Tribunal administratif de Caen

Jugement du 13 juin 2023 n° 2102477

13/06/2023

Irrecevabilité

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 14 novembre 2021, M. B D, représenté par Me Catteau-Lefrançois, demande au tribunal :

1°) d'annuler la décision n° 2021-723 du 13 septembre 2021 par laquelle le directeur du centre hospitalier Fernand Léger d'Argentan l'a suspendu de ses fonctions à compter du 15 septembre 2021 et jusqu'à la production d'un justificatif de vaccination ou de contre-indication à la vaccination répondant aux conditions définies par le décret n° 2021-1059 du 7 août 2021 ;

2°) d'enjoindre au centre hospitalier Fernand Léger d'Argentan de procéder à sa réintégration et de rétablir, à compter du 15 septembre 2021, le versement de sa rémunération, d'assimiler la période de suspension de ses fonctions à une période de travail effectif déterminant la durée de ses congés payés et de ses droits acquis au titre de l'ancienneté et de prendre en compte cette période au titre de son avancement ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier public Fernand Léger la somme de 2 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les entiers dépens.

Il soutient que :

- la décision a été signée par une autorité incompétente ;

- elle est entachée d'un vice de procédure dès lors qu'il n'a pas eu d'entretien avec son employeur préalablement à l'édiction de la décision attaquée ;

- elle méconnaît les dispositions du III de l'article 14 de la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021, dès lors qu'il n'a pas été invité à utiliser les jours de congés qu'il avait à son crédit ;

- l'obligation vaccinale est illégale ; elle ne répond pas aux exigences d'intérêt général pouvant permettre de restreindre sa liberté de choix concernant sa santé, tel que prévu par les articles L. 1111-4 et L. 1122-1-1 du code de la santé publique ;

- l'obligation vaccinale instituée par la loi du 5 août 2021 ne répond pas aux critères prévus par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en matière de vaccination obligatoire, ainsi qu'ils ressortent de son arrêt du 8 avril 2021, Vavricka c. République Tchèque (choix du vaccin limité ; absence de consensus général sur leur efficacité ; cas graves de réactions ; absence d'appréciation au cas par cas des contre-indications ; sanction disproportionnée puisque d'une extrême sévérité et sans limite dans le temps ; objection de conscience non reconnue) ;

- les sanctions prévues par la loi sont disproportionnées au regard des critères prévus par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme ;

- la décision de suspension crée une discrimination entre les personnes vaccinées et les personnes non-vaccinées, en méconnaissance du règlement (UE) n° 2021/953 du 14 juin 2021 ;

- elle porte une atteinte excessive à la liberté individuelle qui découle des articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Par des mémoires enregistrés le 7 février 2022 et le 24 mai 2023, le centre hospitalier d'Argentan conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de M. D une somme de 500 euros au titre des frais de gestion de dossier.

Il soutient que les moyens soulevés par M. D ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le règlement (UE) n° 2021/953 du Parlement et du Conseil du 14 juin 2021 ;

- le code de la santé publique ;

- la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 ;

- la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 ;

- le décret n° 2021-1059 du 7 août 2021 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Créantor,

- et les conclusions de Mme E.

Considérant ce qui suit :

1. M. B D exerce les fonctions d'infirmier de bloc opératoire au centre hospitalier de Fernand Léger d'Argentan. Par une décision du 13 septembre 2021, le directeur centre hospitalier l'a suspendu à compter du 15 septembre 2021 jusqu'à la production d'un justificatif de vaccination ou de contre-indication à la vaccination. M. D demande l'annulation de cette décision.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

2. En premier lieu, aux termes de l'article D. 6143-33 du code de la santé publique : " Dans le cadre de ses compétences définies à l'article L. 6143-7, le directeur d'un établissement public de santé peut, sous sa responsabilité, déléguer sa signature ". En outre, aux termes de l'article L. 6143-7 du même code : " Le directeur, président du directoire, conduit la politique générale de l'établissement. Il représente l'établissement dans tous les actes de la vie civile et agit en justice au nom de l'établissement. Le directeur est compétent pour régler les affaires de l'établissement autres que celles énumérées aux 1° à 15° et autres que celles qui relèvent de la compétence du conseil de surveillance énumérées à l'article L. 6143-1. () ".

