Cour d'Appel de Rouen

Arrêt du 5 juillet 2023 n° 22/00541

05/07/2023

Non renvoi

N° RG 22/00541 - N° Portalis DBV2-V-B7G-JAEO

 

COUR D'APPEL DE ROUEN

 

1ERE CHAMBRE CIVILE

 

ARRET DU 5 JUILLET 2023

 

SUR QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

 

DÉCISION DÉFÉRÉE :

 

21/00858

 

Tribunal judiciaire de ieppe du 30 décembre 2021

 

DEMANDEUR à la question prioritaire :

 

Monsieur [Y] [N]

 

né le 24 janvier 1987 à [Localité 8]

 

[Adresse 3]

 

[Localité 6]

 

comparant en personne, représenté et assisté de Me Rose-Marie CAPITAINE, avocat au barreau de Dieppe plaidant par Me Nathalie HUREL

 

INTERVENANT

 

Monsieur [E] [T]

 

né le 25 mai 1950 à [Localité 7]

 

[Adresse 5]

 

[Localité 7]

 

représenté et assisté par Me Rose-Marie CAPITAINE, avocat au barreau de Dieppe

 

plaidant par Me Nathalie HUREL

 

DEFFENDERESSE à la question prioritaire :

 

Sa LA SAFER DE NORMANDIE

 

RCS de Caen 623 820 602

 

[Adresse 4]

 

[Localité 2]

 

représentée et assistée par Me Pauline COSSE de la SCP BARON COSSE ANDRE, avocat au barreau de l'Eure

 

COMPOSITION DE LA COUR  :

 

Lors des débats et du délibéré :

 

Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre

 

M. Jean-François MELLET, conseiller

 

Mme Magali DEGUETTE, conseillère

 

GREFFIER LORS DES DEBATS :

 

Mme Catherine CHEVALIER,

 

MINISTERE PUBLIC :

 

Auquel l'affaire a été régulièrement communiquée.

 

DEBATS :

 

A l'audience publique du 3 avril 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 14 juin 2023, date à laquelle le délibéré a été prorogé au 5 juillet 2023

 

ARRET :

 

CONTRADICTOIRE

 

Prononcé publiquement le 5 juillet 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

 

signé par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.

 

*

 

* *

 

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE

 

Par acte d'huissier du 20 septembre 2021, M. [Y] [N] a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Dieppe, la Sa Safer de Normandie, au visa des articles L. 143-2, L. 143-3, L. 143-4 et L. 131-2, R. 143-6 du code rural et de la pêche maritime, afin de voir :

 

- annuler la décision de préemption du 21 juin 2021 prise sur les parcelles sises à [Adresse 9] section ZD [Cadastre 1] d'une superficie de 11ha 85a 70ca,

 

- condamner la Safer de Normandie à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile outre les dépens.

 

Par jugement du 30 décembre 2021, la juridiction saisie a :

 

- annulé la décision de préemption du 21 juin 2021 susvisée,

 

- condamné la Safer de Normandie à payer à M. [N] la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- laissé à la charge de la Safer de Normandie les dépens.

 

Par déclaration reçue au greffe le 15 février 2022, la Sa Safer de Normandie a formé appel du jugement.

 

Par conclusions notifiées le 11 mai 2022, la Sa Safer de Normandie a demandé à la cour, au visa des articles 564 du code de procédure civile et des articles L. 143-4 et L. 143-6 du code rural et de la pêche maritime, d'infirmer la décision entreprise en ce qu'elle a annulé la décision de préemption du 21 juin 2021 et de :

 

- débouter M. [N] de ses demandes,

 

- juger irrecevables les demandes de M. [N] relatives à une décision de rétrocession,

 

- condamner M. [N] à lui payer la somme de 2 000 euros et à supporter les dépens.

