Tribunal administratif de Cergy-Pontoise

Ordonnance du 22 juin 2023 n° 2212501

22/06/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par un mémoire, enregistré le 15 novembre 2022, la société coopérative d'approvisionnement Paris Nord (SCAPNOR), représentée par Me de Lesquen et Me Janssens, demande au tribunal, à l'appui de ses conclusions tendant à l'annulation de la décision du 6 juillet 2022 par laquelle le directeur régional et interdépartemental de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DRIETTS) d'Ile-de-France lui a enjoint sous trois mois, d'une part, de mettre en place, et de s'y conformer, une procédure dans le cadre de laquelle elle apporte à ses fournisseurs la preuve, par tout moyen, de la justification des pénalités logistiques qu'elle souhaite leur infliger, et, d'autre part, de cesser de déduire d'office du montant des factures émis par ses fournisseurs les pénalités ou rabais correspondant au non-respect de leurs engagements contractuels, de transmettre au Conseil d'Etat, en application de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du III de l'article L. 470-1 du code de commerce et des articles L. 441-17 et L. 442-4 du même code.

Elle soutient que :

- les dispositions du III de l'article L. 470-1 du code de commerce et des articles L. 441-17 et L. 442-4 du même code sont applicables au litige ;

- elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Sur la question en tant qu'elle vise le III de l'article L. 470-1 du code de commerce :

- la question posée est sérieuse, dès lors que les dispositions en cause instaurent une sanction ayant le caractère d'une punition à caractère répressif portant atteinte au principe de légalité des délits et des peines, au principe des droits de la défense et aux principes de séparation des pouvoirs, d'indépendance et d'impartialité découlant des articles 8 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Sur la question en tant qu'elle vise l'article L. 441-17 du code de commerce :

- la question posée est sérieuse, dès lors que les dispositions en cause, qui ont bouleversé le régime des pénalités logistiques initialement prévues par le 3° du I de l'article L. 442-1 du code de commerce sans être assorties de dispositions transitoires, portent une atteinte non justifiée par un motif d'intérêt général suffisant aux contrats en cours, en méconnaissance des articles 4 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Sur la question en tant qu'elle vise l'article L. 442-4 du code de commerce :

- la question posée est sérieuse, dès lors que les dispositions en cause, en tant qu'elles portent sur les manquements aux obligations posées par les dispositions de l'article L. 441-17 relatives aux pénalités logistiques, méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines protégé par l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 ;

- le décret n° 2010-148 du 16 février 2010 ;

- l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 ;

- la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 ;

- la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. / Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ".

2. L'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, dispose que : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat (), le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. () ". En vertu de l'article 23-2 de la même ordonnance : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : / 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; / 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; / 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. / () ". Enfin, en vertu de l'article R. 771-1 du code de justice administrative : " Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative, le vice-président du Tribunal administratif de Paris, les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours ou les magistrats désignés à cet effet par le chef de juridiction peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité ".

3. Il résulte de ces dispositions que le président d'une formation de jugement d'un tribunal administratif, saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

Sur la question en tant qu'elle vise le III de l'article L. 470-1 du code de commerce :

4. Aux termes du III de l'article L. 470-1 du code de commerce, dans sa version issue de l'article 9 de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière : " 1. Lorsque l'injonction est notifiée à raison d'un manquement passible d'une amende civile, les agents mentionnés au I du présent article peuvent assortir leur mesure d'une astreinte journalière ne pouvant excéder un montant de 0,1 % du chiffre d'affaires mondial hors taxes réalisé au cours du dernier exercice clos. () Dans ce cas, l'injonction précise les modalités d'application de l'astreinte encourue, notamment sa date d'applicabilité, sa durée et son montant. Le montant de l'astreinte est proportionné à la gravité des manquements constatés et tient compte notamment de l'importance du trouble causé. / L'astreinte journalière court à compter du jour suivant l'expiration du délai imparti au professionnel pour se mettre en conformité avec la mesure d'injonction notifiée. / En cas d'inexécution, totale ou partielle, ou d'exécution tardive, l'autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation procède, dans les conditions prévues au IV de l'article L. 470-2, à la liquidation de l'astreinte () La décision prononçant la mesure d'injonction et celle prononçant la liquidation de l'astreinte journalière sont motivées. Elles sont susceptibles d'un recours de pleine juridiction et le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner leur suspension dans les conditions prévues à l'article L. 521-1 du code de justice administrative. / 2. L'injonction mentionnée au premier alinéa du 1 du présent III peut faire l'objet, en cas d'inexécution totale ou partielle ou d'exécution tardive, d'une mesure de publicité sur le site internet de l'autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation ainsi que, aux frais de la personne sanctionnée, sur un support habilité à recevoir des annonces légales que cette dernière aura choisi dans le département où elle est domiciliée. La décision peut en outre être publiée, à ses frais, sur d'autres supports. / Dans ce cas, le professionnel est informé, lors de la procédure contradictoire préalable au prononcé de l'injonction, de la nature et des modalités de la mesure de publicité encourue. ".

