne peut être inférieure aux quatre cinquièmes de son montant avant l'opération. () / [11ème alinéa] Par exception aux cinquième et sixième alinéas, pour les opérations réalisées à compter du 1er janvier 2011 et mentionnées au premier alinéa ou au sixième alinéa, la valeur locative des immobilisations corporelles ne peut être inférieure à : / [12ème alinéa] 1° 100 % de son montant avant l'opération lorsque, directement ou indirectement, l'entreprise cessionnaire ou bénéficiaire de l'apport contrôle l'entreprise cédante, apportée ou scindée ou est contrôlée par elle, ou ces deux entreprises sont contrôlées par la même entreprise ; () / Le présent article s'applique distinctement aux deux catégories d'immobilisations suivantes : terrains et constructions ".

4. Il résulte des dispositions des onzième et douzième alinéas de l'article 1518 B du code général des impôts précité que, pour les opérations réalisées à compter du 1er janvier 2011, la valeur locative des immobilisations corporelles acquises à la suite d'apports, de scissions, de fusions de sociétés ou de cessions d'établissements ne peut être inférieure à son montant avant l'opération lorsque, directement ou indirectement, l'entreprise cessionnaire ou bénéficiaire de l'apport contrôle l'entreprise cédante, apportée ou scindée, ou est contrôlée par elle, ou ces deux entreprises sont contrôlées par la même entreprise.

5. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 29 décembre 2010 de finances pour 2011, dont ces dispositions sont issues, que le législateur a entendu prémunir les finances des collectivités territoriales contre la réduction des bases d'imposition permise par la transmission d'immobilisations corporelles, en prévoyant, pour prévenir l'optimisation fiscale susceptible d'en découler, le maintien de la valeur locative des immobilisations transmises lorsque cette transmission est réalisée entre entreprises qui ne sont pas indépendantes entre elles à raison du contrôle exercé par l'une sur l'autre ou sur les deux par une tierce entreprise. La notion de contrôle mentionnée au douzième alinéa de l'article 1518 B du code général des impôts précité doit s'entendre comme désignant le contrôle déterminé au regard des critères fixés par l'article L. 233-3 du code de commerce, y compris ceux qu'énonce le III de cet article, aux termes duquel " deux ou plusieurs personnes agissant de concert sont considérées comme en contrôlant conjointement une autre lorsqu'elles déterminent en fait les décisions prises en assemblée générale ". Par suite, ces dispositions sont applicables, non seulement dans l'hypothèse d'un contrôle exclusif de l'entreprise cédante ou cessionnaire par l'autre entreprise partie à l'opération, ou de ces deux entreprises par une même troisième entreprise, mais également dans l'hypothèse où le contrôle ainsi exercé l'est de manière conjointe avec une autre entreprise. Il appartient à l'administration qui se prévaut de l'existence d'un contrôle exercé conjointement par plusieurs entreprises d'en démontrer l'existence, en établissant qu'elles agissent de concert et déterminent en fait les décisions prises en assemblée générale par l'entreprise contrôlée.

Sur la question prioritaire de constitutionalité :

6. Il résulte des dispositions de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsque le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est soulevé à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu'elle soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

7. La société requérante soutient que les dispositions des onzième et douzième alinéas de l'article 1518 B du code général des impôts contestées portent atteinte aux principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en ne permettant pas au contribuable d'apporter la preuve que l'opération effectuée ne poursuit pas un but exclusivement fiscal.

8. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Selon l'article 13 de la Déclaration de 1789 : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ". En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

9. D'une part, la différence de traitement qui résulte des dispositions contestées, entre les opérations menées entre entreprises liées et les opérations menées entre entreprises non liées, est en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit, tel qu'il ressort des travaux préparatoires, consistant, ainsi qu'il a été dit au point 5, à prémunir les finances des collectivités territoriales contre la réduction des bases d'imposition permise par la transmission d'immobilisations corporelles, en prévoyant, pour prévenir l'optimisation fiscale susceptible d'en découler, le maintien de la valeur locative des immobilisations transmises lorsque cette transmission est réalisée entre entreprises qui ne sont pas indépendantes entre elles. D'autre part, le législateur a retenu des critères objectifs et rationnels en fonction du but ainsi poursuivi, et les dispositions contestées, qui se bornent à prévoir le maintien des bases d'imposition des immobilisations transmises, ne méconnaissent pas les capacités contributives des contribuables concernés. Enfin, compte tenu de leur objet, rappelé ci-dessus, ces dispositions ne peuvent être regardées comme instituant une présomption de fraude ou d'évasion fiscale. La société requérante ne saurait donc utilement soutenir que le législateur était tenu de prévoir que le contribuable soit mis en mesure d'apporter la preuve de ce que l'opération litigieuse ne poursuivait pas un but exclusivement fiscal. Par suite, les griefs tirés de la méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques ne présentent pas un caractère sérieux.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la question de constitutionnalité invoquée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Dès lors, il n'y a pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Sur le pourvoi :

11. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 4, qu'en jugeant que les dispositions des onzième et douzième alinéas de l'article 1518 B du code général des impôts étaient applicables en cas de contrôle conjoint, le tribunal administratif de Rouen n'a pas commis d'erreur de droit.

12. En second lieu, dès lors qu'il n'était ni contesté que les sociétés Airbus SE et Safran SA détenaient chacune 50 % des droits de vote attachés aux actions de la société ArianeGroup, ni soutenu que cette égalité était altérée par des dispositions statutaires ou conventionnelles, et qu'il ressortait des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les sociétés Safran SA et Airbus SE, s'étant accordées en 2015 pour créer la société ArianeGroup afin de mettre en œuvre une politique commune consistant à réorganiser la filière européenne des lanceurs spatiaux civils et militaires, s'étaient ainsi imposées d'y coordonner l'exercice de leurs droits de vote pour l'ensemble des décisions stratégiques de cette société, ce dont il se déduisait que ces deux sociétés pouvaient être regardées comme agissant de concert et déterminant en fait les décisions prises en assemblée générale, c'est sans erreur de droit, et par un jugement suffisamment motivé, que le tribunal administratif a jugé que la société ArianeGroup devait être regardée comme contrôlée, notamment, par la société Safran SA et en a déduit que l'administration était fondée à appliquer aux immobilisations qui lui ont été apportées par cette dernière les dispositions des onzièmes et douzième alinéas de l'article 1518 B du code général des impôts.

13. Il résulte de tout ce qui précède que les pourvois de la société ArianeGroup doivent être rejetés. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la SAS ArianeGroup.

Article 2 : Les pourvois de la SAS ArianeGroup sont rejetés.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société par actions simplifiée ArianeGroup et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et à la Première ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 28 juin 2023 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Pierre Collin, présidents de chambre ; M. Christian Fournier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, M. Hervé Cassagnabère, M. Jonathan Bosredon, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Nicolas Jau, auditeur-rapporteur.

Rendu le 13 juillet 2023.

Le président :

Signé : M. Christophe Chantepy

Le rapporteur :

Signé : M. Nicolas Jau

La secrétaire :

Signé : Mme Elsa Sarrazin

Code publication

B