 

Par conclusions notifiées le 15 juillet 2022, M. [N] demande à la cour au visa des articles L. 143-2, L. 143-3, L. 143-4 et L. 131-2, R. 143-6 du code rural et de la pêche maritime de confirmer la décision entreprise et de condamner la Safer de Normandie à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

 

Parallèlement à la poursuite d'échanges de conclusions au fond entre les parties, par conclusions notifiées le 25 octobre 2022, M. [N] a saisi la cour d'une question prioritaire de constitutionnalité relative aux articles L. 143-1 alinéa 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime.

 

Par ordonnance du 16 novembre 2022, le conseiller de la mise en état a :

 

- déclaré recevable le moyen soulevé par M. [Y] [N] par conclusions notifiées le 25 octobre 2022 relatif à une question prioritaire de constitutionnalité,

 

- fixé l'affaire à l'audience de la cour, en formation collégiale, du 1er février 2023,

 

- ordonné la communication de la procédure au ministère public.

 

A la date fixée, l'affaire a été renvoyée à l'audience du 3 avril 2023.

 

EXPOSE RELATIF A LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

 

Par dernières conclusions notifiées le 31 mars 2023, M. [Y] [N] demande à la cour de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

 

« Les articles L. 143-1 alinéa 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime, en tant qu'ils instituent un droit de préemption au bénéfice des Safer et qu'ils leur laissent une latitude excessive dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier leur décision, sont-ils contraires à l'article 34 de la Constitution ' ».

 

Il expose qu'il a signé un compromis de vente notarié le 22 avril 2021 avec les consorts [T] pour l'acquisition de parcelles sises à [Adresse 9] au prix de

 

177 855 euros ; que le notaire a notifié l'acte à la Safer de Normandie pour purge du droit de préemption ; que par lettre recommandée du 21 juin 2021, il a été avisé de l'exercice de ce droit sur les terres qu'il s'agissait d'acheter au motif que :

 

' L'intervention de la SAFER de Normandie pourrait permettre sous réserve de la publicité légale relative aux appels de candidature, de participer à l'installation d'un jeune agriculteur du secteur en association avec la structure familiale de 109 ha distante de 4 km ou contribuer au complément d'installation d'un jeune venant de s'installer avec ses parents dans le cadre d'une exploitation à vocation d'élevage de 120 ha environ distante de 2 km. Elle pourrait également favoriser la consolidation et améliorer la structure d'une ou plusieurs exploitations à vocation laitière priches de superficie moyenne, dont une de 80 ha, dont la pérennité est assurée par la présence d'un fils disposant d'une formation agricole.'

 

Dans le cadre de la procédure d'appel engagée par la Safer de Normandie sur l'annulation de la décision de préemption, il fait valoir que les articles L.143-1 alinéa 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime, appliqués par la Safer de Normandie sont contraires à la Constitution, position justifiant la saisine de la Cour de cassation.

 

Il soutient ainsi que l'article L. 143-1 alinéa 1er du code rural et de la pêche maritime instauré par la loi n° 62-933 du 8 août 1962 complémentaire à la loi d'orientation agricole et modifié, l'article L. 143-3 du même code n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité et que la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

S'agissant de l'incompétence négative, il souligne que :

 

- l'article 34 de la Constitution détermine le domaine de la loi en posant les principes fondamentaux 'du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales' ;

 

- il existe un cas d'incompétence négative du législateur et donc de violation de la loi lorsque le législateur n'a pas épuisé sa compétence ;

 

- le grief de l'incompétence négative peut être invoqué lorsque le fait pour le législateur d'être resté en deça de sa compétence est de nature à affecter un droit ou une liberté constitutionnel ;

 

- le Conseil constitutionnel censure les dispositions législatives lorsqu'il existe un risque d'arbitraire dans l'application de la loi.

 

S'agissant du droit de propriété et la liberté contractuelle, il rappelle que l'article 17 de la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 garantit le droit de propriété auquel porte atteinte le droit de préemption.

