Conseil d'Etat

Décision du 12 juillet 2023 n° 474529

12/07/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 26 mai 2023, au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B A demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision du 19 mai 2023 par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a refusé d'abroger les paragraphes nos 110 à 170 des commentaires administratifs publiés au Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) - impôts sous la référence BOI-BIC-PVMV-40-20-30-20, dans leurs rédactions successives en vigueur depuis le 2 août 2017 ;

2°) d'enjoindre au ministre d'abroger les paragraphes en litige ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- la loi n° 89-936 du 29 décembre 1989 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Sébastien Ferrari, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;

Considérant ce qui suit :

1. Mme A demande au Conseil d'Etat d'annuler la décision du 19 mai 2023 par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a refusé d'abroger les paragraphes nos 110 à 170 des commentaires administratifs publiés au Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) - impôts sous la référence BOI-BIC-PVMV-40-20-30-20, dans leurs versions successivement en vigueur depuis le 2 août 2017, soit en l'occurrence dans leurs rédactions publiées ce même jour puis le 22 juin 2022, lesquels réitèrent les dispositions du premier alinéa du a du I de l'article 151 octies du code général des impôts. Au soutien de sa requête, elle soulève un unique moyen, présenté dans un mémoire distinct, tiré de l'absence de conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de ces dispositions législatives.

Sur la recevabilité de la requête, en tant qu'elle est dirigée contre la version des commentaires publiée le 2 août 2017 :

2. Les commentaires administratifs des dispositions du premier alinéa du a du I de l'article 151 octies du code général des impôts publiés le 2 août 2017 se sont vu substituer une nouvelle version, publiée le 22 juin 2022. Par suite, la demande tendant à l'annulation du refus du ministre de procéder à l'abrogation de la version de ces commentaires antérieure à celle publiée le 22 juin 2022, dépourvue d'objet à la date de son introduction, est irrecevable.

Sur le cadre juridique applicable :

3. Aux termes du I de l'article 151 octies du code général des impôts : " Les plus-values soumises au régime des articles 39 duodecies à 39 quindecies et réalisées par une personne physique à l'occasion de l'apport à une société soumise à un régime réel d'imposition d'une entreprise individuelle ou d'une branche complète d'activité peuvent bénéficier des dispositions suivantes : / a. L'imposition des plus-values afférentes aux immobilisations non amortissables fait l'objet d'un report jusqu'à la date de la cession, du rachat ou de l'annulation des droits sociaux reçus en rémunération de l'apport de l'entreprise ou jusqu'à la cession de ces immobilisations par la société si elle est antérieure. Toutefois, en cas de transmission à titre gratuit à une personne physique des droits sociaux rémunérant l'apport ou de la nue-propriété de ces droits, le report d'imposition est maintenu si le bénéficiaire de la transmission prend l'engagement d'acquitter l'impôt sur la plus-value à la date où l'un des événements prévus à la phrase précédente se réalise () ".

4. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de l'article 16 de la loi du 29 décembre 1989 de finances rectificative pour 1989 dont elles sont issues, que le législateur a entendu prolonger la portée d'un mécanisme de report d'imposition visant à favoriser certaines restructurations d'entreprises en évitant que les contribuables ne soient contraints de vendre une partie des titres dont ils disposent à l'issue de ces opérations pour acquitter des impositions sur les plus-values qu'ils réalisent et ainsi de ne pas faire obstacle à la transmission des patrimoines professionnels. Il a ouvert à cette fin la possibilité, en cas de transmission à titre gratuit de droits sociaux grevés de plus-values d'apport en société de biens non amortissables auparavant affectés à l'exercice d'une activité sous une forme individuelle placées en report d'imposition, d'un maintien du bénéfice de ce report subordonné à la condition que le bénéficiaire de la transmission prenne l'engagement d'acquitter l'impôt sur ces plus-values à la date à laquelle interviendra la cession, le rachat ou l'annulation de ses droits, ou la cession par la société bénéficiaire de l'apport des biens non amortissables apportés.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

5. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé () à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat () ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

6. Aux termes de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ". En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts poursuivis sans que cette appréciation entraîne de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Cette exigence ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives.

7. La requérante soutient qu'en prévoyant, au premier alinéa du a du I de l'article 151 octies du code général des impôts, l'imposition entre les mains du donataire de plus-values placées en report d'imposition à la suite d'une opération d'apport réalisée par le donateur, sans prévoir d'atténuation de cette imposition par l'effet de l'écoulement du temps, le législateur aurait fait peser, sans limitation de durée, sur le donataire une imposition liée uniquement à l'enrichissement du donateur à raison de ces plus-values réalisées antérieurement au transfert de propriété des droits sociaux et par suite sans lien avec ses facultés contributives, méconnaissant ainsi les exigences rappelées au point précédent.

8. Toutefois, il résulte de ce qui a été dit au point 4 que le transfert de l'obligation d'acquitter l'imposition sur les plus-values en report prévu par les dispositions du premier alinéa du a du I de l'article 151 octies du code général des impôts est subordonné à l'accord du donataire ou de l'héritier, lequel dispose en outre, au moment où il exprime son accord, d'une connaissance exacte du montant et des modalités de paiement de l'imposition en report grevant les droits sociaux dont il accepte la transmission à titre gratuit. Un tel transfert ne saurait, dans ces conditions, être regardé comme faisant peser sur le donataire une charge fiscale excédant ses facultés contributives.

9. Par ailleurs, en adoptant les dispositions contestées, le législateur n'a pas entendu poursuivre un objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Par suite, la requérante ne saurait sérieusement soutenir que le législateur aurait institué une présomption irréfragable de fraude, en méconnaissance des principes constitutionnels d'égalité devant l'impôt et d'égalité devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

10. Il résulte de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme A, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Par suite, il n'y pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Sur le recours pour excès de pouvoir :

11. Il résulte de ce qui précède que Mme A, qui ne soulève à l'appui de sa requête aucun moyen autre que celui tiré de ce que les commentaires administratifs attaqués réitèreraient une disposition législative portant atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, n'est pas fondée à demander l'annulation de ces commentaires.

12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'État, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

D E C I D E :

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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme A.

Article 2 : La requête de Mme A est rejetée.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à Mme B A et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et à la Première ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 5 juillet 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Pierre Collin, M. Stéphane Verclytte, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, Mme Françoise Tomé, conseillers d'Etat et M. Sébastien Ferrari, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 12 juillet 2023.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

Le rapporteur :

Signé : M. Sébastien Ferrari

La secrétaire :

Signé : Mme Magali Méaulle

Code publication

C