3. Par une décision du 18 novembre 2019, le directeur d'établissement du centre hospitalier Fernand Léger d'Argentan a donné à Mme A C, directrice des ressources humaines, délégation à l'effet de signer tous les actes et décisions relevant de la gestion du personnel. Par une autre décision du 1er décembre 2019, le directeur d'établissement du centre hospitalier a accordé à Mme C une délégation générale de signature à l'effet de signer " tous les actes et décisions relevant de sa fonction " en son absence. Enfin, le centre hospitalier Fernand Léger d'Argentan fait valoir, sans être contesté que le directeur de l'établissement était absent lors de la signature de l'acte attaqué. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence du signataire de l'acte doit être écarté.

4. En deuxième lieu, l'article 12 de la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire dispose que : " I. - Doivent être vaccinés, sauf contre-indication médicale reconnue, contre la covid-19 : 2° Les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du code de la santé publique, lorsqu'ils ne relèvent pas du 1° du présent I () ". L'article 14 de cette loi prévoit que : " I. () B. - A compter du 15 septembre 2021, les personnes mentionnées au I de l'article 12 ne peuvent plus exercer leur activité si elles n'ont pas présenté les documents mentionnés au I de l'article 13 ou, à défaut, le justificatif de l'administration des doses de vaccins requises par le décret mentionné au II de l'article 12. / () / III. - Lorsque l'employeur constate qu'un agent public ne peut plus exercer son activité en application du I, il l'informe sans délai des conséquences qu'emporte cette interdiction d'exercer sur son emploi ainsi que des moyens de régulariser sa situation. L'agent public qui fait l'objet d'une interdiction d'exercer peut utiliser, avec l'accord de son employeur, des jours de congés payés. A défaut, il est suspendu de ses fonctions ou de son contrat de travail. / La suspension mentionnée au premier alinéa du présent III, qui s'accompagne de l'interruption du versement de la rémunération, prend fin dès que l'agent public remplit les conditions nécessaires à l'exercice de son activité prévues au I (). Elle ne peut être assimilée à une période de travail effectif pour la détermination de la durée des congés payés ainsi que pour les droits acquis par l'agent public au titre de son ancienneté. Pendant cette suspension, l'agent public conserve le bénéfice des garanties de protection sociale complémentaire auxquelles il a souscrit () ".

5. Il ressort des dispositions précitées que l'employeur, qui constate que l'agent ne peut plus exercer son activité en application du I du même article, informe celui-ci sans délai des conséquences qu'emporte cette interdiction d'exercer sur son emploi, ainsi que des moyens de régulariser sa situation. Cette information, qui doit intervenir à compter du constat d'impossibilité d'exercer de l'agent, est nécessairement personnelle et préalable à l'édiction de la mesure de suspension. Toutefois, cette procédure d'information préalable n'impose nullement une obligation pour l'employeur de tenir un entretien. Par ailleurs, eu égard aux objectifs poursuivis par le législateur et aux obligations qui pèsent sur les établissements de santé en matière de protection des personnes vulnérables, les moyens de régulariser sa situation ne peuvent que concerner les modalités par lesquelles les personnes qui y exercent leur activité s'engagent dans un processus de vaccination. La faculté qui est offerte à l'agent d'utiliser des jours de congés payés, sous réserve de l'accord de son employeur, n'a que pour objet de permettre à l'agent de différer la date d'effet de la mesure de suspension découlant de l'impossibilité dans laquelle il s'est placé d'exercer ses fonctions, mais n'est pas une modalité de régularisation de la situation de l'agent au regard de son obligation vaccinale.

6. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier, en particulier de l'attestation sur l'honneur signée le 25 janvier 2022 par le requérant, que, lors d'un entretien qui s'est tenu le 13 septembre 2021 avec la directrice des ressources humaines et en présence de son supérieur hiérarchique direct, M. D a été précisément informé des obligations s'imposant tant aux agents hospitaliers qu'à leur employeur en matière de lutte contre la propagation de l'épidémie de covid-19. A cette occasion, outre l'obligation vaccinale, il lui a été rappelé les conséquences du non-respect de cette obligation. Si M. D soutient qu'il n'a pas été mis à même d'utiliser ses jours de congés payés, il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu'une telle faculté est sans incidence sur l'interdiction d'exercer à laquelle s'exposent les agents non vaccinés. En tout état de cause, il ressort de l'attestation sur l'honneur signée par le requérant qu'il a demandé à mettre en œuvre cette faculté mais que sa demande a été refusée par la direction de l'établissement. Par suite, ce moyen doit être écarté.

7. En troisième lieu, si le requérant soutient que l'obligation vaccinale constituait une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et se prévaut à cet égard de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme rendu en Grande Chambre le 8 avril 2021, Vavricka et autres c. République tchèque, relatif à l'obligation vaccinale, la Cour a également dit pour droit que les politiques de vaccination poursuivent les objectifs légitimes de protection de la santé ainsi que des droits d'autrui, en ce qu'elles protègent à la fois ceux qui reçoivent les vaccins en question et ceux qui ne peuvent pas se faire vacciner pour des raisons médicales et qui sont donc tributaires de l'immunité collective pour se protéger contre les maladies graves contagieuses en cause, avec cette conséquence pour la Cour que l'État bénéficie d'une ample marge d'appréciation dans ce contexte. En adoptant, pour l'ensemble des personnes exerçant leur activité dans les établissements de santé mentionnés à l'article L. 6111-1 du code de la santé publique, à l'exception de celles y effectuant une tâche ponctuelle, le principe d'une obligation vaccinale à compter du 15 septembre 2021, le législateur a entendu, dans un contexte de progression rapide de l'épidémie de Covid-19 accompagné de l'émergence de nouveaux variants et compte tenu d'un niveau encore incomplet de la couverture vaccinale de certains professionnels de santé, garantir le bon fonctionnement des services hospitaliers publics grâce à la protection offerte par les vaccins disponibles et protéger, par l'effet de la moindre transmission du virus par les personnes vaccinées, la santé des malades qui y étaient hospitalisés. S'agissant de ses modalités de mise en œuvre, cette obligation vaccinale ne s'impose pas, en vertu de l'article 13 de la même loi, aux personnes qui présentent un certificat médical de contre-indication ainsi que, pendant la durée de sa validité, aux personnes disposant d'un certificat de rétablissement. Par ailleurs, l'article 12 de la loi donne compétence, en son IV, au pouvoir réglementaire, compte tenu de l'évolution de la situation épidémiologique et des connaissances médicales et scientifiques disponibles et après avis de la Haute autorité de santé, pour suspendre cette obligation pour tout ou partie des catégories de personnes qu'elle concerne. En outre, la vaccination contre la Covid-19, dont l'efficacité est établie en l'état des connaissances scientifiques, n'est susceptible de provoquer, sauf dans des cas très rares, que des effets indésirables mineurs et temporaires. Enfin, les dispositions contestées s'appliquent de manière identique à l'ensemble des personnes qui exercent leur activité professionnelle au sein des établissements de santé, qu'elles fassent ou non partie du personnel soignant. Dans ces conditions, le requérant n'est pas fondé à soutenir que les dispositions qu'elle conteste, qui sont justifiées par une exigence de santé publique et ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif qu'elles poursuivent, porteraient atteinte aux principes fondamentaux de la Cour européenne des droits de l'homme.