 

En l'occurence, en établissant un droit de préemption au bénéfice des Safer à l'articles L. 143-1, alinéa 1er du code rural, et en exigeant seulement à l'article L. 143-3 du code rural, que les Safer justifient leur décision de préemption par référence à l'un des objectifs légaux, le législateur n'a pas épuisé pleinement sa compétence et a dès lors affecté excessivement le droit de propriété des personnes dont les biens ont été préemptés ainsi que leur liberté contractuelle. Il existe un risque d'arbitraire important faute de garanties légales suffisantes. La motivation 'par référence explicite et motivée' est une garantie insuffisante. En outre, le contrôle juridictionnel de la décision de préemption des Safer ne peut porter que sur la régularité et la légalité de la décision et non sur son opportunité ; qu'il est donc limité. La latitude des Safer est ainsi excessive.

 

Il précise que seule l'existence d'un critère supplémentaire en vertu duquel la préemption ne pourrait avoir lieu lorsque la vente d'un bien agricole poursuit déjà un but recherché par la Safer ou l'existence d'une hiérarchisation des buts poursuivis à l'instar du contrôle des structures, lesquelles devraient figurer dans la loi, seraient de nature à conférer au droit constitutionnel de propriété et au principe constitutionnel de liberté contractuelle des garanties légales suffisantes en permettant au juge d'exercer un contrôle suffisant et exhaustif de légalité de la décision de préemption de la Safer tant au niveau de sa motivation que de son opportunité. En l'absence de garantie, les textes discutés sont contraires à la Constitution.

 

Elle conteste les moyens développés par la Safer de Normandie pour affirmer que :

 

- il n'existe pas de décision ayant tranché l'inconstitutionnalité des textes visés ;

 

- la jurisprudence citée par la Safer ne concerne pas les hypothèses soulevées dans le présent débat alors que cette dernière ne répond pas aux conclusions de l'intimé ;

 

- la Safer ne peut se borner à avancer que le droit de préemption poursuit un objectif légitime et ne porte pas atteinte au droit de propriété de manière disproportionnée ;

 

- l'appelante ne caractérise pas la nature limitée et encadrée de son droit.

 

Par dernières conclusions notifiées le 27 mars 2023, la Sa Safer de Normandie demande à la cour, au visa des articles 126-1 et suivants du code de procédure civile, 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel de :

 

- rejeter la demande de transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité formulée par M. [N],

 

- condamner M. [N] à la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- condamner M. [N] aux dépens.

 

Elle fait valoir que l'article L. 143-1 du code rural et de la pêche maritime a déjà fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité et notamment par décision de la Cour de cassation du 3 avril 2014 qui a rejeté une demande de transmission de la question relative à l'atteinte à la liberté contractuelle et la liberté d'entreprendre que causerait les articles L. 143-1 et L. 143-2 du code susvisé.

 

Le droit de préemption institué au profit des Safer n'est pas une situation juridique isolée. Il s'agit de la réalisation d'opérations d'intérêt général permettant 'des limitations' au droit de propriété 'liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi' selon décision du Conseil constitutionnel du 16 mars 2017. Les Safer ont été reconnues par le Conseil d'Etat comme un organisme privé chargé, sous le contrôle de l'administration, de la 'gestion d'un service public' administratif en vue de l'amélioration des structures agricoles et par la Cour de cassation comme un organisme à qui l'Etat a confié une 'mission d'intérêt public' ou 'd'intérêt général'.

 

Le droit de préemption de la Safer poursuit un motif légitime ne portant pas une atteinte au droit de propiété et à la liberté contractuelle de manière disproportionnée au visa de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation. Il est limité et encadré.

 

M. [E] [T] est intervenu volontairement à la procédure mais n'a pas conclu sur la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

 

Par réquisitions du 16 novembre 2022, le ministère public s'est opposé à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation pour défaut de caractère sérieux et a sollicité l'infirmation de la décision entreprise.

