Tribunal administratif de Marseille

Jugement du 23 mai 2023 n° 1906950

23/05/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés le 1er août 2019, les 20 et 21 février 2022 et le 11 avril 2022, M. B A, représenté par Me Marques, demande au tribunal :

1°) d'annuler l'arrêté n° DP01303319H0016 du 26 février 2019 par lequel le maire de la commune d'Ensues-le-Redonne s'est opposé à sa déclaration préalable, ensemble la décision implicite de rejet de son recours gracieux ;

2°) d'enjoindre au maire de la commune d'Ensuès-la-Redonne de lui délivrer un certificat de non-opposition à sa déclaration préalable, sous astreinte de 300 euros par jour de retard à compter de l'expiration d'un délai de deux mois suivant la notification du jugement à intervenir ;

3°) de mettre à la charge de la commune d'Ensuès-la-Redonne la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- l'emplacement réservé n°18 est entaché d'erreur manifeste d'appréciation, par voie d'exception de l'illégalité du plan local d'urbanisme ;

- cet emplacement réservé porte atteinte au droit de propriété issu des stipulations de l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme ;

- l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme est inconstitutionnel.

Par un mémoire distinct, enregistré le 21 février 2022, M. B A, représenté par Me Marques, demande au tribunal, à l'appui de sa requête tendant à l'annulation de l'arrêté du 26 février 2019 par lequel le maire de la commune d'Ensuès-le-Redonne s'est opposé à sa déclaration préalable, ensemble la décision implicite de rejet de son recours gracieux, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 19 novembre 2020 et le 21 mars 2022, la commune d'Ensuès-la-Redonne, représentée par Me Touitou, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de M. A la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que les moyens soulevés par le requérant ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

-la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;

- le code de l'urbanisme ;

- la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Dyèvre, rapporteur,

- les conclusions de M. Argoud, rapporteur public,

- et les observations de Me Marques représentant M. A et de Me Touitou pour la commune d'Ensuès-la-Redonne.

1. Par un arrêté du 26 février 2019, le maire de la commune d'Ensuès-la-Redonne s'est opposé à la déclaration préalable déposée par M. A le 13 février 2019 portant sur la régularisation de la construction d'un muret soutenant un portail sur son terrain situé 14 chemin de Méjean à Ensuès-la-Redonne.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. / Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ". Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État (), le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé d'office ". L'article 23-2 de la même ordonnance ajoute que : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : / 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; / 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; / 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ".

3. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

4. Aux termes de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme, applicable au litige : " Le règlement peut délimiter des terrains sur lesquels sont institués : / 1° Des emplacements réservés aux voies et ouvrages publics dont il précise la localisation et les caractéristiques () ".

5. La requête à l'appui de laquelle est soulevée la question prioritaire de constitutionnalité tend à l'annulation de l'arrêté du 26 février 2019 s'opposant à la déclaration préalable déposée par M. A et comporte un moyen de légalité interne excipant de l'illégalité du maintien de l'emplacement réservé n°18 institué en application des dispositions du 1° de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme. Les dispositions contestées régissent les conditions permettant à une collectivité d'instituer des emplacements réservés. Par suite, ces dispositions sont applicables au litige pendant devant le tribunal.

6. Les dispositions contestées du 1° de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme dans leur rédaction en vigueur à la date de l'arrêté en litige sont issues de l'article 156 de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Par décision n° 2016-737 DC du 4 août 2016, le Conseil constitutionnel a déclaré certaines dispositions de cette loi, autres que son article 156, conformes à la Constitution et en a déclaré d'autres, dont ne faisait pas davantage partie son article 156, non-conformes à la Constitution. Au point 49 de cette décision, il a estimé ne devoir soulever d'office aucune autre question de constitutionnalité. Il ne ressort d'aucune autre décision du Conseil constitutionnel que ces dispositions auraient été censurées. Par suite, les requérants peuvent contester la constitutionnalité des dispositions en cause.

7. Aux termes de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. ". Aux termes de son article 17 : " La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ". En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

8. En application du 1° de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme et de l'article L. 152-2 du même code, les auteurs d'un document d'urbanisme ont la possibilité de réserver certains emplacements à des voies et ouvrages publics. En contrepartie de cette servitude, le propriétaire concerné bénéficie d'un droit de délaissement lui permettant d'exiger de la collectivité publique au bénéfice de laquelle le terrain a été réservé qu'elle procède à son acquisition, faute de quoi les limitations au droit à construire et la réserve ne sont plus opposables. Le propriétaire a ainsi le choix de mettre en œuvre ce droit de délaissement à son profit ou bien de conserver son terrain, grevé d'une servitude, et de s'exposer, le cas échéant, à une procédure d'expropriation lorsque le projet justifiant la réserve est réalisé. L'existence de cette servitude qui apporte des limitations aux conditions d'exercice du droit de propriété ne revêtent pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée du droit de propriété s'en trouvent dénaturés, en raison de l'existence du droit de délaissement prévu à l'article L. 152-2 du code de l'urbanisme, applicable à la date de l'arrêté en litige. Par suite, il s'ensuit que la question prioritaire de constitutionnalité posée par M. A ne présente pas de caractère sérieux.

9. Aux termes de l'article 34 de la Constitution : " La loi détermine les principes fondamentaux () du régime de la propriété ". Il résulte de ce qui précède qu'en ne prévoyant pas une durée pour laquelle peuvent être maintenus les emplacements réservés, le législateur n'a pas méconnu sa compétence.

10. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas besoin de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

11. Aux termes des dispositions de l'article L. 600-12 du code de l'urbanisme : " Sous réserve de l'application des articles L. 600-12-1 et L. 442-14, l'annulation ou la déclaration d'illégalité d'un schéma de cohérence territoriale, d'un plan local d'urbanisme, d'un document d'urbanisme en tenant lieu ou d'une carte communale a pour effet de remettre en vigueur le schéma de cohérence territoriale, le plan local d'urbanisme, le document d'urbanisme en tenant lieu ou la carte communale immédiatement antérieur ". Aux termes de l'article L. 600-12-1 du code de l'urbanisme : " L'annulation ou la déclaration d'illégalité d'un schéma de cohérence territoriale, d'un plan local d'urbanisme, d'un document d'urbanisme en tenant lieu ou d'une carte communale sont par elles-mêmes sans incidence sur les décisions relatives à l'utilisation du sol ou à l'occupation des sols régies par le présent code délivrées antérieurement à leur prononcé dès lors que ces annulations ou déclarations d'illégalité reposent sur un motif étranger aux règles d'urbanisme applicables au projet. / Le présent article n'est pas applicable aux décisions de refus de permis ou d'opposition à déclaration préalable. Pour ces décisions, l'annulation ou l'illégalité du document d'urbanisme leur ayant servi de fondement entraîne l'annulation de ladite décision ".

12. Il résulte de l'article L. 600-12-1 du code de l'urbanisme que l'annulation ou la déclaration d'illégalité d'un document local d'urbanisme n'entraine pas l'illégalité des autorisations d'urbanisme délivrées lorsque cette annulation ou déclaration d'illégalité repose sur un motif étranger aux règles d'urbanisme applicables au projet en cause. Il appartient au juge, saisi d'un moyen tiré de l'illégalité du document local d'urbanisme à l'appui d'un recours contre une autorisation d'urbanisme, de vérifier d'abord si l'un au moins des motifs d'illégalité du document local d'urbanisme est en rapport direct avec les règles applicables à l'autorisation d'urbanisme. Un vice de légalité externe est étranger à ces règles, sauf s'il a été de nature à exercer une influence directe sur des règles d'urbanisme applicables au projet. En revanche, sauf s'il concerne des règles qui ne sont pas applicables au projet, un vice de légalité interne ne leur est pas étranger. Lorsqu'un motif d'illégalité non étranger aux règles d'urbanisme applicables au projet est susceptible de conduire à remettre en vigueur tout ou partie du document local d'urbanisme immédiatement antérieur, le moyen tiré de l'exception d'illégalité du document local d'urbanisme à l'appui d'un recours en annulation d'une autorisation d'urbanisme ne peut être utilement soulevé que si le requérant soutient également que cette autorisation méconnaît les dispositions pertinentes ainsi remises en vigueur.

13. Aux termes de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme, dans sa version applicable au litige : " Le règlement peut délimiter des terrains sur lesquels sont institués : / 1° Des emplacements réservés aux voies et ouvrages publics dont il précise la localisation et les caractéristiques () ".

14. L'intention d'une commune de réaliser un aménagement sur une parcelle suffit à justifier légalement son classement en tant qu'emplacement réservé en application de l'article L. 151-41 du code de l'urbanisme, sans qu'il soit besoin pour la commune de faire état d'un projet précisément défini. Toutefois, le juge de l'excès de pouvoir exerce un contrôle restreint sur le caractère réel de l'intention de la commune.

15. Il ressort des pièces du dossier que l'axe du chemin de Méjean qui borde le terrain d'assiette de la construction de M. A est couvert sur toute sa longueur, dans le plan local d'urbanisme de la commune, par l'emplacement réservé n°18 destiné à élargir le chemin sur une largeur de 7 m afin d'en améliorer la desserte. Il n'est pas contesté que cet emplacement réservé est inscrit dans les documents d'urbanisme de la commune d'Ensuès-la-Redonne depuis 1987. S'il a été modifié dans le document d'urbanisme de 2007, il ressort des pièces du dossier que cette modification a eu pour seul objet la réduction de l'emprise de cet emplacement, sans que la commune ne fasse état de l'intention de débuter les travaux tenant à la réalisation de son projet. Dans ces conditions, en l'absence de constat d'une quelconque réalisation depuis 36 ans, le maintien du terrain de M. A dans l'emplacement réservé n°18 est entaché d'erreur manifeste d'appréciation.

16. Il résulte de ce qui précède que l'institution de l'emplacement réservé n° 18 dans les documents d'urbanisme de la commune depuis 1987 étant entaché d'illégalité, M. A est fondé à demander l'annulation de la décision par laquelle le maire d'Ensuès-la-Redonne s'est opposé à la déclaration préalable qu'il a déposé le 13 février 2019.

17. Pour l'application de l'article L. 600-4-1 du code de l'urbanisme, aucun autre moyen n'est susceptible de fonder l'annulation de la décision attaquée.

18. Il résulte de tout ce qui précède que M. A est fondé à demander l'annulation de l'arrêté du 26 février 2019.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de M. A qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, une somme quelconque au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la commune d'Ensuès-la-Redonne, une somme de 1 500 euros à verser à M. A au titre de ces dispositions.

D E C I D E :

Article 1er : L'arrêté du 26 février 2019 est annulé.

Article 2 : La commune d'Ensuès-la-Redonne versera à M. A une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Les conclusions présentées par la commune d'Ensuès-la-Redonne au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. B A et à la commune d'Ensuès-la-Redonne.

Délibéré après l'audience du 9 mai 2023, à laquelle siégeaient :

M. Salvage, président-rapporteur,

Mme Dyèvre, première conseillère,

Mme Le Mestric première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 mai 2023.

La rapporteure,

Signé

C. DYEVRE

Le président,

Signé

F. SALVAGE Le greffier,

Signé

F. BENMOUSSA

La République mande et ordonne au préfet des Bouches-du-Rhône en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour la greffière en chef,

Le greffier.