Tribunal administratif de Nantes

Ordonnance du 6 juin 2023 n° 2306658

06/06/2023

Non-lieu à statuer

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 11 mai 2023, la société BR Ouest, représentée par Me Plateaux, demande au juge des référés :

1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution de la décision du 14 avril 2023 par laquelle le préfet de la Loire-Atlantique a prononcé la fermeture administrative de l'établissement " Le Royal ", pour une durée de quarante-cinq jours, soit du 22 avril au 5 juin 2023 inclus ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que la décision attaquée porte une atteinte grave et immédiate à ses intérêts privés, notamment, car elle lui fait perdre un bénéfice important compte tenu des recettes annuelles tirées de l'exploitation de la discothèque ainsi qu'au regard de ses dettes actuelles ;

- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :

* elle porte une atteinte grave et manifestement illégale à sa liberté d'entreprendre, principe général du droit, dès lors que le motif tiré de l'absence de billetterie régulière est inopérant en ce qu'il présente une portée fiscale et ne peut justifier une mesure de police administrative édictée sur le fondement des dispositions du code de la santé publique, et alors que ce manquement a été régularisé dans les meilleurs délais ; les faits de travail dissimulé relevés à l'encontre de deux vigiles ainsi que la présence de deux personnes en situation irrégulière sur le territoire national relèvent d'une circonstance exceptionnelle, alors que la société a été victime d'une usurpation d'identité ; les personnes contrôlées avaient pris la place des agents engagés, alors que leur ressemblance physique est notable. Les faits de travail dissimulés impliquant des barmen résultent du refus de ces derniers d'être déclarés par leur employeur ; elle ne peut être responsable d'un tel manquement, accidentel, au sens de l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; ces faits sont justifiés par l'état de nécessité ; elle ne disposait à l'époque d'aucune personne susceptible de remplacer les barmen concernés, et alors que sa situation économique, notamment suite à la crise du Covid-19, imposait un maintien de ses conditions d'exploitation ;

* elle est entachée d'un défaut de base légale tiré de l'inconstitutionnalité des dispositions du 3° de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, alors qu'une question prioritaire de constitutionnalité a été soulevée dans un mémoire distinct ;

* la mesure prononcée est disproportionnée ; elle n'a jamais été sanctionnée pour de tels agissements similaires en huit années d'exploitation ; la réitération partielle du manquement de travail dissimulé, allégué par les services préfectoraux, près de 24 heures après le premier contrôle, ne touche que la problématique des barmen. Il a été remédié aux manquements relevés à son encontre, dans les meilleurs délais, et sans attendre la procédure administrative diligentée par les

services préfectoraux. Ainsi, un suivi circonstancié des vigiles a été mis en œuvre, tandis que les barmen récalcitrants ont dû quitter l'entreprise, pour éviter toute réitération du délit de travail

dissimulé.

Par un mémoire en défense, enregistré le 30 mai 2023, le préfet de la Loire-Atlantique conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- la condition d'urgence n'est pas remplie : si la société requérante entend démontrer que l'exécution de la décision contestée porte une atteinte grave et immédiate à ses intérêts privés, il peut également invoquer l'exécution d'un but d'intérêt général, qui s'oppose à la suspension de la décision litigieuse. En l'espèce, son arrêté poursuit un objectif d'intérêt général, à savoir la

protection de la sécurité et de la santé publique. Il est fondé sur le 3° de l'article L.3332-15 du code de la santé publique. Son arrêté vise à protéger les impératifs de sécurité publique et d'ordre

public ainsi que l'intérêt général s'attachant au respect de la législation du travail, du droit au séjour des ressortissants étrangers et des professions réglementées. De plus, il convient de relever que, si la société requérante évoque des difficultés financières, cette situation dégradée préexistait à la mesure de fermeture administrative du 14 avril 2023 comme l'atteste à la fois le tableau des dettes produit et le courrier du 2 mars 2023 de la banque informant cette entreprise de la clôture de son compte bancaire ;

- aucun des moyens soulevés n'est propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :

* la matérialité des faits constitutifs de délits définis par le code du travail fondant sa décision de fermeture préventive est clairement établie ;

* sur le prétendu défaut de base légale de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique fondant sa décision et qui justifierait une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) :

A titre principal, celle-ci est irrecevable ; la QPC annoncée dans la requête " sous la forme d'un mémoire distinct " n'a nullement été jointe à la présente instance ;

À titre subsidiaire, les conditions cumulatives nécessaires à la saisine du Conseil d'État ne sont pas réunies ;

* sa mesure de police administrative est nécessaire et proportionnée et nullement

entachée d'erreur manifeste d'appréciation de sa part.

Par un mémoire distinct enregistré le 30 mai 2023, la société BR Ouest, représentée par Me Plateaux, demande au juge des référés de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité à l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, de l'article L. 3332-15 (3°) du code de la santé publique.