 

MOTIFS

 

L'article 23-2 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958, dans sa rédaction issue de la loi organique n°2009-1523 du 10 décembre 2009 dispose que la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

 

1° la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

 

2° elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ;

 

3° la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

La question soumise à l'appréciation de la cour par M. [N] porte sur les article L. 143-1 al 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime dans le cadre suivant :

 

L'article L. 143-1 du code rural et de la pêche maritime indique qu'il est institué au profit des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural un droit de préemption en cas d'aliénation à titre onéreux de biens immobiliers à usage agricole et de biens mobiliers qui leur sont attachés ou de terrains nus à vocation agricole, sous réserve du I de l'article L. 143-7. Sont considérés comme à vocation agricole, pour l'application du présent article, les terrains situés soit dans une zone agricole protégée créée en application de l'article L. 112-2 du présent code, soit à l'intérieur d'un périmètre délimité en application de l'article L. 113-16 du code de l'urbanisme, soit dans une zone agricole ou une zone naturelle et forestière délimitée par un document d'urbanisme. En l'absence d'un document d'urbanisme, sont également regardés comme terrains à vocation agricole les terrains situés dans les secteurs ou parties non encore urbanisés des communes, à l'exclusion des bois et forêts.

 

Selon l'article L. 143-2, l'exercice de ce droit a pour objet, dans le cadre des objectifs définis à l'article L. 1 (qui définit les finalités de la politique en faveur de l'agriculture et de l'alimentation, dans ses dimensions internationale, européenne, nationale et territoriale) :

 

1° L'installation, la réinstallation ou le maintien des agriculteurs ;

 

2° La consolidation d'exploitations afin de permettre à celles-ci d'atteindre une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles et l'amélioration de la répartition parcellaire des exploitations existantes, dans les conditions prévues à l'article L. 331-2 ;

 

3° La préservation de l'équilibre des exploitations lorsqu'il est compromis par l'emprise de travaux d'intérêt public ;

 

4° La sauvegarde du caractère familial de l'exploitation ;

 

5° La lutte contre la spéculation foncière ;

 

6° La conservation d'exploitations viables existantes lorsqu'elle est compromise par la cession séparée des terres et de bâtiments d'habitation ou d'exploitation ;

 

7° La mise en valeur et la protection de la forêt ainsi que l'amélioration des structures sylvicoles dans le cadre des conventions passées avec l'Etat ;

 

8° La protection de l'environnement, principalement par la mise en 'uvre de pratiques agricoles adaptées, dans le cadre de stratégies définies par l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs établissements publics ou approuvées par ces personnes publiques en application du présent code ou du code de l'environnement ;

 

9° Dans les conditions prévues par la section 3 du chapitre III du titre Ier du livre Ier du code de l'urbanisme, la protection et la mise en valeur des espaces agricoles et naturels périurbains.

 

Selon l'article L. 143-3 du même code, à peine de nullité, la société d'aménagement foncier et d'établissement rural doit justifier sa décision de préemption par référence explicite et motivée à l'un ou à plusieurs des objectifs ci-dessus définis, et la porter à la connaissance des intéressés. Elle doit également motiver et publier la décision de rétrocession et annoncer préalablement à toute rétrocession son intention de mettre en vente les fonds acquis par préemption ou à l'amiable.

 

La transmission de la question suppose que soient remplies cumulativement trois conditions.

 

Sur l'application au litige ou à la procédure des dispositions contestées

 

En l'espèce, sont contestés les articles L. 143-1 alinéa 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime, applicables au litige opposant M. [N] et la Safer de Normandie en ce qu'elles définissent les règles relatives au droit de préemption de biens immobiliers à usage agricole. Cette condition non discutée par les parties est acquise.

 

Sur le caractère nouveau de la question prioritaire de constitutionnalité

 

Pour que la question soit considérée comme nouvelle, la ou les dispositions législatives discutées ne doivent pas avoir été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et ce quel que soit le fondement invoqué.