5. En premier lieu, les dispositions précitées de l'article 9 de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière, codifiées sous le III de l'article L. 470-1 du code de commerce, sont applicables au présent litige et n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

6. En second lieu, le dispositif d'injonction sous astreinte prévu par les dispositions précitées du l'article 9 de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière, prévu par le législateur pour lutter contre les pénalités logistiques infligées par les enseignes de la grande distribution à leurs fournisseurs pour des motifs étrangers au bon fonctionnement de la chaîne logistique, notamment des taux de service excessifs, répond à un motif d'intérêt général destiné à lutter contre les déséquilibres contractuels constatés entre distributeurs et fournisseurs et n'est par suite pas constitutif d'une sanction à caractère répressif excluant l'auto-saisine de l'autorité administrative. Dès lors, le dispositif législatif en cause ne peut être regardé comme portant atteinte au principe de légalité des délits et des peines, au principe des droits de la défense et aux principes de séparation des pouvoirs, d'indépendance et d'impartialité découlant des articles 8 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la SCAPNOR ne présente donc pas un caractère sérieux. Par suite, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

Sur la question en tant qu'elle vise l'article L. 441-17 du code de commerce :

7. Aux termes de l'article L. 441-17 du code de commerce, dans sa version issue de l'article 7 de la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs : " I.-Le contrat peut prévoir la fixation de pénalités infligées au fournisseur en cas d'inexécution d'engagements contractuels. Il prévoit une marge d'erreur suffisante au regard du volume de livraisons prévues par le contrat. Un délai suffisant doit être respecté pour informer l'autre partie en cas d'aléa. / Les pénalités infligées au fournisseur par le distributeur ne peuvent dépasser un montant correspondant à un pourcentage du prix d'achat des produits concernés. Elles doivent être proportionnées au préjudice subi au regard de l'inexécution d'engagements contractuels. / Il est interdit de procéder au refus ou au retour de marchandises, sauf en cas de non-conformité de celles-ci ou de non-respect de la date de livraison. / La preuve du manquement doit être apportée par le distributeur par tout moyen. Le fournisseur dispose d'un délai raisonnable pour vérifier et, le cas échéant, contester la réalité du grief correspondant. / Il est interdit de déduire d'office du montant de la facture établie par le fournisseur les pénalités ou rabais correspondant au non-respect d'un engagement contractuel. / Seules les situations ayant entraîné des ruptures de stocks peuvent justifier l'application de pénalités logistiques. Par dérogation, le distributeur peut infliger des pénalités logistiques dans d'autres cas dès lors qu'il démontre et documente par écrit l'existence d'un préjudice. / Dès lors qu'il est envisagé d'infliger des pénalités logistiques, il est tenu compte des circonstances indépendantes de la volonté des parties. En cas de force majeure, aucune pénalité logistique ne peut être infligée. / II.-Le distributeur ne peut exiger du fournisseur un délai de paiement des pénalités mentionnées au présent article inférieur au délai de paiement qu'il applique à compter de la réception des marchandises. ".

8. En premier lieu, les dispositions précitées de l'article 7 de la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs sont applicables au présent litige et n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

9. En second lieu, ainsi qu'il a été dit au point 6 de la présente ordonnance, le dispositif d'injonction sous astreinte prévu par les dispositions précitées du l'article 9 de la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière a été prévu par le législateur pour lutter contre les pénalités logistiques infligées par les enseignes de la grande distribution à leurs fournisseurs pour des motifs étrangers au bon fonctionnement de la chaîne logistique. Si la SCAPNOR soutient que les dispositions de l'article L. 441-17 du code de commerce, dans sa version issue de l'article 7 de la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs, ont bouleversé le régime des pénalités logistiques initialement prévues par le 3° du I de l'article L. 442-1 du code de commerce, le législateur a seulement entendu assurer une plus juste rémunération des fournisseurs en rééquilibrant les relations commerciales entre les différents acteurs de la chaîne alimentaire et agro-alimentaire, poursuivant ainsi un but d'intérêt général. En limitant le champ des pénalités logistiques à la prévention des retards et aux absences de livraison et en les proportionnant aux préjudices subis, le législateur n'a donc pas entendu sanctionner les distributeurs. Contrairement à ce que soutient la SCAPNOR, à qui il est loisible de déroger aux stipulations des contrats en cours pour ne pas infliger de pénalités logistiques disproportionnées à ses fournisseurs, les dispositions précitées de l'article 7 de la loi n° 2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs ne portent pas une atteinte non justifiée par un motif d'intérêt général suffisant aux contrats en cours, en méconnaissance des articles 4 et 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La question prioritaire de constitutionnalité soulevée ne présente donc pas un caractère sérieux. Par suite, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

Sur la question en tant qu'elle vise l'article L. 442-4 du code de commerce :

10. Aux termes de l'article L. 442-4 du code de commerce, dans sa version issue de l'article 2 de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce : " I.-Pour l'application des articles L. 442-1, L. 442-2, L. 442-3, L. 442-7 et L. 442-8, l'action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d'un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l'économie ou par le président de l'Autorité de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l'occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée aux articles précités. / () Le ministre chargé de l'économie ou le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d'ordonner la cessation des pratiques mentionnées aux articles L. 442-1, L. 442-2, L. 442-3, L. 442-7 et L. 442-8. Ils peuvent également, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander la restitution des avantages indument obtenus, dès lors que les victimes de ces pratiques sont informées, par tous moyens, de l'introduction de cette action en justice. () ".

11. Si, comme le soutient la SCAPNOR, les dispositions en litige du III de l'article L. 470-1 du code de commerce et l'article L. 441-17 du même code se réfèrent indirectement à l'article L. 442-4 du même code en tant qu'il se réfère à des manquements passibles d'une amende civile, elles ne sont pas pour autant directement applicables au présent litige. Par suite, il n'y a pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité les concernant au Conseil d'Etat.

Par ces motifs, le tribunal ordonne :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité de la société coopérative d'approvisionnement Paris Nord (SCAPNOR).

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société coopérative d'approvisionnement Paris Nord et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Fait à Cergy, le 22 juin 2023.

La présidente de la 3ème chambre,

signé

C. Oriol

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.