- la QPC porte sur une disposition législative, qui est applicable dans la

présente instance. Elle excipe de l'inconstitutionnalité de la législation à l'origine de la mesure de police litigieuse ;

- la QPC porte sur des dispositions législatives qui n'ont pas été déclarées conformes à la Constitution, par une décision du Conseil Constitutionnel ;

- la transmission de la QPC au Conseil d'Etat s'impose, car elle n'est pas dépourvue de caractère sérieux, puisque l'article L.3332-15-3° du CSP, en tant qu'il intègre les faits de délit de travail dissimulé, méconnaît l'article 4 de la déclaration de 1789, en portant une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. Premièrement, la législation litigieuse n'est pas nécessaire pour parvenir à la protection de l'objectif d'intérêt général poursuivi, tenant à la protection de l'ordre public économique. Deuxièmement, et contrairement à la procédure visée par le code du travail, la législation litigieuse présente une dimension coercitive plus importante, et dans des proportions excessives, de nature à démontrer l'existence d'une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. D'autre part, et à titre comparatif, la fermeture émise sur le fondement

de l'article L.8272-2 du code du travail présente les traits d'une sanction administrative, soumise à un contrôle approfondi du juge du plein contentieux, qui exerce un contrôle normal au titre de la proportionnalité de la sanction émise. Or, tel n'est pas le cas d'une fermeture administrative, émise sur le fondement de l'article L.3332-15-3° du code de la santé publique, qui constitue une mesure de police administrative, dont la légalité relève de l'office du juge de l'excès de pouvoir.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- la requête enregistrée le 11 mai 2023 sous le numéro 2306669 par laquelle la société BR Ouest demande l'annulation de la décision attaquée.

Vu :

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de la santé publique :

- le code du travail ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Bouchardon, premier conseiller, pour statuer sur les demandes de référé en application de l'article L. 511-2 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique du 1er juin 2023 à 09h30 :

- le rapport de M. Bouchardon, juge des référés,

- les observations de Me Plateaux, représentant la société BR Ouest, qui, sur l'urgence, fait valoir que la décision lui fait perdre un bénéfice important alors même que l'intérêt général n'est nullement justifié au regard des faits qui lui sont reprochés. La sanction est totalement disproportionnée. La réitération invoquée par le préfet ne concerne que les barmen ; il lui a été impossible de les remplacer en 24 heures ; ils ont en revanche ensuite très rapidement été licenciés. Il convient de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité à l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, de l'article L. 3332-15-3° du code de la santé publique, laquelle est inédite ;

- et celles de la représentante du préfet de la Loire-Atlantique, qui met en avant le fait que la décision sera entièrement exécutée dans quelques jours et que les difficultés financières de la société étaient déjà présentes. Le préfet conteste le caractère " accidentel " des faits reprochés à la société et fait valoir que leur révélation fait suite à une procédure menée sous l'autorité du procureur de la République.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. La société BR Ouest demande au juge des référés, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la décision du 14 avril 2023 par laquelle le préfet de la Loire-Atlantique a prononcé la fermeture administrative du club discothèque " Le Royal ", pour une durée de quarante-cinq jours, soit du 22 avril au 5 juin 2023 inclus.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision () ". Aux termes du premier alinéa de l'article R. 522-1 du même code : " La requête visant au prononcé de mesures d'urgence doit () justifier de l'urgence de l'affaire ".

3. D'une part, l'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.

4. D'autre part, la condition d'urgence, à laquelle l'article L. 521-1 précité subordonne le prononcé d'une mesure de suspension, doit être appréciée, non à la date d'introduction de la demande à cette fin, mais à celle à laquelle le juge des référés est appelé à se prononcer.

5. En l'espèce, alors qu'il résulte de l'instruction que la présente requête a été introduite le 11 mai 2023, à un moment où l'arrêté de fermeture administrative de quarante-cinq jours a été déjà en partie exécuté, la mesure de fermeture du 22 avril au 5 juin 2023 doit être regardée comme l'étant entièrement à la date de la présente ordonnance. Dans ces conditions, la condition d'urgence prévue par les dispositions précitées de l'article L. 521-1 du code de justice administrative ne peut être regardée comme remplie.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

6. Il résulte de la combinaison des dispositions de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 avec celles du livre V du code de justice administrative qu'une question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée devant le juge administratif des référés statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 de ce code. Toutefois, le juge des référés peut, en toute hypothèse, y compris lorsqu'une question prioritaire de constitutionnalité est soulevée devant lui, rejeter de telles conclusions pour irrecevabilité ou pour défaut d'urgence. S'il rejette les conclusions aux fins de suspension pour l'un de ces motifs, il n'y a pas lieu, pour le juge des référés de statuer sur la demande de renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité. En l'espèce, ainsi qu'il est dit ci-dessus, la condition d'urgence n'étant pas satisfaite, il n'y a pas lieu de statuer sur la demande de renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité.

7. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions présentées par la société BR Ouest aux fins de suspension doivent être rejetées, sans qu'il soit besoin de statuer sur l'existence d'un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée, ainsi que, par voie de conséquence, ses conclusions tendant à la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité.

Sur les frais du litige :

8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que la société BR Ouest demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

O R D O N N E :

Article 1er : La requête de la société BR Ouest est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société BR Ouest et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie sera transmise au préfet de la Loire-Atlantique.

Fait à Nantes, le 6 juin 2023.

Le juge des référés,

L. BOUCHARDON

La greffière,

M. ALa République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Le greffier,