 

La Safer de Normandie ne verse aux débats aucune décision du Conseil constitutionnel ayant statué sur les dispositions de l'article L. 143-1 al 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime. Elle communique exclusivement :

 

- la décision du Conseil n° 2014-701 du 9 octobre 2014 par laquelle il statue sur la conformité de l'article 143-1 en ses alinéas 5 (partiellement non conforme) et 6, L. 143-2,

 

- la décision du Conseil n° 2017-748 du 16 mars 2017 par laquelle il statue sur les dispositions de la loi relative à la lutte contre l'accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle qui ne concerne pas les dispositions présentement débattues,

 

- la décision du Conseil n° 2018-707 du 25 mai 2018 par laquelle il statue sur une question relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article l. 142-4 du code rural et de la pêche maritime.

 

La conformité des articles susvisées n'ayant pas été tranchée par le Conseil, la question est nouvelle et peut être dès lors retenue sous la réserve de l'examen du critère suivant.

 

Sur le caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité

 

La question doit être de nature à faire naître un doute sur la conformité de la disposition législative concernée, notamment, s'il est reproché à une disposition législative de porter atteinte à une liberté à valeur constitutionnelle.

 

Il convient de rappeler que l'alinéa 1er de l'article L. 143-1 a été modifié par la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 ; que l'article L. 143-3 est une création sans modification depuis la loi n° 92-1283 du 11 décembre 1992.

 

Si la décision du 9 octobre 2014 ne statue pas sur les articles L. 143-1 al 1er et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime, le Conseil constitutionnel développe dans ses motifs l'analyse suivante :

 

- après avoir rappelé les modifications apportées par la loi soumise à son examen d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, à l'origine des dispositions actuelles depuis la loi du 13 octobre 2014, il considère qu''il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du cotoyen de 1789, et à la liberté contractuelle, qui découle de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.'

 

- il lie ce principe aux objectifs expressément définis par l'article L. 143-2 dans des termes ci-dessus repris en précisant que ' le législateur n'a pas entendu modifier ces dispositions relatives relatives à l'objet de ces sociétés en définissant à l'article L. 143-2 du même code, les objectifs de leur droit de préemption ; que les dispositions de cet article L. 143-2 n'ont pas pour objet et ne sauraient, sans porter aux conditions d'exercice du droit de propriété et à la liberté contractuelle une atteinte disporportionnée au regard de l'objet des missions de ces sociétés, permettre que l'exercice du droit de préemption qui leur est confié par les dispositions de l'article L. 143-1 soit mis en oeuvre pour des missions qui ne se rattachent pas principalement à leur mission de favoriser l'installation, le maintien et la consolidation d'exploitations agricoles ou forestières afin que celles-ci atteignent une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles, ainsi que l'amélioration de la répartition parcellaire des exploitations ; que, sous cette réserve, les dispositions de l'article L. 143-2 du code rural et de la pêche maritime sont conformes à la Constitution.'.

 

- il poursuit l'examen de différentes dispositions des premiers articles de la section 1 du chapitre III relatif au droit de préemption.

 

Dans la décision du 25 mai 2018, le débat porte sur l'article L. 143-4 du code susvisé : le Conseil constitutionnel rappelle au préalable le socle que constituent les articles L. 143-1, L. 143-2 et L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime.

 

La Sa Safer de Normandie produit par ailleurs un arrêt de la Cour de cassation du 3 avril 2014 écartant faute de caractère sérieux de la question la demande de renvoi de la question prioritaire portant sur les articles L. 143-1 et L. 143-2 du code susvisé et les atteintes aux principes constitutionnels de la liberté contractuelle et de la liberté d'entreprendre.

 

Si comme l'indique M. [N], les faits de l'espèce sont différents, il n'en reste pas moins que la cour suprême a examiné la pertinence de la saisine du Conseil au regard des valeurs fondamentales garanties par la Constitution.