8. En quatrième lieu, le considérant 6 du préambule du règlement (UE) 2021/953 du 14 juin 2021 prévoit : " Les Etats membres peuvent, conformément au droit de l'Union, limiter le droit fondamental à la libre circulation pour des motifs de santé publique. Toute restriction à la libre circulation des personnes au sein de l'Union qui est mise en place pour limiter la propagation du SARSCov-2 devrait être fondée sur des motifs d'intérêt public spécifiques et limités, à savoir la préservation de la santé publique, comme le souligne la recommandation (UE) 2020/1475. Il est nécessaire que de telles limitations soient appliquées conformément aux principes généraux du droit de l'Union, en particulier les principes de proportionnalité et de non-discrimination. Toute mesure prise devrait dès lors être strictement limitée dans son champ d'application et dans le temps, conformément aux efforts déployés pour rétablir la libre circulation au sein de l'Union, et ne devrait pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour préserver la santé publique. () ". Le considérant 36 du règlement, invoqué par la requérante, précise : " Il y a lieu d'empêcher toute discrimination directe ou indirecte à l'encontre des personnes qui ne sont pas vaccinées, par exemple pour des raisons médicales, parce qu'elles ne font pas partie du groupe cible auquel le vaccin contre la COVID-19 est actuellement administré ou pour lequel il est actuellement autorisé, comme les enfants, ou parce qu'elles n'ont pas encore eu la possibilité de se faire vacciner ou ne souhaitent pas le faire. Par conséquent, la possession d'un certificat de vaccination, ou la possession d'un certificat de vaccination mentionnant un vaccin contre la COVID-19, ne devrait pas constituer une condition préalable à l'exercice du droit à la libre circulation ou à l'utilisation de services de transport de voyageurs transfrontaliers tels que les avions, les trains, les autocars ou les transbordeurs ou tout autre moyen de transport. En outre, le présent règlement ne peut être interprété comme établissant un droit ou une obligation d'être vacciné ".

9. Si le requérant soutient que la décision attaquée est illégale en tant qu'elle est fondée sur la loi du 5 août 2021 qui méconnaît le règlement (UE) 2021/953 du 14 juin 2021, les dispositions de ce règlement, qui sont relatives à l'exercice du droit à la libre circulation et à la liberté de séjour au sein des États membres de l'Union européenne, n'ont ni pour objet ni pour effet d'interdire à un État membre de rendre la vaccination contre la Covid-19 obligatoire à tout ou partie de ses ressortissants. Le dispositif contesté mis en place sur le fondement des dispositions des articles 12 à 14 de la loi du 5 août 2021 ne crée aucune discrimination entre les personnes vaccinées et les personnes non vaccinées qui serait contraire au règlement (UE) 2021/953 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2021. Par suite, le moyen tiré de l'incompatibilité de la mesure avec le règlement (UE) 2021/953 du 14 juin 2021 doit être écarté.

10. En dernier lieu, aux termes de l'article R. 771-3 du code de justice administrative : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est soulevé, conformément aux dispositions de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Ce mémoire, ainsi que, le cas échéant, l'enveloppe qui le contient, portent la mention : " question prioritaire de constitutionnalité ".

11. M. D soutient que la décision de suspension contestée méconnaît la liberté individuelle qui découle des articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et s'il invoque la contrariété de la loi du 5 août 2021 aux articles L. 1111-4 et L. 1122-1-1 du code de la santé publique, il conteste en réalité le principe même de l'obligation vaccinale posé par la loi du 5 août 2021. Or, ces moyens tirés de l'inconstitutionnalité de cette loi n'ont pas été présentés dans un mémoire distinct. Ils sont, par suite, irrecevables et ne peuvent dès lors qu'être écarté.

12. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation de M. D doivent être rejetées, ainsi, par voie de conséquence, que les conclusions à fin d'injonction.

Sur les frais de l'instance :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de rejeter les conclusions des deux parties tendant au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de M. D est rejetée.

Article 2 : Les conclusions du centre hospitalier Fernand Léger d'Argentan tendant au bénéfice de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à M. B D et au centre hospitalier Fernand Léger d'Argentan.

Délibéré après l'audience du 30 mai 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Guillou, président,

- Mme Absolon, première conseillère,

- Mme Créantor, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 13 juin 2023.

La rapporteure,

signé

V. CREANTOR

Le président

signé

H. GUILLOU

 

La greffière,

signé

A. GODEY

La République mande et ordonne au ministre des solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

Le greffier,

A. Godey

Code publication

D