 

M. [N] ne verse aux débats aucune autre décision du Conseil constitutionnel ou de la Cour de cassation ayant directement pour objet les articles du code rural et de la pêche maritime dont il s'agit.

 

Il invoque la sanction apportée par le Conseil constitutionnel lorsque le législateur n'exerce pas pleinement ses compétences et abandonne une latitude trop importante aux opérateurs auxquels il confie en particulier des missions d'intérêt général susceptible de porter atteinte aux droits garantis par la Constitution.

 

Toutefois, en l'espèce, la finalité du droit de préemption et donc les conditions de son exercice sont doublement définies et limitées par la politique agricole décrite dans l'article L.1 du chapitre III et les objectifs de l'article L. 143-2 du code applicable. Compte tenu d'un exercice de la profession diversifié, de l'existence d'exploitations de nature différente, des enjeux 'dans (leurs) dimensions internationale, européenne, nationale et territoriale' tels que visés dans l'article L. 1, le législateur ne peut que donner un cadre certes précis mais suffisamment adapté pour être efficient dans des hypothèses à géométrie variable.

 

Ainsi, les dispositions de l'article L. 143-1 al 1er ne font que définir le principe de la mission d'intérêt général confiée aux sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural s'exerçant par le droit de préemption sur les biens à usage agricole ou forestier dans des conditions acquises au regard de leur conformité à la Constitution. Cet alinéa n'est pas autonome en ce que les textes qui suivent ont vocation à déterminer les objectifs et les limites de cette prérogative.

 

L'article L. 143-3 du même code concerne la sanction applicable :

 

- elle est exigeante puisqu'il s'agit de la nullité du droit de préemption ;

 

- elle se référe à l'obligation pour la Safer de se référer de façon 'explicite et motivée' aux objectifs définis et de notifier les motifs aux intéressés ;

 

- l'efficience de l'opération engagée par le droit de préemption est placée sous un contrôle public puisqu'elle doit 'motiver et publier la décision de rétrocession et annoncer préalablement à toute rétrocession son intention de mettre en vente les fonds acquis par préemption ou à l'amiable'.

 

La sanction prévue a été mise en oeuvre par M. [N] et a porté ses fruits puisque le jugement entrepris a annulé la décision de préemption, que la voie de recours de droit commun, l'appel, est possible dans des conditions permettant un large débat contradictoire sur les motivations de l'exercice du droit de préemption.

 

L'absence de contrôle possible sur l'opportunité de la décision de préempter, avancée par M. [N], ne heurte pas les principes constitutionnels dans la mesure où d'une part, la société d'aménagement foncier et d'établissement rural exerce ses missions dans des conditions relevant de l'intérêt général et où d'autre part, la publicité des suites apportées lors de la rétrocession des propriétés préemptées assure la pleine transparence de l'opération en raison de l'annonce de la mise en vente des biens et la publication de la rétrocession opérée.

 

M. [N] n'évoque pas une hypothèse d'exclusion du candidat à l'acquisition du bien préempté dans la mise en oeuvre de la procédure de rétrocession qui viendrait porter une atteinte disproportionnée à la liberté de contracter et d'entreprendre à l'encontre de l'agriculteur subissant la préemption des biens convoités.

 

En définitive, la question est dépourvue de sérieux au regard de la portée des textes discutés, des décisions du Conseil constitutionnel produites, de l'analyse également développée par la Cour de cassation. Il n'y a pas lieu de transmettre la question à la Cour de cassation.

 

PAR CES MOTIFS,

 

par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,

 

Rejette la demande de M. [Y] [N] et décide de ne pas transmettre la question prioritaire de constitutionnalité soumise, à la Cour de cassation,

 

Précise qu'en conséquence, l'affaire sera fixée à l'audience de plaidoiries qui se tiendra le 17 janvier 2024 à 14 heures en formation collégiale,

 

Réserve les dépens qui suivront le sort de la procédure d'appel et les frais irrépétibles.

 

Le greffier, La présidente de chambre,